La souffrance au travail et les atteintes à la santé concernent aussi bien des emplois très qualifiés comme le montre Guillaume Tiffon sur l'exemple d'ingénieurs R&D.

Les témoignages de salariés qui font état d’une pénibilité mentale du travail se sont multipliés depuis au moins trois décennies. Les souffrances psychologiques, le stress ou le burn out concernent maintenant de nombreux cadres et chercheurs dans l’industrie. C’est le cas des salariés étudiés par Guillaume Tiffon au sein d’une direction R&D [recherche et développement] d’un grand groupe industriel français spécialisé dans la fourniture et la distribution d’énergie. En août 2004, l’entreprise devient une société anonyme alors qu’elle était jusque-là un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC). Puis elle introduit 15 % de son capital à la bourse de Paris en novembre 2005 et figure même dans le CAC 40 entre 2005 et 2015. Les 2000 salariés de cette direction sont majoritairement des cadres titulaires d’un diplôme d’ingénieur et/ou d’un doctorat.

Guillaume Tiffon montre dans cet ouvrage en quoi les troubles de la santé des chercheurs sont liés aux nouvelles formes d’organisation du travail qui sont mises en œuvre dans l’entreprise (organisations par projet, management par objectifs, etc.) et aux conceptions de la qualité et de la performance qui maltraitent l’activité des salariés.

On est notamment passé d’une production de masse, particulièrement rigide, avec des séries longues et d’importants stocks intermédiaires et commerciaux, à une production « liquide ». Celle-ci s’avère beaucoup plus flexible et réactive aux évolutions de la demande, mais fabrique dans le même temps de l’urgence et des réajustements permanents du travail qui sapent les repères professionnels des travailleurs. Un écart se crée alors entre, d’un côté, les attentes des salariés en termes de reconnaissance et de valorisation de leur engagement et, de l’autre, le caractère appauvri et mutilé du travail concret, dont le contenu, la forme et les finalités se « disloquent » sous la pression d’une finance qui renforce continuellement son emprise sur la sphère productive.

L’auteur dévoile dans les différents chapitres comment s’opèrent ces formes de « dislocation » du travail. Il note ainsi le décalage entre les espoirs et la réalisation de soi dans l’entreprise et les difficultés réelles rencontrées au quotidien en raison des injonctions d’un management trop éloigné du terrain et prisonnier d’objectifs déconnectés du travail concret de ces cadres.

De même, il est très difficile pour les chercheurs de composer avec des sollicitations multiples qui concernent à la fois le cœur de métier et les tâches périphériques. Comment réaliser alors en priorité ce que ces chercheurs appellent leur « vrai travail », pour atteindre leurs objectifs, sinon en travaillant toujours plus longtemps au bureau mais aussi à leur domicile.

Comment rendre compatibles, au plan cognitif, concentration dans le travail et simultanément interruptions fréquentes en raison d’activités dispersées ? Cette contradiction accroît la fatigabilité et le sentiment qu’ont ces cadres de ne pas réussir correctement les missions qui leur sont confiées.

On peut comprendre que toutes les pressions contradictoires qui viennent perturber le travail tendent à le morceler et à lui faire perdre une partie de son sens, ce qui ne peut à terme que porter atteinte à la santé des chercheurs.

 

La cohérence d’un modèle et ses effets délétères sur le travail

Guillaume Tiffon parvient à montrer les interdépendances qui sont à l’œuvre pour assurer la cohérence du modèle post-fordien fondé sur une production en flux tendu. Le management n’est plus centré sur un commandement rigide et sur la stricte exécution des modes et temps opératoires. Il est dorénavant plus souple et fait appel à des « coordinateurs » qui cherchent davantage à suggérer et à convaincre qu’à imposer. Les collectifs de travail ne sont plus stables et intégrés professionnellement comme cela était le cas pendant les Trente Glorieuses car les nouvelles équipes sont en recompositions permanentes. A l’image des équipes-projet, ces groupes sont plus éphémères, mouvants et instables que durant la période fordienne.

L’activité et les équipes de travail doivent devenir elles-mêmes « liquides » et en capacité de s’adapter aux évolutions récentes impulsées par un mode de production qui s’est peu à peu financiarisé. Avec la dérèglementation du commerce des biens et des services, la dérégulation financière et la mise en place de la corporate governance (gouvernement d’entreprise dominé par les actionnaires de contrôle), le travail est de plus en plus appréhendé comme un coût, qu’il faut sans cesse réduire, et un actif liquide, qu’il convient de gérer pour atteindre coûte que coûte, le niveau de rentabilité requis du capital.

