Deux peintres, leurs écrits et les écrits philosophiques se réfléchissent et réfléchissent la peinture : Magritte et Kokoschka
Pourquoi avons-nous oublié que les images, et notamment les oeuvres peintes, pensent ? Qu'en est-il d'une appréhension de cette « pensée sans concept » ou « écriture picturale » ? Les images montrent, elles se composent et se décomposent, un peu comme les phrases, et elles composent des mondes à l'attention des spectateurs. Mieux, elles constituent ces mondes comme autant de pensées du monde (pensées du monde et non pensées sur le monde). Telle est l'hypothèse que défendent, dans des genres très différents, les écrits d'Oskar Kokoschka (1886-1980), d'une part, et celui de Sémir Badir au sujet de René Magritte (1898-1957).
Pour Sémir Badir, maître de conférences à l’université de Liège, les images du peintre, au même titre que les phrases des philosophes, sont aptes à former des idées, à les mettre en valeur dans des arrangements particuliers, comme notamment celui des Surréalistes.
Quant à Oskar Kokoschka (1886-1980), peintre autrichien, enseignant, lithographe, metteur en scène d’opéras, ses écrits abordent les arts anciens et contemporains, abstraits et figuratifs, d'ici et d'ailleurs, à partir de catégories philosophiques, comme, par exemple, « la conscience », tout en traversant les interrogations fondamentales de son temps, deux Guerres mondiales, la terreur totalitaire, la chasse à « l’art dégénéré », une Autriche de fin de règne et une Vienne détruite, bref : « une société qui va mal ».
L’actualité éditoriale nous vaut de rapprocher ces deux auteurs dont les préoccupations se recoupent d'une manière frappante. Pour eux, partout où les œuvres d’art sont importantes, elles excèdent la représentation. C’est le trait commun qui relie ce surréaliste et cet expressionniste. Aucun ne veut céder à l’esprit positiviste de l’imitation artistique ; tous les deux cherchent à outrepasser les conditions de vie normées de la civilisation présente.
Aussi s’éloignent-ils de la surface de la chose, sa représentation, tant dans leurs œuvres que dans leurs écrits, et relèvent-ils le caractère de protocole culturel de l’art moderne, tout en appartenant à un même espace historique, celui des sociétés techniciennes, de la circulation touristique, de la spéculation sur les devises et de la dispersion culturelle, selon les mots même de Kokoschka dans un texte de 1958. Pour autant, Magritte comme Kokoschka sont méfiants à l’endroit de « l’idée d’un « esprit d’époque ». La preuve en est l’écart entre les deux peintres en ce qui concernent l’aide spirituelle à apporter aux Allemands après-guerre, problème que Magritte ne traite pas, tandis qu’il est central chez Kokoschka, on voit bien pourquoi.
Philosophie et représentation
Quelle relation doit-on lire entre les écrits d’artistes et leur œuvre ? Doit-on les négliger, en les prenant pour de simples justifications sans consistance, ou les prendre très au sérieux ?
La réédition récente des propos de Louis Scutenaire sur Magritte, aux Éditions de L’Atelier contemporain (2021), a réveillé un intérêt assoupi autour de ce peintre. Ami de Magritte, surréaliste et communiste lui aussi, le critique d’art a orienté les premières interprétations de cette œuvre magrittéenne. Et il a proposé une périodisation du travail du peintre qui a aidé Sémir Badir à orienter son commentaire.
Mais Badir imagine une nouvelle approche de la pensée-peinture de Magritte, dont on doit souligner l’efficacité. Elle permet de prendre certaines œuvres à témoin. Il propose de construire et d’instruire des correspondances entre les questions qui intéressent les philosophes, et les problèmes posés auxquels Magritte s’est confronté. Comme on pourrait dire de sa peinture qu’elle pousse la soi-disant opposition abstrait-concret jusqu’à l’absurde, étant donné que toute peinture déploie le même arbitraire relativement au monde objectif, on peut affirmer que Magritte, au nom du surréalisme, ne cesse de creuser l’écart qui sépare la saisie de la réalité de l’existence du réalisme pictural.
