La publication des œuvres de Victor Segalen dans la Pléiade est l’occasion de redécouvrir sa vision singulière de l’exotisme.

Franchir la frontière, changer de corps, de lieu, de temps : il y a là matière à plaisir, à jouissance, et, en conséquence, à angoisse, puisque nos certitudes vacillent lors de telles traversées. Toutefois, des passages de cette sorte ne sont pas synonymes de coupure : le voyageur ne fait qu’emmener avec lui ses propres bagages, sa propre interprétation de l’univers, son propre inconscient. C’est pourquoi franchir le seuil n’est souvent qu’un leurre. L’étrangeté espérée n’est plus qu’un affalement dans l’orthodoxe puisque l’inconscient ne connaît pas la traversée des frontières. Éternel traître, il fait de nous des êtres répétitifs.

Victor Segalen, lui, a réussi ses traversées. Ce médecin de la Marine a fait du monde une partie de lui-même. Et l’explorer devint pour lui un « connais-toi toi-même » dans la multiplicité du visible. Celui qui comptait prendre un jour sa « vraie retraite » afin de « préparer une édition entièrement contradictoire de [s]es œuvres » ne put le faire. Mort prématurément à 42 ans, il ne publia de son vivant que Les Immémoriaux, Peintures et Stèles. Il s’agit des morceaux émergés d’un immense corpus que Christian Doumet – responsable de l’édition des œuvres du poète dans la Pléiade – présente judicieusement dans son mouvement d’ensemble.

 

Inactualité de l’exotisme segalenien

Segalen ne connaît pas l’âcreté et l’amertume de la boucle : en une étrange torsion, il modifie complètement l’exotisme. Sous l’impulsion de René Leys, il donne à ce sentiment tout ce qui le dégage de la pacotille ou d’un aspect touristique. Porté vers l’ailleurs, l’auteur ne duplique jamais rien du semblable, et ne se satisfait ni des rituels de certitude ni du narcissisme qu’il reproche, de son écriture puissante en ses saccades, aux auteurs de son temps (voir notamment son texte intitulé « Sur une forme nouvelle du roman »).

Le saut dans l’inconnu n’est donc pas un trompe-l’œil voué à embrayer les mêmes répétitions, à retomber dans les mêmes structures pour en préserver l’invariance, mais une voie d’accès à un véritable « au-delà », comme le dirent avant Segalen Leys, Gauguin ou Rimbaud, auxquels il consacre des textes majeurs. Si bien que le « pas au-delà » réclamé par Blanchot à la littérature n’est en rien un faux pas chez Segalen – preuve que les frontières réelles affrontent chez de tels « explorateurs » le clivage interne de l’être. Et pour Segalen, franchir ces seuils à travers essais, poèmes et fictions revient à dire « j’existe », et à s’offrir à l’abandon, au lâcher-prise.

En conséquence, les textes sont là pour exprimer une interrogation qui permet à l’auteur de sortir des murs de sa maison mais aussi de ceux de son être. Segalen ne refuse pas la déchirure du seuil, car pour lui, l’être ne peut s’atteindre que dans l’alliance à l’hétérogène. C’est pourquoi cette œuvre mérite l’adjectif que lui applique Doumet : elle est « inactuelle », car, produisant des situations hétérogènes, elle s’adresse à nous, encore et encore.