Pour les 400 ans de La Fontaine paraît un tirage spécial de ses Fables illustré par les gravures de Grandville, réunies pour la première fois.

La société animalière qui surgit de l’univers des Fables de La Fontaine est une réplique pertinente du milieu impitoyable de la cour et de la société du Grand Siècle, mais aussi de toute société humaine. Né à Château-Thierry en 1621, La Fontaine fait de sérieuses études chez les jésuites et, pensant ressentir la vocation religieuse, entre à l’Oratoire en 1641. Un an après, il quitte l’ordre et remet sa foi en question. Il se tourne alors vers le droit, tout en continuant à élargir sa culture par des lectures d’auteurs latins ou français. En 1647, il se marie et acquiert une charge de maître des eaux et forêts, ce qui lui donne l’occasion de mieux connaître la nature.

En 1658, il se sépare de sa femme pour venir vivre à Paris. Il est introduit auprès de Fouquet, surintendant des finances, ministre de Louis XIV. Son poème Adonis lui vaut d’entrer à son service et d’être pensionné. Fouquet lui commande le Songe de Vaux, pour célébrer son nouveau château de Vaux-le-Vicomte. Mais en 1661, agacé par les fastes de la fête inaugurale, le roi, qui voit en son ministre un rival dangereux, le fait arrêter. Ni l’Élégie aux nymphes de Vaux en 1661, ni l’Ode au Roi pour Monsieur Fouquet en 1663, ne font fléchir le roi. Entré au service de la duchesse d’Orléans, belle-sœur du roi, La Fontaine fréquente tous les salons les plus brillants de la capitale. En 1668 paraissent les six premiers livres des Fables, recueil dédié au Dauphin, dont le succès est immédiat. À la mort de sa protectrice (1672), il devient l’hôte de Mme de la Sablière, mondaine qui reçoit chez elle tous les esprits éclairés du siècle. Le second recueil de Fables (Livres VII à XI) paraît en 1678-1679. En 1684, il entre à l’Académie, où il prononce un discours en hommage à sa bienfaitrice, et dresse le bilan émouvant de sa vie ballottée entre le désir de grandeur et l’invincible séduction des succès faciles :

« Je suis chose légère et vole à tout sujet ;

Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;

À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire. »

Mme de la Sablière, convertie au jansénisme, s’est retirée du monde en 1680. Lorsqu’elle meurt en 1693, il trouve refuge chez des amis. Atteint par la maladie depuis 1692, il meurt en avril 1695, après avoir, l’année précédente, publié le dernier livre (XII) des Fables.

 

Humour et vérité : l’univers des Fables

Ce recueil, infime partie de son œuvre, en est la plus connue. Rangé aux côtés des Anciens dans la Querelle des Anciens et des Modernes, La Fontaine se présente comme le continuateur des anciens fabulistes, le grec Ésope et le latin Phèdre, mais revendique son originalité. Il renouvelle le genre de ce récit bref et parfois même sec chez les auteurs anciens. Il veut convertir en œuvre d’art un genre mineur. Il développe de plus en plus le récit, alterne les petites scènes de théâtre et les récits romanesques. La morale ne vient plus nécessairement clore le récit comme un enseignement. Il l’omet parfois lorsqu’elle paraît trop évidente, ou en fait le prologue de la fable. Écrites en vers hétérométriques, ses fables sont d’une grande variété. Il met en scène des animaux mais aussi des dieux et des plantes. L’univers, merveilleux et féerique, est aussi un monde cruel, celui de la nature où règne la loi du plus fort. L’homme lui-même y devient acteur. Est-ce pour mieux préciser que l’univers imparfait et impitoyable des fables est bien le nôtre ? La Fontaine dévoile en effet dans ses Fables tous les vices humains, les travers de la société de son temps avec la cour – monde des apparences –, ses courtisans et son souverain autoritaire, jaloux du pouvoir. Sa critique est éternelle : il dénonce les guerres, la puissance chimérique et corruptrice de l’argent. Tous les niveaux de la société apparaissent, riches et pauvres, forts et faibles.