De belles rencontres
Ces rencontres entre Magritte et les philosophes ne sont pas des rencontres réelles. Stimulantes, au demeurant, c'est bien Sémir Badir qui les orchestre. Les philosophes y servent d’escortes et d’instrument de faire-valoir aux œuvres, en vue non de penser la pensée en images mais d’en attester l’importance et la puissance. Il s'agit de partir des œuvres de Magritte, qui évoquent pour l’auteur tel ou tel philosophe. En l’occurrence, Ludwig Wittgenstein, Jean-Paul Sartre, Platon, Immanuel Kant, G.W. F. Hegel, Friedrich Nietzsche et Michel Foucault. Quant aux thèmes qui permettent ces rencontres, ils sont nombreux mais tournent tous autour de l’idée suivante : de la peinture de Magritte, on pourrait dire qu’elle pousse la soi-disant opposition abstrait/concret, centrale au XXème siècle, jusqu’à l’absurde, étant donné que toutes les pratiques picturales déploient le même arbitraire artistique, relativement au monde objectif.
L’auteur s'intéresse au rapport entre le même et l'autre chez Magritte, par l'étude des variations chez ce peintre, qui disait: « j’ai peint souvent des variantes de mes images, c’est ma façon de mieux cerner le mystère, de mieux le posséder ». C'est ainsi que se manifeste l’ambition de Magritte : penser au moyen de la peinture, comme le philosophe pense au moyen des mots. Magritte laisse entendre à juste titre qu’« un lien existe entre les philosophes et les artistes : ils défendent la cause de l’esprit ».
Magritte communique aussi sa pensée par le moyen de la parole et de l’écrit. Il faudrait donc maintenant relire les communications verbales du peintre, à la lumière des propos développés dans cet ouvrage. Ce serait même ce double rapport qui serait passionnant à suivre : en passant du statut artistique de la pensée à son statut académique, et en se focalisant sur la médiation qui s’opère de l’un à l’autre.
L'auteur décèle un point plus frappant : Wittgenstein souligne qu’une proposition logique ne dit rien, mais montre quelque chose, au lieu de la dire. Et il ajoute que ce qui peut être montré ne peut être dit. Or, Magritte écrit en 1963 : « Les images peintes sont l’égal de la parole, sans se confondre avec elle » et il ajoute : « Ce que l’image peut montrer, la parole peut le dire, ce que dit le langage, l’image ne peut le montrer ». Comment analyser ces distinctions entre dire et montrer, comment relier cette distinction à la fonction du langage : dire quelque chose, et à celle de l’image : montrer quelque chose ? Quel rapport est postulé entre la chose dont on parle et celle que l’on montre ? Autant de questions qu’explorent les tableaux les plus célèbres de Magritte (La condition humaine, Ceci n’est pas une pipe, etc.)
Tandis que chez Wittgenstein la possibilité d’une translation du dire au montrer est récusée, chez Magritte la transposition est admise, quoiqu’avec d’expresses réserves. Ce qui est décisif ici c’est la manière dont l’auteur prolonge ce constat, n’hésitant pas à détailler la position de l’un et de l’autre. Mais il a aussi l’habileté de souligner que dans les deux cas, on est renvoyé à un usage particulier du terme « montrer ». En ce sens, en effet, « montrer », c’est combiner, joindre, lier, unir. C’est la manifestation d’une fonction syntaxique qui est pointée dans l’acte de montrer. Il suffit alors de se reporter aux images de Magritte pour en tirer des conséquences. Ces images montrent des images réunies selon un ordre qui fait immédiatement sens. Les tableaux de Magritte, évidemment, ne montrent pas le monde, ne montrent pas des objets, mais instituent une autre logique qui n’est pas la logique ordinaire de la description et encore moins la logique ordinaire d’une raison utilitaire, comme le montre le Ceci n’est pas une pipe, dont l’auteur conteste l’interprétation proposée par Michel Foucault.
