Dans La Réforme commence à Prague, Olivier Marin propose une histoire globale de la « révolution hussite » ainsi que de stimulantes analyses sur les liens entre le hussitisme et la Réforme.

De « La révolution » hussite à la première paix de religion européenne

Dans ce livre riche et dense, Olivier Marin, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris 13, retrace avec précisions et détails l’itinéraire du hussitisme depuis ses balbutiements dans les années 1400 jusqu’à sa disparition après la bataille de la Montagne Blanche en 1620. La « révolution hussite », expression que l’auteur préfère à celle de « révolte hussite », a profondément transformé la Bohême en des décennies de conflits : en 1436, la population a diminué de 40 % par rapport au début du XVe siècle, l’Église catholique a été privée de 90 % de ses biens fonciers, la monarchie a perdu beaucoup de sa légitimité et de ses châteaux au profit des villes et de la noblesse locale.

L’ouvrage prend la forme d’une chronique, suivant l’ordre chronologique du fait de sa complexité et des effets de surprise et de rebondissements dont la Réforme a été fertile. Plusieurs intermèdes rompent cependant le fil de la linéarité pour mettre la lumière sur certaines sources historiques telles la Bible de Kalice, « quintessence de l’humanisme philologique » ou sur certaines problématiques comme le féminisme supposé de la révolution hussite. Dans les premiers chapitres, Olivier Marin pose d’abord le cadre spatio-temporel, pour familiariser les lecteurs à la couronne de Bohême, constituée de régions qu’ils connaissent souvent peu ou de trop loin : la Bohême, la Moravie, la Silésie et la Lusace. Il offre également un véritable parcours dans Prague reconstituant tel un guide conférencier, les grandes heures hussites à partir de monuments contemporains. Le lecteur est immergé dans cette ville d’environ 40 000 habitants au début du XVe siècle.

Au fil de la lecture, les principaux protagonistes apparaissent : les titulaires ou candidats au trône de Bohême tels Venceslas IV ou plus tard Georges de Poděbrady et surtout les grands meneurs hussites. Jean Hus est logiquement la première grande figure présentée. Le prédicateur praguois est proche du milieu universitaire de la capitale. Excommunié en février 1411 du fait de plusieurs propositions religieuses comme la communion sous les deux espèces, il est protégé par le grand burgrave Čeněk de Vartenberk après son expulsion de Prague en 1412. Invité au concile de Constance en 1414, il est jeté en prison avant d’être traîné en procès et condamné à mort, refusant d’abjurer trente articles retenus contre lui. Il est exécuté le 6 juillet 1415 ; ses cendres sont dispersées dans le Rhin pour éviter qu’un culte ne prospère après sa mort. Ainsi, conclut Olivier Marin, « le concile de Constance fournit la force du martyr et soude les rangs des réformateurs ».

Le lecteur rencontre ensuite Jean Želivský, prédicateur hussite à l’origine de la première défenestration de Prague le 30 juillet 1419 qui marque le déclenchement de la révolution ou encore Sigismond Korybut, Jekoubek de Stříbro et bien sûr Jean Žižka, « obscur traîneur de sabre, cinquantenaire et borgne par-dessus le marché, qui avait jusqu’alors à peu près tout raté » qui défait l’armée du Saint-Empire en 1421 lors de la bataille de Kutnà Hora. Olivier Marin divise en trois « actes » la révolution hussite : Le premier acte (1419-1421) constitue l’acmé du processus révolutionnaire après la première défenestration. Le deuxième acte (1421-1427) représente une période d’instabilité : les hussites sont en proie à des guerres extérieures et à de vives divisions internes. Le dernier acte (1427-1436) correspond à l’entrée de la révolution dans sa phase conquérante avec l’époque des « raids magnifiques » en Pologne, Autriche, Saxe, et même jusque Gdansk en 1433. Ils ont pour objectif de soulager la Bohême étranglée par le blocus et ruinée par les années de guerre et d’annihiler la capacité de nuisances des puissances voisines. La peur des hussites se diffuse dans toute l’Europe occidentale. Jeanne d’Arc émet même le désir de partir combattre ces hérétiques en Bohême dans une lettre en date du 23 mars 1430.

Le concile de Bâle permet un accord scellé le 5 juillet 1436. Grâce aux « Compactata », les hussites obtiennent d’être considérés comme faisant partie intégrante de l’Église, la communion sous les deux espèces est légalisée et la domination ecclésiastique est abolie. Dénoncées par le pape Pie II en décembre 1466, elles sont rétablies, après une longue période de conflits, et érigées en loi du royaume après la diète de Kutnà Hora le 20 mars 1485. Il s’agit de la première paix de religion d’Europe : chaque habitant est libre de communier sous une ou deux espèces. Cette liberté est individuelle et ne s’étend pas sur des territoires : elle constitue donc, selon Olivier Marin, l’inverse du principe allemand du « cuius regio, eius religio ». L’accord d’une durée de 31 ans exclut la frange radicale hussite, l’Unité des frères, et fait de Prague une ville totalement hussite. C’est également le moyen pour les pouvoirs civils à l’échelon local de mettre au pas le clergé, en ayant le pouvoir de nommer les curés. Dans les faits, les campagnes tchèques se transforment en véritables déserts pastoraux, faute de religieux hussites envoyés pour desservir les paroisses.

