Le social ne se construit pas arbitrairement : il est solidement ancré dans la réalité physique.

On le sait, la philosophie se préoccupe traditionnellement, entre autres, de considérer les choses dans leurs déterminations les plus générales, qu’il s’agisse de l’être dans toute son extension ou de l’une seulement de ses régions particulières. C’est là la partie ontologique de cette discipline, celle qui considère les entités qui composent le monde et leurs manières d’être. Dans cet ouvrage, les auteurs se concentrent sur le mode d’être propre au social : à quoi tient que les faits sociaux se distinguent clairement de tous les autres ordres de faits et en forment donc une classe sui generis ?

Tel est l’objet de l’ontologie sociale, une sous-discipline philosophique, qui s’est développée assez récemment. Nous devons l’expression à Husserl, nous apprennent Berlioz et Nef, mais ce sont des philosophes du droit, le polonais Czeslaw Znamierowski, puis l’allemand Adolf Reinach, qui, s’interrogeant, sur la particularité des entités juridiques, ont donné un premier contour et un premier contenu à l’ontologie du social. Les contributions à ce champ d’investigation se sont multipliées ces dernières décennies. Pour sa part, Frédéric Nef, connu pour ses travaux sur le mouvement de reviviscence, sur des bases analytiques, de la métaphysique en philosophie   , poursuit ici, en compagnie de Sophie Berlioz, une enquête sur le social qu’il avait précédemment entamée avec Pierre Livet   .

Une telle enquête doit-elle se justifier ? Les sociologues, ceux d’entre eux du moins, qui élaborent une théorie générale de la société, n’effectuent-ils pas déjà d’eux-mêmes cette tâche et ne sont-ils pas, en outre, mieux placés pour ce faire ? Nos auteurs n’entendent certes pas se substituer aux spécialistes. Leur propos est de mobiliser les outils de l’ontologie pour dégager, disent-ils, les structures profondes de la réalité sociale, tandis que les conceptions sociologiques s’intéresseraient, elles, à des strates plus superficielles. Pour leurs propres besoins, les sociologues s’en tiennent, en général, font-ils valoir, à une ontologie implicite. C’est aussi bien le cas du sens commun qui, toujours, dispose d’une ontologie sociale spontanée, nécessaire à son orientation dans le monde. Il s’agit, donc, pour Berlioz et Nef, d’expliciter ces ontologies pour opérer, à leur égard, un travail de clarification conceptuelle. Ils pensent ainsi pouvoir se rendre utiles aux sciences sociales et plaident donc pour une collaboration entre les deux disciplines sans prépondérance de l’une sur l’autre.

La question de la nature du social est réellement passionnante et ses implications paraissent considérables, mais elle est également ardue. C’est qu’elle résiste fortement, sauf à céder à divers réductionnismes, aux traditionnelles catégories de pensée au moyen desquelles nous concevons les autres genres de réalité. Autant dire que le présent ouvrage est de ceux par lesquels on ne peut se laisser simplement porter et dont on ne tire profit que par une lecture active. C’est d’autant plus vrai que les auteurs ne se préoccupent guère d’élégance d’écriture et que le texte est, malheureusement, truffé de diverses coquilles.

Le champ de l’ontologie sociale s’organise autour d’un ensemble de questions. En quel sens la condition humaine est-elle essentiellement sociale ? Le social est-il simplement ce qui nous lie aux autres, que ce soit de manière nécessaire, contingente ou volontaire ? Dans quelle mesure alors, et selon quelles modalités, dépendons-nous des autres ? En quoi consiste le ciment des relations sociales qui tiennent les hommes ensemble de manière stable – mais pas intangible pour autant – dans des groupes de différentes tailles, plus ou moins englobants ? Et encore : une société, est-ce simplement une quelconque multitude d’individus qui interagissent, coopèrent et communiquent ensemble ? Est-ce l’ensemble des règles qui régissent ces relations à un moment donné, qui ne cesse, pourtant, d’évoluer et de se transformer de manière plus ou moins radicale ? Le social est-il un réseau ou encore un tissu, certes irrégulier, mais qui s’étend, sans solution de continuité, de proche en proche à l’ensemble de l’humanité, ou bien n’existe-il que sous la forme d’une pluralité de sociétés bien distinctes ?

