Une approche neuro-psychologique des motivations de l’alpiniste qui s’interroge sur les raisons de sa passion du risque.

On peut être, comme Albert Einstein, scientifique et poète, ou intellectuel et tireur de langue. On peut être, comme Boris Vian, ingénieur et musicien. Bernard Amy a été un ingénieur/chercheur en sciences cognitives, il a été et reste un alpiniste de haut niveau. Il a publié en mars 2020 un ouvrage qui s’installe précisément au croisement des sciences cognitives et de l’alpinisme, ouvrage intitulé Ceux qui vont en montagne, aux Presses Universitaires de Grenoble. Mars 2020 … mauvaise période pour parler d’un livre, le confinement a empêché toute possibilité de rencontre, de présentation et de débat. Et pourtant, ce livre méritait qu’on en parle, et aussi qu’on puisse s’en parler, que les gens en parlent entre eux, et avec l’auteur.

 

Le regard des sciences cognitives

Les sciences cognitives sont un espace riche et essentiel de croisement entre sciences de la vie, sciences de l’homme et sciences de l’information, pour étudier l’intelligence humaine – dans un sens très large de l’ensemble des processus qui nous permettent de nous adapter à notre environnement et de le transformer – sous toutes ses coutures et dans toutes ses acceptions. C’est depuis cet espace scientifique interdisciplinaire que Bernard Amy, en véritable chercheur, interroge les pratiques de l’alpinisme, en analysant, dans cet ouvrage de 170 pages sous-titré « psychologie de l’alpiniste et approche du risque », comment certaines données récentes des sciences cognitives et en particulier de la neuropsychologie peuvent aider à mieux comprendre ce qui pousse les alpinistes vers un monde de l'altitude dangereux, vers la fameuse conquête de l'inutile dont il démontre, précisément, la précieuse utilité.

Pour étudier cette attirance, Bernard Amy convoque des disciplines et des connaissances variées. D’abord – et c’est le terrain que je connais le mieux comme scientifique – il observe l’alpiniste comme être cognitif, émotionnel et rationnel, et fait profiter le lecteur, dans cette analyse, de sa riche culture d’ancien chercheur en sciences cognitives. On peut ainsi y prendre connaissance des théories des meilleurs spécialistes internationaux sur la conscience et la subjectivité, la multimodalité et les illusions sensorielles, et sur notre capacité permanente à rationaliser le monde même lorsque nous ne le comprenons pas, et à devenir, pour paraphraser Cocteau, l’organisateur de mystères neurosensoriels qui nous dépassent. En s’appuyant sur les avancées récentes des neurosciences, Bernard Amy montre comment le sentiment de la montagne, chez l’alpiniste, est influencé par des sensations fugitives et des émotions inconscientes ; comment il est construit par les interactions entre vision, audition et sens de l’équilibre, et sujet aux illusions des sens qui peuvent être renforcées par les conséquences biologiques du mal des montagnes ; comment enfin ce sentiment est « re-construit » par ce « cerveau interprète » qui cherche à faire sens de toute information même aberrante, et génère ainsi certaines hallucinations joliment décrites dans l’ouvrage.

 

L’alpiniste comme être psychique

L’auteur interroge ensuite l’alpiniste comme être psychique, dont la montagne est partie intégrante de la psyché, en relation avec l’histoire familiale, l’égo et le père, et comme être symbolique, marqué, comme tous les humains, par les valeurs symboliques du monde sensible (les valeurs associées au conflit entre le haut et le bas, la puissance des mythes). Il interroge les passions, la recherche de soi, la nostalgie des exploits passés, l’adrénaline des conquêtes futures. Cette approche scientifique des pratiques de la montagne le conduit ensuite à décrire l’histoire complexe du sentiment de la montagne des temps passés aux temps présents, et à décortiquer les pratiques en rappelant les symboles inconscients qui leur sont rattachés, des mythes fondateurs aux tendances modernes. Dans un dernier chapitre inspirant, Bernard Amy propose de réconcilier les dimensions de l’alpinisme, échappées solitaires et aventureuses, danses avec le danger et l’infini des sommets, oubli de soi et fuite du monde, sport exigeant, émerveillement personnel ou partagé devant la beauté du monde, pour conclure sur un « plaidoyer pour un alpinisme social », où la montagne apparaît comme un lieu possible de ressourcement individuel et collectif, tellement nécessaire...

Ainsi, pour tenter de comprendre pourquoi partir si loin, si haut, c’est à un véritable voyage que Bernard Amy nous convie. Lui qui connait la montagne sur le bout des doigts accrochés à toutes sortes de parois de toutes les régions du monde, il nous accompagne dans un voyage à travers les paysages et les formes de la montagne et de ses chemins infinis, guidé par les sciences et par les écrits. Et la quête du sens de l’alpinisme et de ses dangers est aussi le motif d’un beau voyage intérieur, un voyage de la vie à la vie, des multiples vies qui se révèlent à travers nos montagnes, voyage à la fois scientifique, historique et physique que l'auteur nous propose avec « ceux qui vont en montagne ».