La condition humaine
Au sujet de La condition humaine, tableau qui « représente » un chevalet placé devant une fenêtre, sur lequel une toile peinte « reproduit » le monde extérieur, sorte de mise en abyme, tableau dans le tableau, l’auteur pointe la représentation, dans l’œuvre d’art, d’une chose à sa ressemblance, capable d’évoquer ce qu’elle signifie. Si un parallèle avec Les Ménines de Diego Velasquez permet de repousser l’idée selon laquelle ce tableau se préoccupe du spectateur, ce qui est le cas des Ménines, l’auteur nous conduit plutôt vers une autre interprétation : le tableau donne à voir le spectacle de la peinture. La peinture s’y donne à être regardée. Montrant qu’existent plusieurs lectures de cette œuvre (phénoménologique, analytique, surréaliste, allégorique, etc.), il se fixe sur un rapprochement avec Platon. Il est alors question de notre rapport au monde et à la représentation que nous en avons. Soit une interprétation métaphysique, où la fenêtre vient au cœur de l'analyse, ce que le lecteur pourra découvrir.
Magritte, d'une certaine manière, libère la peinture, comme cela est envisagé dans l'Esthétique de Hegel. Il la libère de la censure, au sens où il recherche l’émancipation de l’art par le passage de la peinture à sa limite. C’est là toute la géniale ironie divine de l’artiste qui, d’ailleurs, s’épanouit surtout dans la dialectique beau/laid. Plus avant d’ailleurs, l’auteur trouve une expression sans doute plus précise : Magritte se libère des chaînes traditionnelles et revient au tumulte d’une jeunesse bruyante et folle furieuse. Ainsi réunit-il des choses qui s’excluent.
L’aide spirituelle dont la société a besoin
C’est par une toute autre procédure qu'Oskar Kokoschka aborde les philosophes et la philosophie. Il est un des fondateurs de la revue Der Sturm, revue de promotion de l’art contemporain de son époque. Mais le peintre devenu auteur ne s’en tient pas à l’art. Il donne des conférences plus générales (esthétiques, politiques, sociales), rassemblées dans ce volume. Ce dernier présente la première traduction en français du troisième tome des Écrits de Kokoschka. Les textes en question ont été retenus par l’artiste lui-même. Ils sont caractérisés, dans l’ensemble, par un esprit polémique redoutable, même si parfois cette édition manque d’annotations pour expliquer les enjeux internes à la culture autrichienne de l’époque. Néanmoins, elle présente une partie des œuvres commentées par le peintre en vignettes, accompagnées d’esquisses parallèles de ce dernier.
En 1957, la Stuttgarter Zeitung lance auprès d’artistes et de scientifiques une enquête sur le thème : « Redécouverte de l’immuable ». Après avoir relevé le paradoxe instillé par une question de ce type à l’époque des Guerres mondiales et des dévastations de toutes sortes, Kokoschka répond que l’époque est prise entre deux feux : les doctrines religieuses de l’au-delà et les fantasmes du progrès téléologique. Appliquant alors cette perspective au domaine de l’art, il tente une synthèse rapide de l’état des lieux (compte tenu des contraintes de place disponible pour un article) entre peinture religieuse révelée (chez les dominicains notamment), peinture non-figurative et peinture figurative. Mais c'est pour déplacer la question posée : ce qui est immuable, ce n'est pas les objets produits par les humains, mais l’œil humain même dans lequel toutes les possibilités de mise en forme artistique sont présentes. Et il ajoute, en référence à André Malraux : « comme en un véritable musée imaginaire ».
Dans tous ces textes (conférences, discours, réponses à des enquêtes, écrits en vue d’émissions de radio, lettres, etc.), Kokoshka ne cesse de polémiquer avec l’art dit abstrait, un art dont il affirme qu’il menace l’humanité de se borner à de simples réflexes nerveux, et il le fait en accentuant son opposition à cet art qui « élimine l’homme » (1958) et ne transmet rien d’autre que du « néant », art en définitive tout juste bon pour un marché d' « hystérique ».
