Publié d’abord en 2016, ce livre dénonce l’impunité de l’inceste au sein d’une famille monstrueuse et annonce la libération de la parole sur ce crime.

Sophie Chauveau est bien connue pour ses biographies de Diderot, Fragonard, Lippi, Vinci, Botticelli, Manet, Picasso ou Sonia Delaunay. Après la parution de Noces de charbon, un récit plus autobiographique, en 2013, elle est contactée par Béatrice, une lointaine cousine qui a vécu une enfance puis une adolescence semblable à la sienne : saccagée par le comportement incestueux de son père. Ce n’est pas une coïncidence. Comprenant qu’elles sont loin d’être les seules, Sophie Chauveau a enquêté pour dresser l’inventaire des victimes et des bourreaux de sa famille : « De l’arbre généalogique de cette fabrique de pervers a poussé un certain ordre que je vais tenter de reconstituer en ne conservant que les prédateurs et les victimes. »

La dynastie de pervers, qui commence avec le dépeceur des animaux du Jardin des Plantes, pendant le siège de Paris en 1870, se poursuit sur trois générations : « ce gros monsieur infatué de lui-même et des siens, plein de l’orgueil d’avoir osé changer le cours de sa destinée, va lâcher dans la nature quelques bombes à retardement entraînées, générées par son crime du Jardin des Plantes. Ce qui fait de lui le père d’une meute de prédateurs, hors-la loi masqués, qui va s’épanouir aux générations suivantes. Arthur incarne à la perfection celui que Freud a nommé “le chef de la horde”. » L’auteure, dans cette douloureuse mise au jour de la vérité, dans ce qu’elle a de plus monstrueux et de plus tabou, écrit pour faire cesser la malédiction.

 

« Des enfants souffrent, qui s’en soucie ? Ils oublieront »

Dans l’entre-soi de cette famille, les mères sont complices, si ce n’est elles-mêmes incestueuses, comme Yvonne : « Sexuellement, ses mains baladeuses n’épargnent personne. Certains de ses petits-enfants parlent de glissements, de frôlements, d’effleurements, de nuits entières dans son lit contre elle… jusqu’à ce petit-fils, qui s’est plaint à sa sœur d’avoir été dépucelé par ses soins. » Pères, oncles, parrains, tous les hommes abusent des enfants. La citation de Camus, en exergue du livre, prend alors tout son sens : « Un homme, ça s’empêche. »

Le lecteur est saisi par cette succession de crimes impunis, par le silence des familles et la souffrance des victimes : « Nous passâmes des années de divan à cautériser les plaies les plus purulentes. Ça ne nous a en rien guéries. Délivrées des grandes douleurs, nous fûmes, ma cousine comme moi, un temps apaisées mais jamais consolées. Définitivement inconsolées. L’ancien enfant pleure toujours au fond du puits où j’ai cru le noyer. »

 

Un récit courageux et nécessaire

Sophie Chauveau n’évoque ses parents qu’en les appelant Père et Mère, et a l’intelligence de resituer ces crimes incestueux dans leur dimension historique : « En 68, ils avaient trente-cinq ans, aucune conscience politique, et surtout aucune conscience. Ils pataugeaient dans l’innocence. Aimer ses enfants n’est pas un crime, non ? Si, comme ça, si. Aller ensuite expliquer que ces gestes, ces actes, ces mains, ces langues, ces caresses en passant, cet exhibitionnisme forcené constituent le climat le plus fécond de l’inceste ? Impensable. À quoi bon le leur dire ? Ils ne m’auraient pas crue. Ils ne m’ont pas crue. Mère pourtant l’a compris… à la toute fin de sa vie. »

L’auteure dépasse dans son livre l’horizon du témoignage très difficile sur un tel sujet, pour s’élever vers un plaidoyer en faveur des victimes, révélant tous les non-dits et hypocrisies d’une société souvent complice de ce désordre des familles : « Le Conseil de l’Europe estime qu’un enfant de moins de dix-huit ans sur cinq est victime de violences sexuelles, dont 70 à 80 % au sein de la sphère familiale. Ces chiffres donnent la mesure de l’état d’une civilisation. La nôtre. Alors, oui, il était temps de réinscrire la Loi dans le code. Loi majuscule des ethnologues pour qui elle est toujours fondatrice de toute civilisation. »

Ce livre sidérant et impressionnant par son courage et la pertinence de ses analyses méritait bien une nouvelle édition en format de poche, pour toucher un plus large public après la vague de MeToo Inceste qu’il annonçait sans doute dans sa douloureuse singularité.