L’ouvrage retrace, de manière synthétique et chronothématique, les principaux aspects de ce mouvement politique et culturel né autour de mai 1968 et qualifié de gauchisme.
Spécialiste du communisme, Philippe Buton a profondément renouvelé les travaux sur le rôle du PCF à la Libération , montrant que ce dernier a voulu, sans y parvenir, prendre le pouvoir. Son analyse du gauchisme dans les années 1970 approfondit ici les études sur le sujet.
Le gauchisme un mot en débat
La première question est sémantique : qu’est-ce que le gauchisme ? Elle se pose depuis 1920, date à laquelle Lénine dénonce Le Gauchisme, la maladie infantile du communisme. Il est alors une terminologie disqualifiante pour dénoncer ceux qui refusent les formes d’organisations partisanes inspirées par le bolchevisme. Les léninistes, de stricte observance, s’inscrivent à la suite du fondateur du bolchevisme et en réfutent le principe. Notons que les frères Cohn-Bendit publient dans l’après 1968, Le Gauchisme remède à la maladie sénile du communisme, ironisant sur le léninisme et son caractère archaïque. Philippe Buton discute le terme pour l’appliquer à toute la génération, comme l’avaient fait avant lui Richard Gombin en 1971 ou un peu plus tard Jean Rabaut en 1974 . En effet, pendant longtemps le terme demeure une invective avant de connaître une réappropriation positive et pendant un temps de qualifier toute l’extrême gauche. Le terme gauchisme est depuis progressivement abandonné pour le terme de gauche radicale. Étonnamment, il est à nouveau utilisé avec une qualification négative par l’extrême droite et la majorité gouvernementale, comme le PCF le faisait dans les années 1960-1970.
Philippe Buton fait le choix d’utiliser le terme gauchisme pour qualifier l’extrême gauche des années 1970. Il estime que les jeunes qui rejoignent ces groupes, s’ils sont anti-gauchistes au sens léniniste du terme s’inscrivent et participent d’une atmosphère dans lequel le « fond de l’air était gauchiste » pour paraphraser le titre du film de Chris Marker, Le fond de l’air est rouge. C’est à ses yeux ce qui qualifie le mieux ces parcours générationnels et politiques. Même si l’on pourra toujours ergoter que le point commun entre un philosophe de l’École Normale supérieure, Alain Badiou, faisant l’apologie de la politique des Khmers rouges, et le lecteur de Charlie hebdo, non violent, s’installant sur le camp du Larzac, semble réduit à peu de chose. L’ambiguïté est telle que le débat ne peut être réellement tranché.
Quelques réserves sont à formuler, qui n’entachent en rien la qualité du livre. La première est davantage un choix éditorial que de la responsabilité de l’auteur. Il semble manquer en effet toute une partie sur les origines du gauchisme dont l’auteur a publié par ailleurs des éléments significatifs . En conséquence, les situationnistes disparaissent de l’ouvrage, ce qui semble pour le moins difficile pour comprendre l’univers culturel d’une génération . Socialisme ou barbarie est réduit à son analyse du totalitarisme alors que le groupe représente autre chose dans la critique de la vie quotidienne et des formes de l’aliénation. En deuxième lieu, l’analyse de la mouvance libertaire et de l’anarchisme est souvent minorée. Il semble difficile de réduire l’anarchisme aux galas de soutien au Monde libertaire réalisés par Georges Brassens ou Léo Ferré ; notons pour la petite histoire que l’un d’entre eux a eu lieu un certain 10 mai 1968 au palais de la Mutualité. L’impact, difficilement mesurable, il est vrai, de leurs chansons explicitement libertaires et évoquant le refus de toute forme d’autorité a participé de la diffusion d’une culture contestatrice dans les années 1960 et 1970. C’est peut-être ce point qui fait la différence entre le gauchisme politique et la culture soixante-huitarde qui, comme l’irruption spontanée de l’atelier des Beaux-arts, n’est pas réductible à une organisation politique. L’analyse de la presse libertaire ébauchée par l’auteur – non gauchisée c’est-à-dire, refusant globalement les léninistes – montre que ses préoccupations sont davantage culturelles et sociétales que politiques.
