La publication de nouvelles de jeunesse conservées par Bernard de Fallois nous fait entrer dans le laboratoire du futur auteur de La Recherche.

« Le Proust d’avant Proust »

Sans À la Recherche du temps perdu, l’œuvre de Proust (1871-1922) resterait limitée à ses textes de jeunesse, recueillis dans Les Plaisirs et les jours (1896), et à ses traductions de John Ruskin, La Bible d’Amiens (1904) et Sésame et les lys (1906). Entre les deux, Bernard de Fallois (1926-2018), jeune agrégé qui avait commencé une thèse sur Proust et qui devint finalement le brillant éditeur que l’on sait, a exhumé dans les papiers que lui a donnés Suzy Mante-Proust, la nièce de l’écrivain, plusieurs textes : en premier lieu, « un grand roman en pièces détachées, paradoxalement écrit à la troisième personne » (comme l’explique Luc Fraisse dans sa préface), qu’il a publié sous le nom de son personnage principal, Jean Santeuil, en 1952 ; mais aussi d’autres cahiers, qui se placent au seuil de La Recherche, autour de 1908, et « révèlent que ce cycle romanesque est né en même temps qu’un essai, polémique mais philosophiquement fort argumenté, tourné contre la méthode biographique de Sainte-Beuve ». Bernard de Fallois a publié cet « essai de théorie littéraire tournant au roman » sous le titre, parfois suggéré par Proust dans ses lettres, de Contre Sainte-Beuve en 1954.

À l’automne 2019 enfin, ont été publiées (aux éditions de Fallois) des nouvelles retrouvées, qui ont provoqué dans le monde littéraire une grande agitation, dans laquelle le centenaire du Prix Goncourt de Proust pour À l’Ombre des jeunes filles en fleurs n’était pas pour rien. Ces nouvelles sont aujourd’hui reprises dans la collection de poche « Folio Classique », avec un appareil critique encore plus développé, établi très soigneusement par l’universitaire Luc Fraisse, et qui occupe plus des deux tiers du volume. La mise au jour de tous ces textes permet de battre en brèche le mythe d’une vie de Proust « coupée en deux : une jeunesse passée dans les salons, la fleur à la boutonnière ; puis une maturité consacrée à l’élaboration acharnée d’un grand œuvre ».

 

Le thème de l’homosexualité

Dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, Proust transpose ses propres tourments charnels dans la sphère de l’homosexualité féminine, comme il le fera à nouveau plus tard. « Le mystérieux correspondant » qui se meurt d’amour et de désir pour Françoise de Lucques n’est autre que son amie Christiane, ce qu’un lapsus calami de Proust pourrait faire deviner au lecteur : « Dans le dernier mot de l’inconnu les mots : “Vous ne me reverrez plus” l’inquiétaient plus que tout. Puisqu’il disait revoir, elle l’avait donc vue. » Luc Fraisse voit dans ces nouvelles de jeunesse, dont certaines sont inachevées, « ce journal intime que l’écrivain n’a confié à personne. » C’est sans doute la raison pour laquelle Proust ne les a pas retenues pour les publier dans Les Plaisirs et les jours (alors que certains de leurs titres figurent dans la table des matières de ce premier livre), non pas à cause de leur caractère scabreux qui susciterait le voyeurisme, mais parce que le thème en lui-même était scandaleux à cette époque. « Elles approfondissent, par des chemins extraordinairement variés, le problème psychologique et moral de l’homosexualité. Elles exposent une psychologie essentiellement souffrante. Elles ne nous introduisent pas par effraction dans l’intimité de Proust : elles donnent à comprendre une expérience humaine. » « Souvenir d’un capitaine » détaille la mémoire douce-amère d’un échange de regards troublant avec un brigadier jamais revu. « Aux enfers », sur le mode de l’exercice scolaire de ces années-là, imagine le dialogue entre Quélus (Caylus), Samson et Renan sur l’amour entre les hommes et la place particulière qu’y occupent les femmes : « J’allais me consoler près d’elles des trahisons de mes amants et il y a quelque douceur à pleurer longuement et sans désir contre un sein parfait ». Le lecteur trouvera, en annexe et dans un développement intitulé « À l’ombre des jeunes gens en fleurs » une ode de Proust à un groupe de jeunes golfeurs rencontré durant l’été 1908 à Cabourg :

 

« Délaissant pour un mois les dames du Faubourg

Ce soir je pense à vous, jeunes gens de Cabourg

Qui quelque jour peut-être aimeront plus d’un livre

De moi, lorsque j’aurai déjà cessé de vivre ! »

 

« La fée des délicatesses incomprises »

On comprend, en lisant cette citation de la nouvelle « Le don des fées », à quel point Proust a pu enchanter Roland Barthes, pour qui la délicatesse comptait tant : « Mes sœurs t’ont donné la beauté, le courage, la douceur. Tu souffriras pourtant puisqu’aux leurs je dois hélas ! joindre mes dons. […] Tout le monde te fera du mal, te blessera, ceux que tu n’aimeras pas, ceux que tu aimeras plus encore. » On trouve en germe dans « C’est ainsi qu’il avait aimé… », parabole inachevée qui clôt cet ensemble disparate et pour tout dire assez décevant – mais pouvait-il en être autrement ? –, la lumineuse formule qui résume dans Le Temps retrouvé le rôle de la souffrance comme constante dans l’esthétique de Proust : « les idées sont des succédanés des chagrins. » Le véritable enchantement et la seule admiration que lecteur de ces textes pourra finalement éprouver, lui seront procurés par la remarquable érudition de Luc Fraisse, non seulement dans le soin mis à éditer ces textes, avec les variantes et ébauches du manuscrit et leurs commentaires toujours très judicieux et stimulants (voir la variante i page 75 : derrière « une petite fille », on aurait pu lire « un petit garçon », ce qui fait écrire à l’universitaire : « Gilberte était un petit garçon ; par prudence Proust en fera une petite fille. […] Le conte ancien “Le don des fées” livrait l’épisode vécu, qui sera recouvert par l’invention romanesque »), mais surtout dans sa connaissance immense de La Recherche et de la correspondance de Proust, qui lui fait repérer dans telle phrase de ces nouvelles retrouvées ce qu’il appelle « l’étymologie » de tel ou tel épisode du monument romanesque. De là à dire que nous nous trouvons « aux sources de La Recherche du temps perdu », comme l’indique le titre de son essai au début des documents fournis en annexe, il y a un pas qu’on peut ne pas faire avec lui, pour retourner peut-être à l’œuvre achevée, plutôt que de voir ici des « textes [qui] palpitent comme de la matière en fusion », comparaison sans doute exagérée qui lui vient de son enthousiasme, bien compréhensible, d’exégète et de premier lecteur.