Les chercheurs qui travaillent dans la direction R&D du groupe industriel sont directement affectés dans leur corps et leur psychisme dès lors qu’ils sont soumis aux impératifs de l’organisation par projet et du management par objectif. L’auteur présente alors une typologie instructive des différents profils de chercheurs dont la santé est mise à mal par cette dislocation du travail : les « désorientés », les « contrariés », les « disqualifiés », les « placardisés », etc.

A travers cette typologie, on notera que les formes d’organisation choisies par les directions ne donnent pas à tous les salariés la possibilité d’utiliser au mieux leurs multiples compétences pour l’exercice d’un travail concret. Au contraire, elles déstabilisent le vécu de nombreux agents en portant atteinte à leur santé psychique mais de manière spécifique pour chaque groupe de salarié(e)s concerné(e)s.

Selon Guillaume Tiffon, ce qu’il faut soigner, c’est le travail et non les individus. Cela suppose de revoir la manière dont le travail est organisé, reconnu, valorisé et managé. Les troubles de la santé ne doivent plus être conçus comme le produit d’un déficit de ressources personnelles mais comme un révélateur des effets pathogènes des organisations liquides du travail.

 

Constats et perspectives

Guillaume Tiffon se réfère explicitement à une analyse marxienne lorsqu’il rappelle que dans le cadre de la subordination salariale, les femmes et les hommes sont dépossédés de la puissance d’agir et de penser. Les salariés-e-s ne décident plus de façon autonome de ce qui est construit et réalisé même si cette dépossession n’est jamais totale et aboutie. Certes, il existe bien des marges de manœuvre pour tenter une réappropriation du travail qui déroge aux règles prescrites. Les chercheurs étudiés au cours de l’enquête sont en mesure de trouver du sens et du plaisir dans la réalisation de leur travail mais cette réappropriation n’est que partielle car elle est circonscrite et subordonnée au procès d’accumulation. Dans le langage critique de la sociologie marxienne, le travail concret - son contenu, sa forme et ses finalités – est très largement façonné par le travail abstrait qui lui impose une conception de la qualité et de la performance sous la contrainte des catégories économiques et financières en vigueur (productivité, compétitivité, rentabilité). L’auteur ne souhaite donc pas dissocier le travail des rapports de production qui en déterminent la forme et le contenu. Car ce sont bien des modes d’organisation inscrits dans des rapports sociaux déterminés qui empêchent les salariés d’effectuer leur travail avec intelligence, selon une conception différente et plus appropriée de la qualité.

De ce point de vue, l’auteur se démarque des analyses de certains sociologues et ergonomes qui n’interrogent pas fondamentalement le rapport capital/travail (ou rapport salarial). C’est le cas des travaux d’Yves Clot qui tente de concilier les intérêts des salariés, dont la priorité est d’abord de faire du « bon travail », avec les objectifs des directions d’entreprise. Selon Yves Clot, les directions devraient faire confiance aux travailleurs en leur accordant plus d’autonomie, en les écoutant et en les laissant repenser eux-mêmes l’organisation à partir de leur expertise du travail réel. Cela permettrait aux entreprises d’améliorer leur performance. 

Cette façon d’aborder la démarche participative et le « dialogue social » laisse cependant dans l’ombre la question de la nature de cette « performance ». De quelle efficacité s’agit-il au fond ? On voit mal comment les formes de rationalisation impulsées par les directions qui appréhendent les salariés comme des coûts dans les modes d’évaluation comptables seraient simultanément en capacité de valoriser le travail comme une source de valeur et de développement.

Guillaume Tiffon rappelle à juste titre que les entreprises ne sont pas des ilots autonomes mais qu’elles sont assujetties, tout comme les travailleurs, à des règles du jeu qui les dépassent et qui imposent une manière unilatérale de concevoir l’efficacité économique et la qualité du travail.

L’auteur a raison de souligner que ce n’est pas simplement l’organisation du travail qui est en question mais bien plus largement le procès d’accumulation du capital. Il parvient ainsi à identifier très finement le poids d’un ensemble de facteurs économiques, politiques et institutionnels qui sont liés entre eux et qui font système pour structurer les organisations en faveur des intérêts des détenteurs de capitaux et au détriment de ceux des mondes du travail. Par le diagnostic qu’il propose, il invite également à repenser le rapport salarial et les institutions qui l’accompagnent en vue de reconstruire un nouveau modèle socio-productif.