Georges Bataille, Alain Jouffroy et Alain Borne à la manœuvre de l'essai critique en art.

Un peintre, une grotte peinte, un palais d’art naïf : Jacques-Louis David, la grotte de Lascaux, le Palais idéal du Facteur Cheval. David, figure picturale de son époque, Lascaux et les peintres premiers, Cheval et la foi en la création. Mais quoi de commun entre ces trois livres ? La critique. Tous trois sont des rééditions, tous trois à peu près d'une même époque (successivement : 1989, 1955, 1969), et chacun donne l'exemple de trois méthodes critiques : partir de l’artiste, chercher l’origine, se concentrer sur la facture.
 
L'intention d’un essai sur l’art ne peut se réduire à vouloir guider le public autour de l’œuvre. Alain Jouffroy (Aimer David), Georges Bataille (Lascaux ou la naissance de l’art) et Alain Borne (Le Facteur Cheval et son Palais idéal) auraient pu se contenter de cette procédure. Mais ils savent bien, tous les trois, que la critique est aussi un exercice d’écriture. Il y a dans l’essai l'intention de tracer son chemin dans l’immensité d’un corpus imagé.

Ici, les trois œuvres ne constituent pas un ensemble homogène. Il est par conséquent décisif de s’intéresser aux nœuds et variations sur la chaîne des figures transmises et, depuis les modernes et contemporains, aux cris nus, aux cris silencieux, aux performances de cris. Et, en effet, les trois essais, tous illustrés en vignettes noir et blanc de petit format, mais lisibles, s’octroient la liberté de circuler dans les œuvres, de s’intéresser à ce qu’on a mal regardé ou trop vite. Ils cherchent les raisons qu’ont eu les uns ou les autres de peindre ceci ou cela.

Ce qui nous a frappé dans leur simultanéité éditoriale, c’est que l’un est plutôt emporté, le deuxième lyrique, et le troisième inspiré. Leur lecture permet d’autant mieux de cerner l’acte critique, dans ses variétés. Mais ce qui nous a frappé aussi, c’est leur esprit commun : traverser les œuvres comme en une promenade, laquelle conjoint des propos objectifs et des modes d’appropriation divergents.

Le message de la violence

Alain Jouffroy (1928-2015), l'auteur de ce David, fut poète, romancier, essayiste et critique d’art. Il revendique une position précise par rapport à David et à son art : n’être en rien neutre, ni partisan d’un consensus impossible, mais tenir à tirer des leçons des extrêmes. Telle est la leçon de cet ouvrage, republication d’un écrit datant de l’époque du bicentenaire de la Révolution française, révolution dont Jacques Louis David fut, comme chacun sait, le contemporain.

Les œuvres de ce peintre seraient-elles devenues impossibles ? Beaucoup le croient pompier. On ne lui reconnait même pas les vertus de son enseignement, qui a pourtant favorisé l’émergence de Gros, Ingres, Girodet, Gérard, Topino-Lebrun. Même des peintres modernes réputés l’ignorent souvent, telle cette aventure d’Alain Jouffroy présentant David à Martial Raysse au Louvre, le second stupéfait de cette rencontre.

Or, David, montre l’auteur, était un homme qui marche, et sa marche se déroule durant l’une des périodes capitales de l’humanité, où à chaque instant on pouvait sombrer, s’annihiler soi-même du fait de ses actes, dans un moment de l’histoire qui changeait constamment de doctrine. Le peintre s’engage tout entier à l’intérieur du brasier où l’histoire des temps modernes a commencé. Il donne forme au sens historique déployé, pour créer des mythes. David a fait de la peinture autre chose qu’une simple complaisance décorative. Il a transformé « l’acte même de peindre en moyen d’intervention dans la vie réelle ».

L’auteur ajoute encore : « toute son œuvre porte, comme celle de tous les savants qui étaient ses contemporains, la marque de cette volonté de fortifier l’irréversible ». Dans ce rapport à la Révolution française, David devient le représentant d’une véritable « esthétique de la violence », doublée d’un théâtre de la cruauté. Les violents désormais construisent des régimes nouveaux, les droits de l’homme et l’abolition de l’esclavage.

