Les deux agents refusent l’idée d’une distinction claire entre les services secrets d’une démocratie et d’un régime autoritaire : « des deux côtés du Rideau de fer, nous sommes sortis du même moule ».

Dans ce livre à deux voix entre des agents de services différents, il est principalement question des années 1980. Francis Waroux a travaillé en Éthiopie et au Pakistan, et est devenu par la suite maire d’une petite commune. Il a publié un premier livre sur son passé en 2017, James Bond n’existe pas. Sergueï Jirnov, lui, a été sur le terrain en France, avant fuir la Russie des débuts de Poutine et de retourner dans l’Hexagone, comme réfugié cette fois.

La discussion avec le journaliste Martin Leprince aborde les différentes périodes de leurs carrières : recrutement, formation, travail quotidien dans les bureaux et à l’étranger, sépare le réel de la légende, l’avenir du métier… On verra que les différences entre KGB et DGSE tiennent moins à leurs méthodes de travail qu’aux ambitions des États, et donc aux ressources octroyées (budgets, personnels, infrastructures, etc.). Nous apprenons également que l’espionnage et la paranoïa inhérente à ce milieu ont eu un effet structurant dans la société soviétique.

 

L’autre face de la diplomatie, au-delà des mythes

Si la DGSE pouvait recruter par petites annonces, principalement dans l’armée, le KGB préférait avoir l’initiative, en ciblant et contactant des citoyens. La période de formation donne lieu, dans les deux pays, à une rigoureuse enquête dans l’entourage et sur la vie privée des recrues afin d’éliminer certains profils psychologiques jugés pas assez solides, d’éventuels agents doubles, et le moindre doute sur le sentiment patriotique. Il n’y avait donc quasiment pas de possibilité d’entrer à la DGSE en cas de fréquentation, même brève, d’un militant communiste, et venir d’un milieu de droite était assurément un avantage.

L’objectif central de l’espionnage est de s’informer sur les pays concurrents, notamment au niveau industriel et, s’ils sont en avance, voler leurs savoir-faire, afin de combler l’écart au plus vite et à moindre frais en termes de recherche. Dans cette guerre économique, les alliances officielles comptent peu, et la France, comme les autres, espionne volontiers à l’intérieur du bloc de l’Ouest (États-Unis, Japon ou RFA). En cette matière, l’URSS avait l’avantage de ne pas craindre de se faire prendre des secrets puisque l’essentiel de son industrie était déjà une copie volée à l’Ouest. L’enjeu pour ses adversaires était donc de démêler le vrai du faux de la communication d’État à propos du développement de ses capacités militaires. En cela, l’espionnage commence là où la bienséance diplomatique, son travail « civilisé », atteint ses limites : les informations ouvertes n’étant pas suffisantes, il faut trouver celles qui sont fermées.

Mieux vaut, dans ce métier, garder la tête froide car l’intérêt de la nation prévaut : « Est-ce que le fait d’appartenir à un État de droit était un frein pour l’activité de notre service ? Je ne le crois pas […]. Si l’on ordonnait [au Service Action] d’éliminer un individu, il le faisait, démocratie ou pas » (Waroux). Si ce genre d’opération ne concerne pas les deux témoignages, d’autres cas de confrontations avec la morale peuvent avoir lieu : Jirnov a par exemple refusé de pousser l’infiltration jusqu’au mariage avec une française (qui ignorait son rôle) afin d’obtenir cette nationalité.

Malgré la rivalité géopolitique, les espions soviétiques et américains ne vivaient pas dans un coupe-gorge, car personne n’avait intérêt à une escalade d’hostilité, dans les dernières décennies de la guerre froide tout du moins. Le contre-espionnage de dictatures d’Amérique du Sud, où étaient cachés d’anciens nazis, était d’ailleurs bien plus dangereux. De nouveau, à rebours de ce qu’on pourrait croire, Jirnov estime qu’un espion soviétique, disposant souvent d’antennes locales avec plusieurs dizaines de collègues, était plus protégé qu’un espion français, assez isolé dans certains pays. Et en effet, Waroux ne sait pas si, dans une situation très grave, le service aurait essayé de l’en sortir.