Sur ce fondement, on peut reprendre la lecture de ce volume par le début, lui qui s’ouvre par une conférence de 1912. « Sauvant » d’une manière ou d’une autre les cultures au sein desquelles il a vu le jour (gréco-latine et anglo-saxonne), il veut réaffirmer que « la vocation de l’artiste est aujourd’hui de rendre à l’homme la place qu’il a perdue dans la nature ». L’homme n’est pas un automate, comme la civilisation technicienne d’une part, et les totalitarismes d’autre part, nous le présentent. Ainsi s’éclairent les premiers textes qui portent sur la question de la conscience dans ses rapports avec le monde. Ce propos est très précisément orienté vers la fonction de la peinture, cette activité créatrice qui, suite à la manière dont l’humain par différence avec l’animal constitue le monde par sa conscience, ne saurait être réduite à une copie du monde. Elle constitue d’abord le monde. Tout en retraçant une trajectoire de la conscience, l’auteur finit, dans la même logique, par se polariser sur la « transmission », comme si l’auteur désirait solliciter chez ses interlocuteurs peintres une certaine conscience de la filiation.
Kokoschka insiste sur la signification du « voir », cette activité à laquelle les humains de certaines aires culturelles doivent leur conscience. En ceci il est bien proche de Magritte. Il distingue regarder et voir, mais par le dire, ce qui complète la perspective. Au demeurant, précise-t-il dans un très bel hommage à Adolf Loos (qui d’une certaine manière le sauve de la boucherie de la guerre), on peut et doit apprendre à chercher comment voir et à donner forme à notre rapport au monde : « Après tout, on tâche bien de se faire comprendre dans un langage articulé, et non en bégayant, en gémissant ou en se contentant de s’étonner de tout » (1933). Il ajoute, un peu plus tard : « J’apprends à mes élèves à ouvrir les yeux. » Et cela consiste d’abord à s’opposer au monde mécanique : « Je crois que la seule issue à la catastrophe où nous a plongés la civilisation techniciste est d’apprendre à voir, au lieu d’adopter la position fataliste de spectateur » (1956).
S’il faut donc des yeux pour voir, la raison permet de pénétrer du regard ce qui se joue face à nous, dans le monde. De toute manière, nous sommes désormais soumis à une pensée scientifique, économique et politique qui enfante des monstres. Elle nous laisse impuissants au sein de l’être, en un fatalisme dénué de tout centre moral (1950), comme en une vision historique, puisque « concomitant à l’acte de voir, un acte de pensée s’est accompli, grâce auquel l’homme grec s’éveille des craintes inextricables du fatalisme ». Ainsi échappe-t-on au millénarisme religieux et au millénarisme prolétarien.
Mais cette vision grandiose, très occidentale (même si l’idée en repose sur le fait que Vienne a brisé l’assaut de l’Orient contre l’Europe, allusion à 1683) ne peut ignorer ni la période totalitaire, et la manière dont elle a paralysé l’ensemble de la vie spirituelle européenne, ni les arts d’autres civilisations : Indiens, japonais, chinois, Aztèques, Mayas (1953, Académie Internationale de Salzbourg). Malgré la situation d’après-guerre et l’occupation, certains Allemands ont tout de même sauvé des trésors culturels de la destruction et prouvé leur engagement dans la volonté d’œuvrer pour la culture (Schaffhouse, exposition de peintures allemandes, introduction du catalogue, 1947).
Kokoschka traverse l’histoire de l’art, en bon connaisseur, tant de l’art abstrait contemporain, qui récapitule de façon exacte, sur le plan optique, un contexte social dans lequel l’au-delà est la seule issue possible, que de l’art de Jérôme Bosch qui au contraire requiert la connaissance des vestiges d’une représentation religieuse originelle (critique, puisqu’elle aboutit à la Réforme). Modeste, toutefois, il se demande sans cesse s’il ne parle pas dans le vide, comme beaucoup de ses contemporains, et si l’humanité ne préfère pas, au lieu de l’écouter, s’élancer « vers la lune en se faisant sauter avec son propre pétard ». Et de citer : Loos, Karl Kraus, Arnold Schönberg, Anton von Webern, Goerg Trakl. Tous, ils ont voulu rendre le monde à nouveau habitable, sans être vraiment entendus ! Alors, il achève ses propos par un appel un peu désespéré (1956) : que l’on rende « à l’individu cette disposition intérieure à voir consciemment, cette pénétration du regard, dès lors qu’il l’a perdue ».
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