Mais, ce n’est pas le cœur du livre, qui peut être regroupé en trois grands thèmes. Philippe Buton se consacre surtout à l’analyse des groupes d’extrême gauche et de leur culture, dont il présente l’historique et l’évolution sans qu’elle ne devienne une histoire des groupuscules. Le deuxième grand thème est la question du rapport à la violence. Enfin, le troisième est la mise en contradiction entre les aspects doctrinaires et la réalité de la vie quotidienne. C’est pour cela qu’en dépit des remarques liminaires, ce livre est non seulement passionnant, mais renouvelle profondément aussi les études sur la période et la culture politique de l’extrême gauche.
Une nuée de militants et de groupuscules…
En 1968, l’extrême gauche est certes marginale mais structurée, possède des repères et s’appuie sur des militants. Si dans l’avant 1968, le militant type était plutôt un homme d’âge mûr, salarié du secteur public ou ouvrier à statut, son profil devient plus hétérogène. Il est d’abord un étudiant d’une vingtaine d’années au début de la décennie. Au cours des années 1970, le gauchiste se féminise puis finit par s’institutionnaliser en devenant le plus souvent enseignant ou travailleur dans les métiers à dominante intellectuelle et, contrairement à une légende volontairement entretenue, ne connaissant pas d’ascension sociale fulgurante. Les gauchistes politiques vouent un culte à la jeunesse en grande partie issue du moule bolchevique – contrairement aux organisations libertaires qui considèrent les jeunes comme des membres à part entière. En déclinant les raisons de l’adhésion à tel ou tel groupe, l’auteur note que souvent elle est le fruit du hasard plutôt que l’acte mûrement réfléchi.
L’extrême gauche a son calendrier mémoriel, parfois commun – Commune et Révolution russe principalement – ou parfois différent, son imaginaire international où l’URSS occupe une place centrale. L’univers des militants est marqué par la régularité du quotidien : tracts, réunions, manifestations, recrutement, concurrence avec le groupe voisin censé être le plus proche, les formations, l’apprentissage de l’histoire du mouvement et des ressorts du système honnis. L’adrénaline ne vient que rarement avec des pratiques aux marges de la légalité : les Services d’ordre et la semi-clandestinité, même si celle-ci est relative ou l’organisation d’un événement hors du commun pour le groupe. Enfin, il existe une idéalisation de la nature de l’engagement ; l’idée du martyr n’est jamais loin.
L’auteur emmène le lecteur dans la galaxie de cette gauche qui adore les sigles : ORA, UTCL par exemple pour des groupes et associations libertaires en passant par les organisations trotskistes – LO, OCI, LCR ou maoïstes – VLR, GP, PCMLF … livrant un état des lieux des forces militantes et de leur évolution dans les années 1970. Ces groupes sont très majoritairement issus du milieu étudiant et souhaitent sortir de l’université pour prendre les usines et tenir la rue. Cette conquête passe par la mise en place de stratégies plus ou moins violentes en fonction des groupes.
Violence et révolution
Toutes les formations sont touchées et interpellées par le rapport à la violence. Elles ont eu à subir la violence de l’appareil communiste qui ne voulait pas les voir s’implanter. En deuxième lieu, l’histoire de ces mouvements, qui de la Commune de Paris jusqu’à la Longue marche en passant par la prise du palais d’hiver ou l’Espagne en fête, repose sur un imaginaire où le changement de société passe par la violence. Excepté des franges du mouvement libertaire où le modèle de transformation sociale est L’An 01 de Gébé ou son adaptation éponyme au cinéma par Jacques Doillon.
