La réédition des "Nouvelles pensées" de Natalie Barney, titre-phare publié en 1939, donne accès à ses aphorismes acides et brillants et à ses réflexions poétiques.

Célèbre par son salon parisien de la rue Jacob et par les personnalités qu’elle y reçoit (Gertrude Stein et Alice Toklas, Adrienne Monnier, Sylvia Beach, Marguerite Yourcenar, Paul Valéry, Max Jacob, Ezra Pound, Paul Léautaud), Natalie Barney, richissime Américaine née en 1876 dans l’Ohio, offre, dans le Paris de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres, une grande visibilité aux amours lesbiennes. Elle vit les siennes ouvertement et assume leur multiplicité.

« Après Eva Palmer et Liane de Pougy, elle se lie avec Renée Vivien avec laquelle elle fera en 1905 le voyage vers Lesbos, l’île de Sappho dont elles célèbrent la mémoire et le culte, puis avec d’autres écrivaines telles Lucie Delarue-Mardrus, Colette, Élisabeth de Gramont, Djuna Barnes, Dolly Wilde, et bien sûr la peintre Romaine Brooks », note Suzette Robichon dans la présentation de ce volume qui s’ouvre sur une définition résumant bien cet immense appétit de vivre : c’est « se frayer un chemin à travers son propre infini. »

Son surnom d’Amazone lui a été donné par Rémy de Gourmont après la parution d’Éparpillements en 1910. Une citation de lui figure en épigraphe du livre, en revendiquant la dimension autobiographique : « Écrire avec sa vie ».

 

Le sens de la formule

Natalie Barney aborde dans ce livre des thèmes universels comme l’amour, les femmes, la politique, la religion ou la mort, d’un point de vue égotiste et brillant qui donne à ses aphorismes leur saveur et leur efficacité comme dans cette définition : « L’amour est l’unique communisme auquel je crois. »

Dans l’art de la formule, elle se met à bonne école en citant La Bruyère en exergue du chapitre « Bel esprit », et en perpétuant sa misogynie : « Femme de lettres : pour elle, parler à quelqu’un c’est écrire à haute voix, c’est s’écouter écrire. » Elle a l’art de faire image en quelques mots : « L’ombre de l’écrivain est une tache d’encre. » Ou encore : « Je voyage aussi mal qu’un panier de framboises. » Son égotisme n’ignore pas l’autodérision. Si la vie est « ce pèlerinage vers soi », et l’égoïsme « une défense », encore faut-il « avoir quelque chose à défendre ». Elle use de façon très économique du tiret pour faire mouche sans avoir à utiliser un verbe : « Nos pensées inavouables — les plus ressemblantes. »

Elle dénonce les idées toutes faites des formules paresseusement figées : « Reculer pour mieux sauter ou simplement pour mieux reculer ? » Elle refuse tout sentimentalisme : « Elle avait le cœur sur la main et personne pour le lui prendre ! » Son pessimisme rappelle certaines maximes de La Rochefoucauld : « On devient philanthrope de n’avoir jamais rencontré personne. » Elle a comme lui le sens des équilibres et des fausses symétries : « Les peuples acceptent l’inévitable pour n’avoir pas su favoriser l’évitable. »

 

Liberté grande

Le féminisme de Natalie Barney est complexe et subtil, comme dans cette réflexion pleine d’humour : « La frivolité des femmes – la mienne incluse ! – me déçoit ; mais devant les cataclysmes dus au sérieux des hommes je relève la tête ! » Chez elle, même les femmes n’échappent pas à une forme de misanthropie acide : « Féminisme : rendre les femmes éligibles – elles, au moins, n’ont pas encore donné toute la mesure de leur bêtise ! »

Comme les grands moralistes, elle cherche à nous défaire de nos illusions : « L’aimée, n’est-ce pas celle que l’on verra dans deux ou trois ans comme d’autres la voient dès à présent » (à la fin d’un chapitre appelé cruellement « Commencements »). Elle revendique une liberté libérée de toutes les entraves, y compris de celles du temps : « Libérons notre poignet de cette montre qui bat d’un autre rythme que notre pouls. »

Ses réflexions sur l’attente sont particulièrement convaincantes et s’étoffent même à la dimension d’une nouvelle justement appelée « La nuit blanche ». Sa séduction conquérante semble capable de triompher de la virilité et même de s’y substituer : « C’est en voyant les femmes si mal aimées de leur amant qu’elle devint leur amant. » Elle n’épargne pas plus les hommes que les femmes sous sa plume acérée et caustique : « Cette course à la joie – où tu arrives trop souvent le premier ! »

On prend donc grand plaisir à lire ces Nouvelles pensées de l’amazone, mais surtout à les relire dans un autre ordre, presque au hasard, en choisissant ici ou là une perle dans ce collier si original. Le choix de la couverture par l’éditeur fait de ce recueil un très bel objet, aussi bien par sa forme que par son contenu, aussi surprenant que stimulant.