David intervient dans la vie réelle car il se sert de l’Antiquité pour se libérer de l’académisme de l’époque et reconstituer l’image idéale d’un monde païen. Un monde pour lequel le Ciel est infini, parce qu’il est vide. Et les fonds des tableaux de David le sont entièrement. Dans le Marat assassiné, la lumière du mur vibre en produisant la seule lumière possible : humaine. Seule la liberté peut donner un sens aux nuages. L’architecture devient la règle spatiale qui permet aux idées, aux volontés et aux désirs de se loger.

L’auteur dresse un parallèle, justifié, entre David et le marquis de Sade. Si David a cherché de Robespierre à Bonaparte le mythe visuel du bon gouvernement, Sade, n’y croyant pas et refusant Dieu plus violemment, condamne par son œuvre le principe même d’une telle démarche. Alors, si ce n’est pas le bon gouvernement que l’on cherche, si ce n’est pas le Ciel, ce sera la veine de l’Encyclopédie et son souci d’ordre, d’obéissance à des règles classificatrices : « En dernier ressort, le chaos n’est dominable ni par la religion, ni par la science, mais par les utopies de la raison », écrit Alain Jouffroy.

Certes, avant de se lier à Robespierre, David a cru que l’alliance de la liberté et de la monarchie était possible. Mais le pacte est rompu rapidement. Il vote la mort du roi. C’est la figure de Bara qui le remplacera au moment de son adhésion à la Montagne (le groupe révolutionnaire). Ce tableau monochrome et ce corps un peu trop féminin d’un adolescent de 13 ans, qui n’est pas sans évoquer l’Hermaphrodite romain découvert à Florence, ne présente pas de décor, pas d’anecdote pour expliquer la mort du jeune héros, juste le mort, nu, sans uniforme, fragile, comme le régime.

David travaille ainsi toujours à la hauteur du regard, à la hauteur de l’âme de ses modèles. Nul mystère ne s’interpose pour lui entre les êtres, tous singuliers, et dans une lumière commune à tous les hommes. On reconnaît bien cela sur le Marat et le Le Pelletier. David y met en scène et honore des individus, tels qu’ils sont, sans caricature et sans chercher à les ennoblir. Comme si leur image était nécessaire à la reconnaissance de leur liberté et de leurs droits. Donnant alors la possibilité d’une histoire qu’il peint, jusqu’à l'exil à Bruxelles.

Un message du Paléolithique supérieur

Georges Bataille (1897-1962) ne fut ni anthropologue, ni archéologue, ni préhistorien. C’est pourtant lui qui invita Alfred Skira à publier un livre sur Lascaux, cette grotte découverte 15 ans auparavant dans la vallée de la Vézère, pour servir de premier tome à une collection commençante. Primitifs ? Premiers ?... les peintres de Lascaux.
 
« J’ai voulu montrer la place éminente de la caverne de Lascaux dans l’histoire de l’art et plus généralement dans l’histoire de l’humanité ». Bataille insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux, « cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre ». À cela plusieurs raisons. L’œuvre d’art s’y lie à la formation de l’humanité. Ce qui entraîne la fin du primat jusqu’alors accordé à la Grèce. À Lascaux, dans la profondeur de la terre, nous accédons tout à coup à une vision plus lointaine, et au premier signe sensible, pour nous, de la présence humaine dans l’univers. Du côté de la caverne, nous ne pouvons plus nous contenter du portrait d’humains hirsutes, presque des ours.

Bataille n’était même plus certain que nous puissions conserver la notion de « primitif ». En témoigne son cri de stupéfaction poussé devant les œuvres, la beauté fascinante des salles et la richesse des figures animales. Les figures opposaient à l’activité utilitaire la figuration inutile des signes qui séduisent, qui naissent de l’émotion et s’adressent à elle. Des humains, lointains, eurent, les premiers, le pouvoir de nous donner d’eux-mêmes une communication profonde, même aussi énigmatique, une émotion forte et intime.

Nous reconnaissons des animaux dans ces figures qui ont la fraîcheur de la jeunesse, et nous ne pouvons faire autrement que d’attribuer à ces figures des intentions magiques, ou la puissance du jeu. Par opposition au travail et aux outils encore reliés à l’homme de Neandertal (un parent éloigné), Lascaux fait apercevoir à la fois le passage de l’animal à l’humain et le passage du monde du travail néandertalien (l’homme du travail) au monde du jeu de l’homo sapiens (l’homme de la connaissance). Paradoxe, par ailleurs, nous nommons « homme de la connaissance » celui qui ouvrit par l’art le monde étroit de l’homme du travail. Et par son intermédiaire, l’humain s’ouvre au monde de l’inhumation, à la conscience de la mort qui s’impose alors.