Le livre nous apprend aussi à remettre en cause quelques idées reçues sur la toute-puissance qu’on prête au KGB, idée véhiculée et qui, finalement, arrange autant le cinéma américain que la communication soviétique. C’était pourtant une grosse machine bureaucratique, avec les lenteurs que cela suppose, et en retard dans ses moyens. Même dans les années 1980, il faut travailler sur papier, sans ordinateur, éplucher soi-même les archives car culte du secret oblige, bien des choses ne peuvent être confiées à des secrétaires. La DGSE était, sur ce sujet, plus souple. Aussi, à l’époque, la moitié des 420 000 membres du KGB était constituée concrètement de gardes-frontières de l’URSS, et seuls 10 000 se consacraient à l’espionnage. L’idée que ce service avait des yeux partout dans le monde est exagérée ; l’essentiel de ses forces étaient mises dans les pays et les villes importantes comme Genève ou New York. Et pour cause : l’existence de nombreux partis communistes dans le monde permettait déjà d’avoir des alliés sur place.

 

Travailler au quotidien avec les sources

Il faut ici préciser que, stricto sensu, les membres des services ne sont pas des « agents secrets » ou des « espions », ce sont des « officiers traitants » (OT). Ils « traitent » des sources, des citoyens des pays étrangers où les OT sont en poste. Les agents sont les sources (femmes de ménages, cadres dans des entreprises, de ministères, etc.), recrutés et formés pour leur proximité avec certains documents. Ils prennent bien plus de risques que leurs OT. Le livre décrit donc le long processus de recrutement (de « retournement »), utilisant la sympathie et la manipulation, notamment la technique du pied-dans-la-porte : en emmenant progressivement la personne de petites puis vers de grandes confidences, il lui devient difficile de refuser. L’OT peut « placer [la source potentielle] dans une situation où elle ressent le besoin de vous prouver quelque chose ou de vous rendre service. Elle finit par croire que l’idée de vous aider vient d’elle […]. Il faut pousser Adam à mordre dans le fruit défendu ». Bien sûr, la relation peut être plus franche, contre rémunération, ou par conviction idéologique.

Un véritable agent est donc un citoyen trahissant son pays. Il est intéressant de noter que la distribution des raisons de trahir n’est pas aléatoire : « La hiérarchie des leviers change en fonction des pays. Les services occidentaux considéraient qu’il était beaucoup plus facile d’acheter des informateurs plutôt que des agents qui croyaient en leur cause », tandis que l’engagement politique en faveur du communisme, combat mondial avec son image de citadelle assiégée (l’URSS), était bien plus galvanisant. Il arrivait souvent qu’une source refuse une rémunération ou qu’un anonyme se présente de lui-même à l’ambassade pour déposer des informations. Il faut rappeler que le KGB, forme d’élite ou d’aristocratie d’État, offre des profits symboliques et sociaux considérables, et le service peut appâter ses sources avec un passeport soviétique ou une décoration de l’ordre de Lénine. Aussi, un agent dévoué à la cause sera plus fiable que s’il se donne au plus offrant, d’autant que, inconscients des conditions de vie en URSS, les agents de l’Ouest pouvaient être particulièrement zélés. Pour couvrir ses arrières, le service s’assurait néanmoins d’avoir quelques moyens de les faire chanter en dernier recours.

Bien que peu commun, le travail d’OT n’en est pas moins routinier, et la plupart du temps il part à l’étranger en famille (on suppose qu’une vie stable diminue les risques de trahisons). Les informations récoltées (photographies, documents volées, confessions à l’oral) sont envoyées au Service, tout comme la presse « grand public » et les publications scientifiques. L’OT surveille l’état psychologique de sa source et peut mettre fin à une collaboration suspecte (l’agent peut avoir été de nouveau « retourné » par un autre service). Le KGB lisait attentivement la presse des pays capitalistes et tirait profit de la liberté d'expression qui fournissait des informations sans qu’il soit nécessaire de recruter des agents. Il pouvait aussi retourner des journalistes étrangers pour qu’ils mentent sur l’état d’avancement réel de l’URSS. Les auteurs citent aussi l’exemple du service japonais trouvant, dans le courrier des lecteurs de la presse soviétique, des conseils en matière de « débrouille ». Le Japon breveta certaines idées, ce qui bloqua l’industrie soviétique quand elle voulut faire de même.