 

Croyances et pratiques religieuses

Au fil des pages, Olivier Marin décrit des croyances et des pratiques religieuses hussites très disparates. Le symbole unificateur dès 1414 est sans aucun doute, l’utraquisme, c’est-à-dire la communion sous les deux espèces, dont l’importance est mise en avant par Jekoubek de Stříbro. La pratique est condamnée par le concile de Constance le 15 juin 1415 et considérée comme pré-schismatique. Le calice devient pourtant le symbole du hussitisme dont on orne les portes, les façades et les villes. Les hussites ont également pour point commun de refuser le monachisme et de conditionner l’autorité du pape à son comportement personnel.

Au-delà de ces éléments unificateurs, le mouvement hussite est divisé entre deux grandes tendances, « deux Réformes » : la première qu’Olivier Marin préfère nommer la « Réforme magistérielle » plutôt qu’hussitisme modéré, est dominée par l’Université de Prague. La seconde constitue une interprétation plus radicale des idées de Jean Hus. Elle se fixe dans les années 1420, dans les montagnes comme celles de Tabor. Ses adeptes se nomment les Taborites, puis plus tard l’Unité des Frères.

Les radicaux ont souvent un puissant désir d’immédiateté. Ils recherchent une relation directe avec Dieu. Ils dévaluent les sacrements de l’extrême-onction et de la confession, les objets matériels comme les vêtements ou accessoires liturgiques, les lieux ou les observances extérieures comme les fêtes ou les jeûnes. Ils soutiennent souvent une position rémanentiste, c’est-à-dire la persistance du pain et du vin après la consécration et disent la messe intégralement à voix haute en tchèque. Ils proposent enfin des « liturgies à l’état sauvage », dans les montagnes, véritables lieux de pèlerinage où le culte est rendu à l’air libre.

De son côté, la messe de la Réforme magistérielle ne se distingue de la messe catholique que par la communion sous les deux espèces et un usage de la langue vernaculaire limité aux lectures de la Bible. Ses adeptes conservent les sept sacrements mais nient la valeur des indulgences ou des pèlerinages. Ils ne souhaitent pas couper totalement les liens avec Rome : leurs prêtres reçoivent l’ordination des mains d’évêques en communion avec le pape.

Entre les deux, il existe une multitude de positions intermédiaires et de « fidèles entre deux chaires » pour paraphraser Thierry Wanegffelen qui qualifie ainsi les personnes hésitant entre catholicisme et protestantisme. Ces exemples souvent issus de la noblesse de Bohême illustrent selon les cas, des formes de christianisme interconfessionnel (coexistence entre membres d’Églises rivales), supra-confessionnel (recherche du consensus), voire non confessionnel (indifférent aux divergences dogmatiques et canoniques), ainsi que les nomme Olivier Marin.

 

Le hussitisme, une pré-réforme ?

Certains protestants ont vu eux-mêmes le hussitisme comme un mouvement précurseur de la Réforme, tel Jean Crespin qui offre une place à Jean Hus, Jérôme de Prague et Jean Žižka dans son Livre des martyrs en 1554. Laissant de côté les contradictions dogmatiques par exemple sur la présence réelle, le livre fait des hussites des précurseurs voire des prophètes du protestantisme.

Les réformateurs protestants, comme à leur suite, de nombreux historiens ont souvent comparé le hussitisme à une « pré-réforme », telle une ébauche en attente d’accomplissement. Pour Olivier Marin, cette rupture confessionnelle antérieure au protestantisme, avant l’humanisme et l’imprimerie, deux conditions jugées souvent nécessaires pour une remise en question de l’Église, « appartient bel et bien déjà […] au nouveau modèle cultuel de la Réformation ». En cultivant les méthodes scolastiques, et en se diffusant par le livre manuscrit, l’image et l’oralité, les hussites sont parvenus à devenir majoritaires en Bohême et à se faire reconnaître officiellement. Pour Olivier Marin, la révolution hussite a agi comme un incubateur dans la mesure où elle cristallisa des idées réformatrices dispersées et les fit passer presque aussitôt au stade de la réalisation mais elle a eu dans le même temps un effet paralysant, retardant l’éclosion du protestantisme : le spectacle des guerres hussites qui ont suivi la rupture avec Rome a laissé des traces dans les mémoires.

Malgré la volonté de se diffuser dans le reste de l’Europe, le hussitisme réussit peu à se répandre sur le continent, hormis quelques noyaux en Pologne ou en Moldavie. Outre la violence du mouvement, Olivier Marin insiste sur la conjoncture religieuse générale de l’époque, ponctuée de grandes réformes. Le concile de Constance comme le concile de Bâle ont eu des conséquences concrètes sur la vie des fidèles. La situation est inverse à l’époque luthérienne : l’immobilisme est grand jusqu’au concile de Trente qui débute en 1545. Contrairement aux protestants, les hussites n’avaient donc pas l’initiative réformatrice.