Dans l’imaginaire de nos sociétés, le lien social majeur est celui qui associe volontairement un ensemble d’individus par un contrat social. De ce contrat naît, par délégation ou représentation, un pouvoir qui agit au nom de tous les contractants pour réaliser des objectifs communs. Par ailleurs, ce pouvoir garantit l’unité collective ainsi constituée, mais il peut aussi, dans certaines circonstances, abuser de sa fonction et se retourner contre les contractants. L’unité de la société est alors maintenue par la force. En somme, dans cette idéologie, le social comprend deux pôles, d’un côté la liberté individuelle, de l’autre le pouvoir qui, en dernière instance, assure l’unité collective. L’ontologie sociale, elle, conduit à interroger ces évidences du sens commun des Modernes et il est significatif à cet égard que Berlioz et Nef n’abordent la question du pouvoir dans la réalité sociale que tardivement dans leur ouvrage et dans un seul chapitre   . Pour eux, conformément à la tradition sociologique durkheimienne, la politique ne vient pas en premier dans la constitution du social. Il faut avoir parcouru plusieurs étapes préalables avant d’envisager l’articulation, simplement évoquée dans le livre, de la philosophie politique avec l’ontologie sociale   . C’est là, au demeurant, un point sur lequel s’accordent la plupart des anthropologues.

 

Les deux grandes questions de l’ontologie sociale

Quels sont donc les principaux points à propos desquels l’ontologie sociale doit s’engager ? Elle s’articule, semble-t-il bien, autour de deux grandes questions fondamentales, sur lesquelles il lui faut nécessairement prendre parti. La première est celle du rapport individu/société. On peut la formuler ainsi : une société est-elle un simple ensemble d’individus rassemblés d’une manière ou d’une autre ? Est-ce qu’une description correcte d’une société, en droit si ce n’est en fait, consiste à décliner, pour chaque individu, ce qu’il pense et ce qu’il fait ? Ou bien, une société est-elle plus que la somme des individus qui entrent à un moment quelconque en elle ? Forme-t-elle alors une entité sui generis irréductible aux individus ? Cette question oppose principalement, d’un côté, les partisans de l’individualisme méthodologique, qui, en réalité, est tout autant ontologique, de l’autre, les partisans d’une forme ou une autre de holisme. Ces derniers considèrent qu’une société est un tout auquel sont subordonnés les parties et les éléments, sous-groupes et individus, qui la composent. Dans cette perspective, une société est un individu collectif, c’est-à-dire un exemplaire identifiable de la classe des sociétés.

La deuxième question est celle des parts et des fonctions respectives de la matière et de l’esprit dans la constitution du social. Plus précisément, elle porte sur la manière dont s’articulent le psychique et le physique pour former la réalité sociale, en d’autres termes les corps ainsi que les choses du monde environnant d’une part, les représentations, affects et désirs des individus en interaction d’autre part. Le social réside-t-il dans l’articulation d’une psychologie collective sur des substrats matériels ? Ne faut-il pas plutôt introduire, pour le rendre intelligible, les faits culturels, probablement irréductibles à une conception cognitiviste de l’esprit humain ou à une psychologie collective conçue comme intersubjectivité ? Dans cette perspective, le social articulerait des composants culturels, soit des faits institutionnels, qui nécessairement impliquent cette institution sociale par excellence qu’est le langage, avec des composants naturels. Cette problématique oppose, d’un côté, les partisans des différentes formes de constructionnisme, pour lesquels les faits sociaux dépendent des croyances de la société, de l’autre, les partisans des différentes formes de réalisme, pour lesquels les faits sociaux ont des fondements naturels, qui existent indépendamment des croyances d’une société à leur égard.