Ce dialogue entre anciens OT pourrait laisser croire qu’il sera révélateur des rapports entre les deux services, mais cela n’est pas vraiment le cas, et pour cause : c’est la DST qui avait la charge du contre-espionnage sur le sol français. Par ailleurs, Jirnov ne se prive pas de taquiner son homologue : la cour des grands, c’était la rivalité avec l’OTAN et les États-Unis, le nid d’espion en Europe, Berlin, et la France était un terrain secondaire. Le Russe, plus bavard et sans filtre, fait plusieurs fois remarquer au Français qu’il est évasif dans ses réponses, ce qui s’explique par leurs différences de statuts. Le premier, en exil, n’a plus rien à cacher, tandis que le second a un devoir de réserve, et pourrait se mettre à dos la DGSE. Pour son précédent livre, Waroux a en effet reçu quelques reproches anonymes, au téléphone, et s’étonne qu’on ne veuille pas de témoignages d’OT alors que plusieurs anciens directeurs ont déjà écrit. Ce qui nous amène au statut social qu’un agent des renseignements peut avoir dans son pays.

 

Quête de reconnaissance et désillusions

De ce point de vue, France et Union Soviétique sont bien différentes. Dans le premier cas, les services secrets sont méconnus du grand public, sauf quand une affaire célèbre rappelle des souvenirs de « barbouzeries » (Rainbow Warrior, etc.). En URSS, avec une propagande à large échelle, le « KGB est synonyme d’aristocratie ». Et pas seulement du fait de la guerre froide, car il s’agit d’un lien qui touche aux fondements du régime et à l’histoire contemporaine russe. Les futurs dirigeants soviétiques ont connu la clandestinité (Lénine, Trotski ou Staline sont des pseudonymes), à l’époque du Tsar et de sa police politique, l’Okhrana, qui infiltrait les opposants communistes ou anarchistes, y compris ceux en exil à l’étranger : « toute notre culture du renseignement vient de là ». Une fois au pouvoir, dans un contexte de guerre civile, puis dans les décennies suivantes, c’est tout un savoir-faire qui servit aux communistes contre les Russes blancs, mais aussi contre des tendances révolutionnaires divergentes. On comprend alors qu’au fil des décennies, une ambiance de paranoïa infusera dans la société soviétique (y compris entre collègues du KGB), bien qu’évidemment, ce genre de panique collective existe ailleurs sous d’autres formes, notamment aux États-Unis, grand pays de conspirationnisme.

Malgré le prestige du KGB en URSS, c’est par nature un travail de l’ombre et, sauf exception médiatisée, les agents resteront inconnus, d’où une quête de reconnaissance frustrée, comme un comédien « qu’on n’applaudit pas à la fin de la pièce ». Ils peuvent donc trouver d’autres formes de gratifications, quand une partie de leur travail remonte jusqu’au bureau du secrétaire général du Parti. Être suivi est aussi flatteur, cela indique que l’officier est pris au sérieux, et engendre même parfois une forme de fraternisation (en laissant une bouteille de vodka devant la porte, à Noël, pour les agents de filature de l’adversaire). Le fait de pouvoir voyager et de bénéficier du mode de vie des sociétés de consommation, tout en servant l’URSS est aussi un avantage. Une façon, pour Jirnov, d’avoir « le beurre et l’argent du beurre », et qui incite les agents au dilettantisme, à fournir des documents peu utiles, à faire « le service minimum » pour ne pas être expulsé.

 

Ainsi, Jirnov regarde en arrière avec amertume, et pense que les services de renseignement sont obsolètes. Il parle d’un grand jeu de dupes où tout le monde finit par se connaître, source de nombreuses trahisons : les retournements d’agents étaient nombreux dans tous les services, et cette interpénétration faisait qu’aucun pays ne gardait de grands secrets sur le long terme. Il y voit donc une perte de temps et d’argent public reproduisant une élite, d’autant que les tensions politiques servent le budget des services : « lorsque l’on est dedans, pourquoi s’en offusquer ? ». L’institution, en menant sa vie propre, engendre finalement plus de problèmes qu’elle n’en résout… et n’a pas empêché la chute du régime.

Enfin, pour le Russe, le journalisme libre et les nouvelles possibilités liées à Internet (affaire Wikileaks, par exemple) permettent d’obtenir les mêmes renseignements. Waroux au contraire ne croit pas aux seules solutions technologiques laissées à l’initiative des citoyens et pense (comme Éric Dénécé, auteur de la pré et postface) que le renseignement humain, pratiqué par des agents au service de l’État ne peut être dépassé, car la connaissance des concurrents au jour le jour est essentielle à la conduite d’une politique économique : « celui qui en sait plus que l’autre a gagné d’avance. Le renseignement permet de préparer l’avenir. »