Ainsi vont les explications de Bataille, à la limite d’une exploration vive, donnant au lecteur le désir de pénétrer lui-aussi cette fameuse grotte. Débordant alors les propos précédents, l’auteur s’aventure dans une superbe théorie de la création artistique et de la fête, très proche de sa propre notion philosophique de dépense (inutile). C’est là où il s’aventure dans des réflexions plus techniques, que Bataille rencontre la nécessité de relier son propos à celui des préhistoriens et des anthropologues. Bataille est parfaitement habile. Il sait articuler sa surprise et les difficultés à expliquer ce qui est en jeu, qui tient pour partie à notre rapport, toujours complexe, avec ce que nous ne saisissons pas. La thèse est maintenue jusqu’au terme de l’exploration, suivie d’ailleurs d’une présentation de la grotte partie par partie, et figures par figures (peintures, gravures, figures animales ou humaines, hommes et femmes).

Par le jeu des photographies, pourtant en noir et blanc et en petit format, nous parcourons l’admirable travail de compte rendu rédigé par Bataille, appuyé sur le déchiffrement de l’abbé Breuil.

Le message du rêve

Ni monographie, ni visite guidée, mais esquisse d’un « ouvrage plus important » permettant de « ne pas négliger les liens bouleversants qui unissent le monument compliqué et inquiétant à l’homme simple traversé par un rêve qui le dépasse et lui permet, grâce à une surhumaine et presque incompréhensible opiniâtreté, d’accéder à l’art ». On reconnaît ici ce que chacun sait du Palais idéal du Facteur Cheval, sis à Hauterives, dans la Drôme.

Pour emprunter aux termes d’Alain Borne (1915-1962), « un bâtiment éclatant de prétention et d’humilité », sans harmonie, foisonnant comme un cauchemar. L’auteur puise ce terme de cauchemar dans les écrits de Cheval. Autant dire que cet ensemble architectural « hurle le désespoir d’un homme, sa foi en lui-même, son désir de ne pas mourir et d’imiter Dieu ». Les mots de Cheval sont repris par Borne des textes de leur auteur, ou des inscriptions que chacun peut lire sur les murs du Palais. Dans l’esprit de la IIème République, il importe aussi de prouver que chez les « gens de peu », il y a aussi des génies. Sur le même ton, Borne relève chez Cheval un culte de l’humain et de ses œuvres, culte systématique et peu raisonné qui le relie à l’histoire de la terre et son évolution, mais aussi à Dieu dans sa création diverse.

L’écriture de Borne s’inspire de ce qu’il voit. Il admire ce moment où un personnage ne se contente plus d’avoir une obsession, mais la réalise en brisant le cours banal de son existence. D’autant qu’il s’agit bien d’art. Dans le Palais, on ne peut ni manger, ni dormir, rien qui soit utile. Mais en même temps, ce n’est pas, comme de nos jours, le temps des maquettes. Cheval fait avec persévérance une œuvre grandeur nature, où l’on peut circuler, à condition de ne pas chercher à faire quelque geste de la vie quotidienne. Le Palais est un palais de rêve devenu concret, un palais que l’on peut arpenter, dans lequel on peut aller et venir, d’autant que le rêve ne doit jamais cesser, sauf par la mort attendue, pour laquelle Cheval a préparé sa tombe.

Après l’examen de l’ouvrage de Bataille sur Lascaux et de celui de Jouffroy sur David, il est frappant de constater quelle leçon Borne tire du Palais de Cheval : l’art est un moment central de la bataille de l’homme et de la matière, non pas seulement de la bataille avec la société. L’œuvre devient ainsi une bataille, au cours de laquelle l’artiste passe du détail au tout, de l’ivresse au désespoir, de l’allégresse à l’ennui, de la certitude au doute. L’artiste doit se débattre jusqu’au bout, déchiré entre des tendances contraires, et vaincu seulement lorsque l’œuvre tient enfin debout.