La littérature grouille d’animaux, et la langue littéraire cesse volontiers de parler pour rugir, mugir, miauler. Il semble donc indispensable de développer une interprétation zoopoétique des textes.

Dans La Bête dans la jungle, Henry James raconte l’histoire d’un homme qui, toute sa vie durant, attend que de la jungle des jours surgisse une créature fatale qui viendra planter ses crocs dans sa nuque. Et le jour vient où, en effet, elle bondit ; mais c’est une bête fantôme, digne de cette existence spectrale : le personnage prend conscience qu’il a passé sa vie à louvoyer pour éviter un danger chimérique – et c’est ainsi que la menace, en fin de compte, s’incarne dans la chimère elle-même. L’animal qui, ici, hante le texte figure peut-être, autoréflexivement, le péril qui guette, tapi dans le fouillis réglé des mots, l’auteur lui-même, qui donne, avec cette longue nouvelle, un récit du non-agir, où l’inadvenu règne en maître ; mais il figure aussi, surtout, le destin de toute lecture littéraire, de cette quête du « plus haut sens » inévitablement déçue, et ne pouvant aboutir qu’à une épiphanie négative, quand les mots cessent de parler pour rugir, mugir, miauler. De là cette idée, que l’écrivain pourrait bien être un « Dieu animal » (c’est ainsi que, dans son Goethe et Tolstoï, Thomas Mann décrit le romancier russe), son humanité supérieure étant le résultat de la jonction de deux inhumanités : d’un côté, l’impénétrable lumière de l’esprit désincarné, planant sur les eaux abstraites du verbe ; de l’autre côté, l’inépuisable obscurité des mots saisis par l’animal.

L’animal que donc est le texte

Mais est-ce bien dans la figure de l’auteur que s’opère cette confluence ? N’est-ce pas plutôt dans le texte lui-même ? Rappelons-nous ce quatrain d’Apollinaire : « Voici la fine sauterelle, / La nourriture de saint Jean. / Puissent mes vers être comme elle, / Le régal des meilleures gens. »

Aussi est-il difficile de ne pas éprouver, avec Anne Simon, directrice de recherche au CNRS, la nécessité de développer une interprétation zoopoétique des textes. De sa lecture des Fables de La Fontaine, elle tire la morale suivante : « De façon inattendue, La Fontaine, par son côté parfois suranné, nous rappelle qu’on monde sans (petites) bêtes est un monde sans fable, et donc sans vérité. » C’est parce que la littérature fait parler les animaux qu’elle en sait tant sur l’homme. La cigale, la fourmi, la cigogne et le renard ne sont pas de simples figures postiches : irréductibles à quelque équation allégorique que ce soit, ils sont bien des animaux à part entière.

Derrida racontait comment, sous le regard de sa chatte, il vit un jour qu’il était nu : de la même manière, les animaux qui peuplent les textes évoqués par Anne Simon nous contemplent de leurs yeux en forme d’énigmes, et nous déparent de la robe d’illusions qui s’interpose entre nous et la double vérité de « la bête que nous fûmes, […] que nous serions encore », et de « notre humanité […] pudique, culturelle ». Qu’on se souvienne, dans Moby Dick (qu’Anne Simon décrit comme un « récit de chasse à l’homme »), du prêche du père Mapple sur Jonas avalé par la baleine pour avoir voulu tromper Dieu, et qui finit par « entonner son cantique dans le ventre même du poisson » : oui, la vérité de la littérature se trouve bien dans la gueule des animaux ; mais elle n’en sort pas : au contraire, comme le suggère le titre d’un essai d’Hélène Merlin-Kajman paru en 2016, le lecteur doit se jeter dans la gueule du loup s’il veut cesser d’être l’hypocrite jumeau de l’auteur.

Bestiaires

Les rats de Hugo von Hoffmanstahl, les fourmis, les termites et les abeilles de Maeterlinck, la panthère de Rilke, « la servante-guêpe (Françoise) » et « la Tante-bourdon (Charlus) » de Proust… le corpus des animaux littéraires est vaste, et l’on sait gré à Anne Simon de l’avoir rassemblé en un bestiaire dont l’on peut dire qu’il est, comme celui de Genevoix, « tendre » et « sans oubli ». Mais d’où vient cette passion du bestiaire qui dévore les écrivains, de l’auteur anonyme du Physiologos à Alexandre Vialatte en passant, entre autres, par Isidore de Séville ? Du besoin de classer ? Oui, sans doute, mais pas à la manière d’un Buffon (même si la posture du naturaliste n’est pas incompatible avec celle de l’écrivain, comme l’ont prouvé, chacun à sa façon, Gide et Nabokov). Les bêtes qui grouillent dans la littérature, en effet, ne peuvent être fixées sur une plaque d’émalène au moyen d’une épingle, car elles sont en proie à la métamorphose (ce « grand opérateur de rêves et de fables », comme la décrit Anne Simon) : que ce soit chez Ovide, chez Kafka ou chez Proust (dont le narrateur anonyme « se transforme », dès l’orée de la Recherche, « en livre […], en enfant […], en femme […], et enfin en animal »), les bêtes ne sont jamais égales à elles-mêmes, de telle sorte qu’elles ne se glissent que trop aisément entre les lignes pour s’échapper de la cage du texte et fuir l’ « absurde et terrifiante violence de notre rationalité ».

Bêtes et bêtise

« Sa stupidité m’attire », dit l’Antoine de Flaubert du catoblépas, animal fantastique qui, « gras, mélancolique, farouche », « reste continuellement à sentir sous [s]on ventre la chaleur de la boue », et dont le « crâne est tellement lourd qu’il [lui] est impossible de le porter ». Toutefois, de la bête à la bêtise, il y a plus qu’un suffixe. Oui, le parti-pris de la bête est pour l’homme l’occasion d’échapper à la tyrannie de l’intelligence – mais uniquement de l’intelligence transitive, de l’intelligence du monde, de l’univers, ou plus élémentairement des choses. Car, une fois qu’il s’est soustrait à l’impératif de compréhension, l’écrivain qui a adopté, à l’instar d’un Genevoix, « la perspective du cerf », ou qui a su, à la semblance d’un Maeterlinck ou d’un Proust, s’appréhender « [lui]-même comme un chien (ou comme une poule) », peut s’écrier, avec Œdipe : « Ô obscurité, ma lumière ! » Si l’animal vit d’ « une vie sourde », voire aveugle – comme la chauve-souris, la taupe, le rhinocéros, l’écrevisse et le poisson-ogre –, cette surdité, cette cécité sont la condition d’une lucidité supérieure : celle qui, de l’insondable opacité de l’identité de l’animal à lui-même, sait faire jaillir une clarté à la fois diffuse et implacable qui, quand elle éclaire un livre, interdit au lecteur de se sentir étranger à rien de ce qui, dans l’homme, est inhumain.