Le cycle émeute/répression entraîne l’augmentation du niveau de violence. Les trois chapitres que Philippe Buton y consacre sont centraux et participent d’une réflexion passionnante sur violence et mouvement révolutionnaire. Elle est principalement issue des groupes maoïstes et pour partie du trotskisme dans sa dimension théorique, la mouvance libertaire la retrouve à travers son culte de et pour l’émeute et marginalement dans la propagande par le fait. Les trotskistes de la Ligue imaginent que mai 68 a été une répétition générale, copiant le modèle de 1905 et 1917, alors que les maoïstes de la Gauche prolétarienne théorisent la marche Vers Guerre civile. L’éditeur d’extrême gauche François Maspero publie des classiques de la littérature insurrectionnelle parus dans les années 1930. L’exaltation de la violence passe par les modèles historiques et par l’exemplarité des « groupes frères » ou imaginés comme tel à l’étranger : guérilla latino-américaine, commandos palestiniens, organisation armée irlandaise, etc. L’analyse des unes de la presse révolutionnaire souligne le degré d’adhésion et d’exaltation.
L’auteur pose la question du passage à l’acte. Il montre que contrairement aux légendes entretenues par nombre d’anciens responsables d’extrême gauche, le principe du passage à l’acte était entériné. D’abord dans la rue, les différents groupes possèdent des capacités d’organisations qui ne sont pas seulement utilisées de manière défensive : les attaques frontales contre les forces de l’ordre ou les groupes patronaux se multiplient. Les militants des courants maoïstes, Vive la révolution et la Gauche prolétarienne, envisagent des franchissements d’étapes pouvant aller jusqu’à la l’insurrection et pour certains à la lutte armée. L’étude détaillée des événements qui se sont déroulés chez Renault entre 1971 et 1972 avec l’assassinat de Pierre Overney, le 25 février 1972, par un vigile et la réponse de la Gauche prolétarienne, qui estime le moment de l’action armée venu. Elle ne passe pas réellement à l’acte avec la Nouvelle résistance populaire. À plusieurs reprises, la ligne a failli être franchie, mais les capacités d’organisation demeurent limitées d’une part et contrairement à l’Italie, le cap de la spirale de la violence est limité : il n’y a pas en France de stratégie de la tension, pas de campagne d’attentats d’extrême droite commencée à la Piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969 ou ni de défenestration de militant, comme l’a été l’anarchiste italien, Guiseppe Pinelli, le 15 décembre 1969.
Les événements extérieurs comme l’attentat de Munich et le refus majoritaire du passage à l’acte ont empêché l’escalade, la tentation militariste se heurtant à la volonté de changer sa vie.
Mode de vie
Le triomphe du gauchisme est incarné par les révolutions sociales qui sont intervenues dans les années 1970 : le féminisme, l’homosexualité, l’écologie ou le régionalisme. À chaque fois, Philippe Buton propose une lecture thématique des réactions des gauchistes à ces nouvelles interventions, selon un triptyque : les pionniers, les hésitants et les réfractaires. Peu ou prou le même modèle se retrouve : moins le groupe est empreint de léninisme plus il est sensible aux questions sociétales. Certains maoïstes de Vive la Révolution qui ont fondé le journal Tout , les socialistes hybridés du PSU et quelques groupes libertaires, sont aussi les pionniers en matière d’écologie. Par ailleurs, fumer des pétards ou faire l’amour sans entrave était plus attirant que l’idée de mourir sur une barricade… ou dans une cave d’une future Tchéka. En effet, l’autre élément à prendre ici en compte est la subversion de l’ordre gauchiste et la crise du communisme. Les effets conjugués de Soljenitsyne, de la crise chinoise, des Boat People vietnamiens et plus tardivement de la tragédie du Cambodge ont eu raison du gauchisme politique, contrairement à l’état d’esprit soixante-huitard ou au gauchisme comme mode de vie.
Le premier a perdu, le second a en partie transformé l’ordre corseté de la société de la France des années d’avant 1968… Ce livre en constitue l’utile et passionnant rappel.