Olivier Marin propose, par ailleurs, une très intéressante généalogie intellectuelle du hussitisme, centrée sur deux personnages : le prédicateur pragois, Matthias de Janov et l’Anglais John Wyclif. Le premier préconise une réduction drastique des dévotions et des pratiques religieuses (pèlerinages, indulgences…) et encourage la fréquente communion. Le second est un universitaire d’Oxford du XIVe siècle. Son influence en Bohême s’explique par le mariage entre la princesse Anne et le roi Richard II, qui a permis de tisser des liens entre les deux régions et à des étudiants de Bohême de se rendre en Angleterre dans les années 1390. Ceux-ci rapportent les idées du théologien anglais qui tombent dans les mains d’universitaires pragois, et indirectement dans celles de Jean Hus. Ce dernier y apporte néanmoins d’énormes nuances et ne reprend pas la prédestination par exemple, tandis qu’il défend que la communion sous les deux espèces, absente du corpus wyclifien.

 

Disparition et renaissance

Olivier Marin narre enfin la disparition du hussitisme qui se trouve pris en étau entre la réforme catholique conquérante post-tridentine et le rapprochement avec le protestantisme et qui peine à trouver une voie intermédiaire. Dans le territoire historique hussite, la « confession bohême », mise en place en 1575, réunit luthériens, Unité des frères et hussites magistériels en adoptant par exemple l’utraquisme mais aussi la justification par la foi seule. Le consistoire d’en bas devient une structure commune à tous les fidèles recevant l’eucharistie sous les deux espèces et plusieurs églises « simultanées » sont partagées entre les différents rites. Le hussitisme perd de sa spécificité face au protestantisme et vit une réelle crise d’identité.

Du côté catholique, le concile de Trente tolérait la communion sous les deux espèces pour les fidèles de l’empire et de la maison d’Autriche jusqu’à ce que le Pape Pie V fasse finalement marche arrière et refuse toute nouvelle ordination de prêtres utraquistes en 1568. Avec l’arrivée de Ferdinand de Styrie comme roi, les compromis se terminent et le 8 novembre 1620 sur la Montagne Blanche à l’Ouest de Prague, les 27 000 catholiques dispersent les 21 000 soldats de la diète. La frange radicale du hussitisme, L’Unité des frères, se réfugie en Pologne ou en Prusse tandis que les tenants de la réforme magistérielle, n’ayant nulle part où aller, se soumettent. La recatholicisation de la Bohême est presque totale, si bien que les traces hussites ont quasiment disparu au XVIIIe siècle. Le hussitisme « rejoint l’Atlantide des Christianismes engloutis ».

Olivier Marin ne clôt pourtant pas son histoire en 1620 : le hussitisme refait surface dans le sillage de l’empereur Joseph II (1780-1790) qui réhabilite, pour des raisons religieuses, des figures comme Jean Hus ou Georges de Poděbrady considérés comme des « oracles d’un catholicisme éclairé, élitaire et philanthrope ». Au XIXe siècle, il devient un symbole nationaliste très fortement lié à l’identité tchèque. Opéras, peintures, récits narrent les grandes heures de la révolution hussite. Au XXe siècle, enfin, le leader nationaliste Tomáš Garrigue Masaryk utilise largement cet épisode historique en faveur de la cause indépendantiste. Ce dernier déclare son opposition à la monarchie des Habsbourg le 6 juillet 1915, 500 ans après la mort de Jean Hus. Les régiments tchécoslovaques créés pour combattre aux côtés de l’Entente portent des noms de grands héros hussites et le calice orne leurs drapeaux. La devise de la Tchécoslovaquie indépendante en 1918, « La vérité vaincra », est, elle aussi, inspirée de Jean Hus tandis que le 6 juillet devient un jour de fête nationale. Néanmoins, cette réutilisation laisse de côté les minorités nationales allemandes et slovaques qui rejettent majoritairement cet héritage, sans compter de nombreux catholiques. Malgré ces réserves, le hussitisme constitue encore une référence de la constitution de 1948 du régime communiste. Ce n’est que depuis les années 1960 que l’héritage hussite prend moins de place et que les Tchèques exercent un droit d’inventaire à son sujet, jusqu’à décider de déboulonner la statue de Jean Žižka à Prague, faisant référence à un passé trop violent.

 

Au terme de cette immersion de plusieurs siècles à la découverte de la Bohême hussite, le lecteur jouit d’un panorama particulièrement exhaustif de cette révolution et de ses implications religieuses, militaires et politiques. S’il parvient à s’extraire de la viscosité de la trame événementielle, tâche parfois ardue tant les rebondissements et les détails sont nombreux, il jouit d’un riche et stimulant aperçu du hussitisme dans toutes ses nuances et ses diversités. La grande force de l’ouvrage d’Olivier Marin tient à la thèse qu’il défend avec justesse et rigueur : le hussitisme appartient bien au « modèle cultuel et social » de la Réforme et n’a rien de l’hérésie médiévale, catégorie dans laquelle on l’a souvent injustement placé.