Dans le champ des positions possibles, les auteurs prennent parti pour le réalisme social. En revanche, comme ils le constatent à juste titre, prédominent très largement, chez les sociologues, les partis pris constructionnistes. Ainsi, leur argumentation tend, pour une grande part, à justifier une position réaliste concernant les faits sociaux. Ils se proposent, pour ce faire, d’introduire les principaux concepts ontologiques susceptibles d’être mobilisés dans une ontologie proprement sociale. L’ontologie traditionnelle, d’origine aristotélicienne pour l’essentiel, est, font-ils valoir, mal adaptée à la réalité sociale, car elle est une ontologie des substances. Or, c’est bien plutôt d’une ontologie des relations dont nous avons besoin pour la concevoir. Les auteurs proposent, pour cette raison, de tirer parti de l’ontologie de la physique. Non celle de la mécanique classique, qui inspirait encore Auguste Comte, inventeur du terme sociologie, lorsqu’il projetait une « physique sociale », mais celle de la physique quantique qui se focalise sur les relations et les propriétés indépendamment des objets, au point d’envisager que ceux-ci n’existent pas même. Toutefois, Berlioz et Nef ne poussent pas cette ligne de pensée à son terme, puisqu’ils optent, finalement, en faveur d’une ontologie des « objets sociaux » inspirée de la théorie générale des objets d’Arthur Meinong. Dans celle-ci, le concept d’objet est élargi en y intégrant les objets non existants tels que les objets possibles ou encore les objets fictifs. Cette conception de « l’objet quelconque » peut ainsi accueillir l’objet social. L’ontologie sociale reconduit ainsi, pour partie du moins, la position de Durkheim dont le principe épistémologique fondamental consistait à traiter les faits sociaux comme des choses.

Qu’est-ce qui distingue alors un objet social d’un objet physique ? Il faut avoir ici à l’esprit quelques objets caractéristiques d’une vie sociale, par exemple un billet de banque, un drapeau militaire ou encore une cloche d’église. De toute évidence, ces objets ne sont pas seulement matériels : ils dépendent de ce que les membres d’une société y voient et de la fonction qu’ils leur font jouer dans leur vie sociale en établissant des relations entre les différents objets. Ce qui importe ici aux auteurs est d’insister sur le fait que ce qu’on peut nommer les « objets conventionnels »   ont toujours un substrat matériel dont c’est à la physique de rendre compte. Sans adhérer aucunement à un réductionnisme physicaliste, ils font cependant valoir que les objets sociaux, contrairement à ce qu’en disent les constructionnistes, ne sont aucunement des « objets complètement étrangers aux objets physiques »   . Ils sont, en réalité, toujours ancrés dans un substrat physique.

 

Critique du constructionnisme social

Si les objets sociaux ne sont donc pas de simples objets physiques, comment peuvent-ils bien venir à l’existence ? C’est là un problème classique en philosophie : s’il est impossible de rendre compte de tous les phénomènes qui se manifestent dans la réalité par le seul moyen des lois de la physique, il faut alors poser que des phénomènes nouveaux viennent à l’existence par émergence. Tel est le cas des phénomènes sociaux qui, selon les auteurs, répondent aux deux critères du concept d’émergence. En premier lieu, survenant sur une base physique – les individus qui se trouvent ensemble –, ils font apparaître de nouvelles propriétés non déductibles de celle-ci. En deuxième lieu, ces propriétés spécifiquement sociales exercent, une fois établies, une causalité en retour sur les individus. Ainsi, concernant les relations individus/société, nous avons affaire à une double causalité, à la fois ascendante et descendante. Berlioz et Nef reconnaissent donc le caractère émergent des faits sociaux et se concentrent par suite sur les différentes versions, faible ou forte, de cette conception. Ils peuvent, de cette façon, d’admettre l’existence d’une part construite, seconde et rétroactive, de la réalité sociale sur la base d’un solide réalisme physique. Dans le même esprit, ils prennent parti dans la querelle individualisme/holisme en faveur d’une position intermédiaire puisque, si la réalité sociale survient sur une base individuelle, originairement, mais aussi continûment, les propriétés sociales, une fois constituées, se présentent bien, dans leur action causale descendante sur les individus comme une macro-détermination s’exerçant sur une micro-réalité, dit plus simplement, comme l’action d’une totalité sur ses parties.

