Peter Schnyder, professeur émérite à l’Université de Haute-Alsace, publie son Journal de jeunesse, qui évoque, dans une langue délicate, sa passion humaniste pour la poésie et la musique.

Peter Schnyder, professeur émérite à l’Université de Haute-Alsace, et spécialiste des littératures française, francophone et plus largement européenne du XXe siècle, vient de donner un livre comme il en paraît peu ces temps-ci : des pages de son Journal rédigées entre 1971 et 1974, alors qu’il était étudiant en lettres à Berne, à Vienne et à Paris.

S’il est assez fréquent que les universitaires se fassent romanciers (on pensera, entre autres, à Christine Montalbetti, Tiphaine Samoyault, Antoine Compagnon, Pascal Dethurens, Pierre Jourde ou encore Thierry Poyet), plus rares sont ceux qui osent révéler au public des écrits plus intimes (si ce n’est, parfois, sous le couvert de l’autofiction, comme le fit en son temps Serge Doubrovsky). Bien en a pris à Peter Schnyder, car ses pages de Journal sont remarquablement écrites, dans un style singulier où se sent l’influence heureuse de l’un des grands maîtres que le jeune diariste lisait et révérait, et sur qui il devait publier nombre de livres et d’articles : André Gide (à qui il a consacré, entre autres, deux essais : Pré-Textes : André Gide et la tentation de la critique, 1988, et Permanence d’André Gide. Écriture – Littérature – Culture, 2007).

 

Littérature et musique mêlées

Non que ce Journal pastiche en aucune façon celui du « contemporain capital » : c’est bien la voix originale de Peter Schnyder que l’on entend. Mais ce dernier, comme l’auteur de La Symphonie pastorale, a le souci de d’écrire mélodieusement. Pianiste en même temps qu’écrivain, il ne cesse de parler de Bach, de Mozart, de Beethoven, et de son compositeur favori, qui était aussi le musicien de prédilection de Gide : Chopin. Il a tendance, comme Gide, à se déprécier en tant qu’interprète (« Quant à la démonstration de piano, c’est la débâcle. Je me sauve dans des considération techniques et artistiques, au lieu de jouer correctement. Quand atteindrai-je à la précision ? »), mais on peine à le croire, tant ses remarques témoignent d’une compréhension fine et délicate de la musique, ce « paradis sur terre – et moins illusoire que beaucoup d’autres ».

Il est difficile d’ouvrir le livre au hasard sans tomber sur une considération à la fois subtile et passionnée sur la musique. Prenons cette note du 2 février 1974 : « Qu’est-ce que la musique ? J’entends un morceau de piano, c’est peut-être une Sonate de Beethoven, et je me le demande. Comme Alain le dit, la musique plaît par souvenir. C’en est un aspect. » Ne définit-elle pas, en creux, la culture même, qui est l’art de thésauriser les expériences esthétiques puis de laisser réveiller d’anciennes impressions artistiques par de nouvelles ? Autre remarque qui retient l’attention : le 12 avril 1974, Peter Schnyder écoute (c’est Vendredi saint) la Passion selon saint Matthieu de Bach, et il note que « la Passion, en elle-même, n’est pas tragique, donc sa musique ne le sera pas ». Puis il ajoute : « C’est ce qui manque peut-être à Bach : l’aspect démoniaque de la musique. » Affirmation critique que l’on peut discuter peut-être, mais qui n’en ouvre pas moins des perspectives passionnantes sur l’histoire de la musique dans ses rapports d’une part avec la foi, d’autre part avec les représentations de la vie intérieure de l’homme (car les « démons » qu’évoque ici le diariste sont à la fois ceux de Socrate, ceux de l’imaginaire biblique de la déchéance, et ceux qui tourmentent le Saül de Gide dans le drame dont il est le héros éponyme).

 

Lire et traduire la poésie

Habité, animé par l’amour de la musique, Peter Schnyder est aussi un fervent admirateur des poètes. Écrivant en une époque pour le moins tourmentée, il fait un pari pascalien en décidant que l’esprit n’est pas mort (d’où le titre choisi pour ce volume, L’Irréel intact dans le réel dévasté), et qu’il ne se manifeste nulle part mieux que dans un poème. Il lit, pêle-mêle, et toujours dans l’original (car, né à Berne, en suisse allemande, mais écrivant en français, il oscille entre plusieurs langues), Christoph Schorer (poète et astrologue allemand de l’âge baroque, qui « était soucieux d’éliminer les mots étrangers de la langue allemande »), Malherbe, Hölderlin, Hugo, Corbière, Baudelaire, Mallarmé, Trakl, Apollinaire, Celan, Valéry, Éluard, Breton.

Il traduit aussi les poètes qui lui sont chers, notamment Rilke, et voit dans ce travail l’occasion de discipliner son art de lire : « J’ai traduit le début des Élégies de Duino de Rilke, ainsi qu’une grande page des Cahiers de Malte Laurids Brigge. Exercice d’un grand profit : je n’ai jamais lu Rilke avec une pareille concentration. » La rigueur du poème (et celle qu’elle exige de son lecteur) lui semble quintessencier les vertus de la littérature, et, se souvenant, avec le poète alsacien de langue allemande Ernst Stadler, que « la Forme est volupté », il médite sur le besoin qu’éprouve l’homme de fixer par et dans les mots la vie de sa sensibilité : « Été sur les remparts de Saint-Malo. En voyant se coucher le soleil dans la mer, je me suis dit : il est tout à fait normal que l’homme, sensible à l’harmonie, à la beauté, sensible aussi à son bonheur, l’exprime. Ce que je ressens peut être distillé par ma raison et redevenir sentiment. Sentiment moins amorphe : cristallisé ? »

 

Le Journal d’un humaniste

Adepte de l’économie des moyens et de l’amaigrissement de la phrase, Peter Schnyder fait des classiques – ceux du Grand Siècle, mais aussi ceux, anachroniques, des ères littéraires qui suivirent – ses modèles. Parmi ceux qui surent écrire avec « concision », sans jamais employer « un mot de trop », il compte notamment Joseph Joubert, dont les Pensées lui inspirent ce commentaire : « Ces réflexions sont comparables à une exquise liqueur, préparée avec grand soin, mûrie lentement, qu’il faut boire par toutes petites gorgées. […] Je trouve dans ces Pensées moins de raffinement, moins d’arguties que chez La Rochefoucauld, mais plus de poésie. »

L’art de dire beaucoup en peu de mots, et surtout d’exprimer directement, sans contorsions ni de la pensée ni du verbe, ce qui exige d’être dit, voilà ce qu’est, pour Peter Schnyder, la poésie. Fait-il autre chose lui-même ? Ce qui ne fait pas de doute en tout cas, c’est que le principe de mesure régit chaque page de ce Journal bien tempéré que l’on doit à un humaniste au sens plein du terme – c’est-à-dire à un homme qui, cultivant les joies sereines de l’esprit sans ignorer celles, plus inquiètes, du corps (car la question charnelle revient souvent dans ces notes quotidiennes), désire perpétuer ce que l’homme a de meilleur en l’écrivant, mais aussi (d’où la carrière de professeur qu’il fit ensuite) en l’enseignant. Témoin cette note qui résume admirablement l’ensemble de ce Journal : « Pris beaucoup de goût à enseigner des principes de mathématiques à un élève de 7e ; c’était là simplement un conseil d’Alain que j’ai suivi. La pensée peut très bien s’exprimer dans les chiffres. Plus tard, qui sait, j’enseignerai les harmonies en musique et retrouverai le même esprit universel, qui est volonté d’ordonner, aspiration à l’homéostase, à l’équilibre. »