Dans un texte bref en forme de rapport public, le sociologue Michel Wieviorka revient sur les mutations récentes du racisme et de l'antiracisme qui nourrissent désormais des controverses virulentes.

Dans cet ouvrage incisif, Michel Wieviorka imagine ce que pourrait être un Rapport à la ministre de l’enseignement supérieur s’il lui avait été demandé   . On se souvient sans doute que la ministre actuelle, Dominique Vidal, a récemment dénoncé l’islamo-gauchisme qui, selon elle, gangrénerait l’Université. Peu soucieuse de se porter garante des libertés académiques, la ministre a proposé au CNRS de séparer le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire la recherche du militantisme. Il suffit d’un moment de réflexion pour mesurer les conséquences dévastatrices d’une pareille initiative si de bons esprits se laissaient aller à la croire possible.

Un véritable rapport se contenterait bien entendu de dresser l’état de la recherche, ce qui, en passant, conduirait à estimer le juste poids (très modeste) des études qui fâchent au sein de notre Université. Dans cette perspective, c’est fort d’une compétence acquise depuis au moins trente années que Michel Wieviorka apporte un précieux éclairage – sans, cela va de soi, prétendre à l’exhaustivité – sur les principaux enjeux de ce vif affrontement idéologique.

 

Racisme et antiracisme : moments fondateurs d’une métamorphose

Pour comprendre l’état présent de métamorphose, à la fois, du racisme et de l’antiracisme, il convient de s’arrêter sur deux moments décisifs. Le premier a débuté dès la fin des années 1960, aux Etats-Unis, dans le prolongement du mouvement pour les droits civiques, lorsque les militants noirs ont commencé à insister sur la réalité du racisme institutionnel (ou systémique) en Amérique. Cette réalité, qui heurte les vigilants défenseurs du modèle républicain lorsqu’elle est transposée à la situation française, ne peut être comprise sans que soit reconnu un lien entre l’ordre colonial et le présent, tant dans les anciennes colonies (USA, Brésil…) que dans les anciennes puissances coloniales (dont les possessions outre-mer relèvent également du nouveau monde colonial), voire dans l'ensemble des sociétés contemporaines. A l’évidence, nombreux sont ceux qui ne comprennent pas que, même si les agents sont dépourvus de préjugés racistes, la discrimination et la stigmatisation fonctionnent. Les institutions peuvent en effet être racialement oppressives même sans qu’aucun individu ou aucun groupe ne puisse être tenu pour responsable du tort subi. Cette importante idée avait déjà été exprimée par le sociologue et militant américain William E. B. Du Bois dans Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race (1940), ouvrage dans lequel il décrivait le racisme comme un ordre structurel, intériorisé par les individus, et ne dépendant pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns : « Le racisme se perpétue en procédant de mécanismes qui jouent sans que ceux qui en bénéficient en aient apparemment conscience »   .

Le second moment fondateur d’un renouvellement du racisme et de l’antiracisme se situe à la fin des années 1970, toujours aux Etats-Unis : on passe alors du racisme dit biologique au racisme culturel, également appelé, avec bonheur, différentialiste, puisque à l’inégalité supposée entre des « races », on substitue la différence, afin d’exprimer un doute consistant sur l’assimilabilité, considérée comme l’indice d’une menace sur le corps social national. Comme le note ironiquement Michel Wieviorka, à l’époque, nul ne s’inquiétait de l’importation de notions venues des Etats-Unis. Aujourd’hui, l’américanisation est quasiment un crime contre l’esprit, ou, a minima, le signe du ressentiment que certains chercheurs nourriraient à l’égard de la France.

 

L’art de l’amalgame

Le signe de ce ressentiment serait ainsi repérable dans l’usage de certains concepts, tels que « racisé », « décolonialisme », « intersectionnalité », « privilège blanc », etc. A suivre le raisonnement de ceux qui exercent leur vigilance au sein de l’Observatoire du décolonialisme (pour nombre d’entre eux issus de la liste Vigilance-Université dont l’état d’esprit qui avait présidé à sa fondation, l’attention à toutes les formes de racisme repérables à l’université, a disparu au profit du souci exclusif de défendre la politique israélienne), s’intéresser à un champ d’études équivaut à partager les thèses de ceux qui l’illustrent. Ainsi, s’interroger sur le décolonialisme vaudrait approbation de ses principes théoriques ; prêter attention aux inégalités, notamment d’origine ethno-raciale, serait vouer aux gémonies l’idéal républicain d’égalité ; mettre en cause la pertinence morale des frontières serait nécessairement souhaiter leur abolition, se pencher sur les promesses non tenues de l’universalisme équivaudrait à douter du bienfondé de celui-ci. Dès lors, ne faudrait-il pas appliquer un traitement identique à qui n’hésite pas à publier chez Ring, éditeur de Marsault, dessinateur condamné pour harcèlement et injure publique, militant d’extrême droite ?