Les objections que les auteurs font au constructionnisme, en particulier dans sa forme la plus radicale, sont convaincantes. Ils insistent, en particulier, sur son caractère contradictoire, quelle qu’en soit la version. Si, en effet, tout est construit socialement, indépendamment donc de quelque fait objectif que ce soit, il faut se demander, avec Ian Hacking, « construction sociale de quoi ? »   . C’est que nous faisons face alors à un véritable solipsisme social, à un esprit commun à tous les membres d’une société qui n’aurait jamais affaire qu’à lui-même ou encore à un perspectivisme nietzschéen pour lequel il n’y a pas de faits, mais que des interprétations. Berlioz et Nef ménagent, malgré tout, une place, subordonnée, à la construction sociale de la réalité. Ils doivent alors indiquer quelles sont les ressources de l’esprit collectif pour ce faire : à partir de quoi et moyennant quoi une société peut-elle construire, aussi limité cela soit-il, une réalité ? A cet égard, les auteurs font valoir que les opérations de construction à l’œuvre dans la construction de la réalité sociale ne sont pas elles-mêmes construites, mais répondent à des contraintes. Ils font ainsi place, dans leur théorie, à une dimension structurale, si ce n’est structuraliste : les opérations que l’esprit mobilise pour construire une réalité ne surgissent pas de nulle part, elles sont liées à la nature de notre esprit. Pouvons-nous, cependant, en rester là et éviter de naturaliser entièrement l’esprit humain, partant de concevoir les relations de l’esprit collectif à la réalité physique comme celles de deux parties de la nature entre elles ?

La réponse à cette interrogation doit être recherchée dans la deuxième partie de l’ouvrage, celle où les auteurs passent en revue les « concepts fondamentaux de l’ontologie des groupes et des institutions »   . Berlioz et Nef y complètent leur ontologie sociale en adjoignant aux objets sociaux, qui n’en constituent qu’une partie, ce qu’ils nomment les « groupes agents ». Les premiers constituent l’aspect statique de la réalité sociale. Ils lui fournissent son cadre, qui, en perdurant, assure sa continuité. Les objets sociaux, ce sont donc, pour une bonne part, les institutions, du moins celles qui, explicites, sont codifiées et forment des traces   . Les deuxièmes incarnent, eux, la dimension dynamique du social. Ils se réfèrent au social sous l’angle de l’agentivité, c’est-à-dire des acteurs agissant dans le cadre de systèmes de rôles sociaux, un concept classique de la sociologie. La réalité sociale n’existe, donc, que dans l’articulation des « continuants » que sont les objets sociaux et des « occurrents » que sont les agents qui les mettent en œuvre et les rendent ainsi concrets et effectifs.