La poésie vient teinter ce sombre tableau de sa fantaisie. La Fontaine veut « instruire et plaire ». Son art poétique révèle un homme profondément touché par la condition humaine, mais qui aime et observe l’homme avec tendresse. Le pittoresque des situations, le langage des animaux, la justesse des portraits sont mis en évidence par la virtuosité de la métrique qui souligne un mot, un trait d’esprit. L’image souriante de cet univers, dont les lois ne sont que celles de la nature, laisse le lecteur impuissant. Mais elle le séduit et l’invite à un constat lucide mais non désespéré. Les animaux demeurent les masques de l’homme, sans se réduire à une simple figuration allégorique. Tout en s’inspirant d’un bestiaire traditionnel et conventionnel, La Fontaine donne de l’animal une vision beaucoup plus concrète et s’amuse à multiplier les rapprochements cocasses avec la réalité humaine. Il noue avec le lecteur une complicité amusée. « Diversité, c’est ma devise » : le second recueil est un monde divers comme le premier, mais plus riche et plus varié. L’inspiration épicurienne qui s’y affirme rattache son auteur à un mouvement général de l’époque.

Comme beaucoup de ses contemporains, La Rochefoucauld ou Molière en particulier, La Fontaine jette un regard sans illusion sur la réalité humaine, proposant une sagesse liée au sentiment lucide du possible et à un sens aigu du comique. La sagesse à l’œuvre dans les Fables n’est pas le produit de quelque transcendance : elle se déduit des dialogues, des actions et des passions des personnages, placés parmi les choses terrestres. Cette édition reprend tout l’appareil critique établi par Jean-Pierre Collinet en 1991, dont il faut saluer notamment la précision pour l’explication du vocabulaire et l’érudition pour les sources de chaque fable et les nombreuses références intertextuelles. Objet de plaisir par sa beauté – et déjà celle du coffret qui protège le livre et propose une illustration de l’une des fables les plus célèbres, « Le Corbeau et le Renard » –, cette édition est aussi un instrument de travail très précieux.

 

Découvrir les 285 gravures de Grandville (1803-1847)

Cette nouvelle édition dans la Pléiade propose pour la première fois les illustrations célèbres que Grandville fit des Fables en 1837 et 1840. Ses gravures connurent alors un immense succès et Gallimard semble aujourd’hui réaliser le vœu le plus cher de celui qui écrivait dans la « Préface aux cahiers de dessins conservés dans les bibliothèques de Nancy » : « Eh ! qui sais, je ne puis me le dissimuler, il est doux à mon petit amour-propre de penser qu’un jour, un jour après ma vie… quelque consciencieux éditeur voudra bien, prenant connaissance de cette note au public, en extraire de quoi faire une préface qu’il offrira au public en tête d’une nouvelle édition du La Fontaine illustré. »

Toutes ses gravures (une par fable) se trouvent ainsi réunies pour la première fois, ainsi qu’une importante sélection de ses dessins, qui nous plongent dans l’atelier de l’artiste. Ses essais, tâtonnements et repentirs dévoilent le jeu entre représentation animale et représentation humaine des personnages. Ses illustrations proposent en effet souvent des hybrides, des mélanges entre les êtres humains, les animaux et les plantes, comme il s’en justifie dans sa préface : « Je ne combattrai pas plus longtemps ceux qui m’ont blâmé d’avoir dressé, relevé les animaux sur leurs jambes, de les avoir habillés… si j’eusse fait autrement, je n’eusse rien ajouté au texte, et qui n’ajoute rien à une œuvre n’y fait rien, la plume les ayant faits parler, le crayon devait les faire marcher, gesticuler en humains, c’était tout bête, tout naturel, tout tracé, tant pis pour qui ne s’est pas rendu à ce simple argument. Du reste, on n’en est plus là, le public s’est tellement habitué à cela qu’il n’y a plus lieu à discussion. Ça lui a plu et La Fontaine l’a dit : en France, ce qui plaît, c’est la règle. »

Notre monde est bien une « ample comédie à cent actes divers », et le talent de La Fontaine a fait d’un genre mineur un miroir universel, valable encore pour notre société, comme l’ont montré les nombreuses références à la fable qui ouvre le second recueil, « Les Animaux malades de la peste », pour parler de l’actuelle pandémie. Comme l’écrit Yves Le Pestipon en tête de sa préface : « Le pouvoir des Fables de La Fontaine est loin d’être épuisé. »