Ce glissement, très surprenant de la part d’intellectuels qui n’hésitent pas, pour fustiger leurs adversaires, à arguer de leur expertise, semble être significatif de l’incompréhension de la distinction, pourtant philosophiquement élémentaire, entre approbation et tolérance. Cette dernière est l’attitude consistant à s’abstenir d’intervenir dans l’action ou l’opinion d’autrui, quoiqu’on ait le pouvoir de le faire, cela signifie qu’elle suppose une désapprobation préalable. Tout principe de tolérance est un principe de restriction : il exclut de bonnes raisons d’interdire, ce qui le distingue radicalement de la permission qui est fondée sur l’absence de ces raisons. On peut donc tolérer le burkini ou le voile sans l’approuver. C’est pourtant, paradoxalement, l’intolérance qui est reprochée à certains militants qui pointent les insuffisances du républicanisme à la française, pourtant assez difficilement distinct d’une sorte de communautarisme national dans la récupération qui en est faite par l’extrême-droite depuis une dizaine d’années   .

Dans la même veine, on réduit le décolonialisme à l’indigénisme du PIR (Parti des Indigènes de la République) et, s’inventant un adversaire facile à discréditer (tant ses positions sont caricaturales et profondément réactionnaires), on s’épargne la lecture des auteurs importants, tels Enrique Dussel, élève de Levinas, ou tous ceux qui, en Amérique latine le plus souvent, s’inspirent de la Théologie de la Libération pour penser le devenir des sociétés coloniales. Car, il faut y insister, la vision du monde des détracteurs du décolonialisme ne laisse aucune part à la subtilité. Ceux qui considèrent que les problèmes soulevés par les théoriciens décoloniaux méritent examen sont accusés, au mieux, d’être des d’idiots utiles ou, au pire, de complicité avec le terrorisme islamiste.

 

Excès et dérives d’un racisme « progressiste »

Mais le point le plus important, Michel Wieviorka le souligne   , concerne le concept de « race » et les termes qui lui sont associés (tels que racisation, racisé, etc.). Les auteurs stigmatisés par les vigilants seraient inattentifs au risque d’essentialisation que ferait courir son usage. Et, sans aucun doute, la logique de l’engagement peut se substituer à celle de la recherche et conduire à des « excès et des dérives »   . Mais ces derniers sont assez communément partagés.

Les uns, par l’insistant souci de connaître ses origines, attribuent au paradigme génomique un rôle exorbitant. Sans pour autant explicitement affirmer l’existence de « races » biologiques, la répartition des gènes est supposée permettre à chacun de savoir d’où il vient, ce qui équivaut à légitimer le savoir génétique : il s’agit avant tout de répondre au besoin de connaître ses « racines », de trouver son « soi authentique », phénomène aisément observable aux États-Unis depuis les années 1970-1980 et qui revêt en France une importance grandissante, au moins depuis les années 2000. Par cette hypostasie biologique, la « race » redevient une catégorie d’analyse du vivant humain, soit, dans le vocabulaire de John Stuart Mill, un genre réel, lequel est caractérisé par de fortes ressemblances indépendamment de marqueurs visibles tels que la couleur de la peau. Cette position naturaliste considère qu’il est fondé de diviser l’espèce humaine en un petit nombre de groupes sur la base de propriétés naturelles. Si les intentions sont louables, puisqu’il s’agit souvent d’améliorer les traitements médicaux (voir le cas du Bidil, médicament supposé adapté spécifiquement aux Afro-Américains), cet objectif vertueux se heurte à des limites décisives, lesquelles tiennent à l’inextricable imbrication du génétique et du social.