Il reste à établir qui pose les objets conventionnels à partir des objets physiques. Qui donc met en relation – et comment – divers objets matériels pour leur faire jouer des rôles dans la vie sociale ? Qui est à même – et avec quelles ressources – d’attribuer des « fonctions-statuts » aux individus, qui leur donnent autorité pour agir de telle ou telle façon ? Berlioz et Nef cherchent la réponse du côté d’une intentionnalité collective. Mais comment une intentionnalité, qu’il faut comprendre ici grosso modo, comme une visée, peut-elle se constituer au plan collectif ? L’intentionnalité, c’est, en phénoménologie, depuis Brentano et Husserl, le fait que toute pensée est pensée de quelque chose et, en ce sens, vise un objet, quel qu’il soit. Les philosophes analytiques en donnent une version différente dont le sens n’est guère différent de l’intention, telle que la conçoit Elizabeth Anscombe : c’est la visée conçue dans l’inséparabilité de l’intention et de l’action. Dans les deux cas, l’intentionnalité est conçue relativement à un individu. Pour penser le social, il faudrait, en revanche, passer à une intentionnalité collective, une « intention en nous »   . C’est le pas que franchit John Searle, auteur d’une importante contribution à l’ontologie sociale   . Selon lui, c’est par une telle intentionnalité que les membres d’une société créent des faits institutionnels à partir des faits bruts, en leur attribuant mentalement, sous la forme de croyances partagées, des fonctions relatives à ces croyances. Ces fonctions acquièrent un caractère objectif propre et sont contraignantes pour les agents. Ainsi, le réel, tout en restant physique de part en part, fait place à une réalité proprement sociale qui se déploie à partir de lui ou sur lui, comme dans l’exemple paradigmatique du billet de banque, qui n’est, en lui-même, qu’un simple bout de papier. Berlioz et Nef reprennent pour partie cette conception à leur compte. D’après eux, l’intentionnalité collective sous-tend l’ensemble de la vie sociale, les objets sociaux comme les groupes agents   .

 

Le social sans la culture

L’ouvrage de Berlioz et Nef est une bonne et utile introduction à l’ontologie sociale. Il n’est pas pour autant un manuel, car toutes les positions n’y sont pas présentées et discutées, comme l’atteste la bibliographie, essentiellement orientée vers la littérature analytique anglo-saxonne. Mais, les concepts, les distinctions, les problématiques qui y sont exposés sont suffisamment riches pour susciter des discussions fructueuses à la jonction de la philosophie et des sciences sociales. Parmi les interrogations critiques qui naissent à la lecture, on se demandera s’il n’est pas sans conséquence de définir l’ontologie sociale par la nature du social et non par la nature de la société ou des sociétés. En effet, le social n’existe-t-il pas seulement sous forme d’une pluralité de totalités relativement closes sur elles-mêmes ? Le social n’est-il pas avant tout pluralité de sociétés ? Certes, les auteurs discutent largement des conceptions holistes du social, mais ils le font à l’occasion de leur examen des groupes sociaux en général, prenant pour exemple une entreprise ou une équipe sportive, comme s’il n’existait pas de niveau privilégié dans les totalités sociales. Dans cette perspective, il semble d’autant d’importance d’établir si le social commence à partir de deux ou de trois individus   que de comprendre l’unité d’un Etat-nation.

Autre question : pour concevoir la causalité en retour du social sur la base physique dont il a surgi, donc la part de construction dans la constitution de la réalité sociale, Berlioz et Nef semblent régulièrement s’en tenir à une psychologie collective plus qu’à une sociologie à proprement parler : le social reste, à leurs yeux, un mixte de psychique et de physique. Cette approche n’est-elle pas beaucoup trop lâche pour saisir la réalité sociale ? La distinction traditionnelle, auxquels les auteurs ne font jamais référence, entre nature et culture n’est-elle pas plus précise et plus pertinente ? Pour commencer, le substrat matériel du social, c’est bien plutôt la vie que la matière en général. Ensuite, s’il est possible d’invoquer une psychologie collective, c’est en un sens trop vague puisqu’elle vaut pour toutes les entités capables de représentations, d’affects et de désirs, qui agissent par référence à eux-mêmes. Pour concevoir ces propriétés au plan social, ne faut-il pas nécessairement introduire la culture, c’est-à-dire, avant tout, des institutions dont l’unité constitue ce que Hegel appelait un « esprit objectif » ? L’esprit objectif n’est pas, faut-il rappeler ici, un esprit incarné dans des choses matérielles, des bâtiments ou des objets produits, mais un ensemble cohérent de significations et de règles auxquelles tous les membres d’une société conforment leurs manières de penser, sentir, vouloir et faire. En tant que tel, il possède une existence indépendante qui s’impose de l’extérieur aux individus. Il est aussi inséparable du langage, du symbolisme et des institutions en général, qui sans être absents du propos des auteurs, n’y occupent pas une place centrale   .

Certes, on trouve, chez Berlioz et Nef des éléments qui tiennent lieu d’esprit objectif : ce sont, précisément, les « objets sociaux » qui fournissent les cadres de la réalité sociale que les « groupes agents » mettent en œuvre. Ces cadres, disent-ils, possèdent une stabilité diachronique proprement collective puisqu’ils perdurent à travers les différents ensembles d’individus qui y entrent, indépendamment d’eux donc. Le secret de cette subsistance à travers le temps repose, d’après eux, selon une conception qu’ils empruntent à Philip Pettit, sur un processus d’intégration rationnelle des groupes qui se manifeste comme cohérence réitérée des actions des agents avec les principes et les décisions passés et hérités. Dans cette manière de concevoir la dualité classique du social institué et du social instituant   , les auteurs comptent sur une rationalité immanente aux groupes, plutôt que sur l’émergence, comme dans la conception du « sujet pluriel » de Margaret Gilbert, d’un super-sujet, ontologiquement coûteuse à leurs yeux. De ce fait, le « réalisme structural », que défendent les auteurs, semblent devoir les conduire vers une forme de cognitivisme social. C’est probablement pour cette raison que le concept de culture est absent de leur ontologie et, corrélativement, celui de socialisation, si central en sociologie et en anthropologie. Si, en effet, les opérations de construction du social sont rationnelles en un sens cognitiviste, alors il n’est nul besoin d’une puissante fonction de formation des individus propre à en faire des individus sociaux conformes à la culture de la société relativement contingente dans laquelle ils viennent à exister. Pour la même raison probablement, les auteurs n’accordent qu’un rôle mineur à la distinction décisive entre règles constitutives et règles régulatrices   . Selon eux, les premières sélectionnent des traits dans la réalité en vue de structurer des activités sociales, tandis que les secondes ont, relativement aux premières, la fonction de limiter et résoudre les conflits qui surviennent dans leur cadre. Ainsi, le concept de règle constitutive perd la radicalité qu’il prenait avec Wittgenstein, chez qui la caractéristique du constitutif, par contraste avec le régulatif, était l’autonomie des règles à l’égard de toute réalité. Sans aucun doute, une telle perspective apparaîtrait-elle aux yeux de Berlioz et Nef par trop empreinte de relativisme, caractéristique d’un constructionnisme radical.

D’une manière générale, ce qui semble habituellement le plus proprement social, à savoir les manières de penser et de faire instituées, ne sont, pour Berlioz et Nef, que des « structures superficielles » de la réalité sociale. Dans cette perspective, les « pouvoirs sociaux », qui dépendent de l’acceptation ou de la reconnaissance collective, sont « ontologiquement subjectifs »   . C’est pourquoi les auteurs distinguent entre les « pouvoirs intrinsèques » d’un individu, qui sont ceux qu’il doit à ses qualités naturelles, et les « pouvoirs extrinsèques » qu’un individu possède en raison du statut-fonction qui lui a été socialement attribué au sein d’une organisation. Cela permet de pointer utilement que les inégalités hiérarchiques ne correspondent pas nécessairement aux inégalités réelles, mais cette analyse tend aussi à réduire le proprement social à une forme de subjectivité, essentiellement précaire. De cette manière, tout ce qui n’est pas subjectif renvoie au physique, comme si n’existait, entre les deux, aucune objectivité de l’esprit social.