D’autres critiques, insuffisamment attentives aux discours des victimes de discriminations, se méprennent sur le sens des mots. Ainsi le terme « racisé » est l’objet d’une réprobation sous le prétexte qu’il serait essentialisant, alors qu’il traduit, au contraire, l’idée que la race est le produit d’une construction. Il exprime donc, sans ambiguïté, un anti-réalisme à l’égard de l’existence des races en tant qu’espèces naturelles. Dès lors, la « racisation », par l’absolutisation de la différence d’origine, doit être comprise comme la volonté d’introduire la nature là où précisément elle n’est pas présente. On est donc très éloigné du risque d’essentialiser les appartenances et, corrélativement, de réduire celles-ci à une unique dimension. Parler de racialisation ou de racisation, ce n’est donc pas « promouvoir un certain “racialisme” vecteur de racisme »   . En tout cas lorsque le terme est employé à bon escient.

On pourrait multiplier les exemples, tant est caricaturée la démarche de ceux qui cherchent à renouveler les concepts dans la perspective de mieux comprendre la nature des discriminations. La notion d’intersectionnalité, dont il est légitime de pointer les dérives, ne se résume pas à l’ignorance de la question sociale, qu’il lui est reprochée d’oublier. Il faut ne pas avoir lu l’article séminal de Kimberlé Crenshaw (ou Femmes, race et classe d’Angela Davis) pour colporter de telles inexactitudes.

 

Qui est racialiste ?

On ne saurait reprocher à Michel Wieviorka un engagement aveugle en faveur d’un camp. Il n’hésite pas, en effet, à insister sur les dangers des politiques identitaires. Sans aucun doute, faire du « Blanc » un privilégié, quelle que soit sa condition sociale, c’est donner du crédit à la racialisation de l’espace social. Parler des « Blancs » ne doit en aucun cas servir à stigmatiser une partie de la population. Néanmoins, parler de « privilège blanc », c’est désigner un fait social : « Le “privilège blanc” sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont “avantagés”, ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard, en dehors d’un effort considérable de la volonté, et sans trop se poser la question de plaire ou de déplaire ».

Ce que dit ici Cloé Korman est parfaitement généralisable et on notera que Judith Butler ne dit pas autre chose lorsqu’elle suggère de « défaire la blanchité », c’est-à-dire d’instaurer une pratique critique qui s’efforce de dévoiler les modes selon lesquels « les privilèges sont partagés et répétés quotidiennement dans les institutions, sur les lieux de travail, au sein des familles ». L’introduction de certains termes, comme « racisé » ou « féminicide », ne fait donc que rendre visibles des préjudices déjà existants. Ce qui conduit Chloé Korman à ajouter que « ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis, ceux qui les prononcent, pour parler de la réalité de ce qu’ils vivent. Et c’est précisément ce refus d’écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin »   .

Il n’est pas acceptable dès lors de présupposer, chez ceux qui s’intéressent aux reconfigurations conceptuelles, l’existence d’une idéologie racialiste anti-française, anti-blanche. Cela revient à inverser les termes victimaires en faisant de la culture dominante une culture assiégée. Ce n’est pas parce qu’il est en effet indéfendable d’attribuer aux Blancs une sorte d’immoralité héréditaire, que l’on est fondé à rejeter les analyses qui voient dans les stigmatisations présentes les conséquences d’une hiérarchie raciale profondément inscrite dans les institutions, les pensées et les corps. Non, évidemment, la culpabilité collective des Blancs n’est pas une thèse acceptable. Mais, oui, les traces de siècles de domination et les crimes de la colonisation ne sont pas dissipés. On ne peut promouvoir des analyses « ancrées dans l’Histoire » et, sous prétexte d’une insistance excessive sur la couleur, vouer à l’insignifiance ou au confusionnisme les travaux d’auteurs dont l’engagement militant réduirait au néant la pertinence académique. Qui nous fera croire que le militantisme est l’exclusif apanage des apôtres de la blanchité ?

Dès lors, on peut se demander si la dénonciation du décolonialisme ne serait pas, en définitive, une façon de fermer les yeux sur les conséquences du colonialisme. Une telle cécité ne peut que favoriser une révision de notre histoire dont le risque serait, à l’opposé des intentions proclamées, de nourrir les passions identitaires. Il est urgent que revienne, loin des arrière-pensées électorales, le temps de la réflexion. Michel Wieviorka dit, avec clarté, le profit que nous devrions en retirer.

 

* Illustration : CC Montecruz Foto.