Condensé de l'histoire de l'Afrique australe, le fleuve Congo est confronté aujourd'hui à de multiples défis auxquels les États limitrophes doivent répondre.

Moins connu que l’Amazone et le Nil, le Congo n’en est pas moins le deuxième fleuve le plus puissant au monde. Long de près de 5 000 kilomètres, il prend sa source sur les hauts plateaux limitrophes de l’Afrique australe et se jette dans l’Atlantique après avoir décrit une très grande boucle. Son bassin s’étend sur neuf pays. Cours d’eau et lacs servent de frontière naturelle entre la République démocratique du Congo et ses voisins. Source d’énergie hydroélectrique, le fleuve est aussi l’une des plus belles voies navigables du continent. Le géographe Roland Pourtier* signe un livre aux éditions du CNRS sur ce fleuve convoité et sur les enjeux économiques, environnementaux, géopolitiques de son immense bassin logé au cœur de l’Afrique centrale.

 

Nonfiction.fr : Le fleuve Congo a été abordé par l’explorateur David Livingstone quand il cherchait les sources du Nil, mais c’est Henri Morton Stanley qui résolut l’énigme du Congo. Quel a été le rapport des explorateurs à ce fleuve ?

Roland Pourtier : Au cours de ses explorations en Afrique australe, Livingstone a en effet atteint un cours d’eau qui, sous le nom de Lualaba, désigne le cours supérieur du fleuve Congo en amont de Kisangani. Le célèbre explorateur-missionnaire se demanda jusqu’à sa mort en 1873 si le Lualaba n’était pas en réalité le cours supérieur du Nil. Henri Morton Stanley leva le doute en apportant la preuve de la continuité du Lualaba-Congo qu’il descendit depuis le point où Livingstone s’était arrêté jusqu’à son embouchure lors d’une exploration épique de 999 jours (1874-1877). Il donna au passage le nom de Stanleyville à l’actuelle Kisangani, là où le nom de Lualaba le cède à celui de Congo, et de Stanley Pool, aujourd’hui Pool Malebo, à l’expansion  lacustre située à l’amont des chutes qu’il baptisa Livingston Falls.

Stanley résolut ainsi une des grandes énigmes que la géographie de l’Afrique posait aux Européens depuis qu’en 1472 le navigateur portugais Diego Cao avait mouillé dans un vaste estuaire auquel il donna le nom de Zaïre (dérivé d’un mot signifiant l’eau en langue locale), bientôt appelé aussi Congo en référence aux populations riveraines. Pendant quatre siècles nul ne sut d’où provenaient les eaux d’un fleuve dont la puissance étonnait mais qui s’était avéré un cul de sac : à 150 kilomètres de l’Atlantique, et sur un parcours de 300 kilomètres, une série de chutes et de rapides interdit la navigation. Le bourrelet montagneux de la chaîne du Mayombe verrouilla le bassin du grand fleuve pendant quatre siècles. Avec l’organisation de la traite négrière à destination des Amériques, les Européens restèrent cantonnés sur la côte et les rives de l’estuaire du Congo-Zaïre où ils réceptionnaient les convois d’esclaves.

C’est seulement au cours du XIXe siècle qu’un nouvel intérêt se manifesta pour l’exploration des dernières grandes terrae incognita du continent. La curiosité géographique, aiguillonnée par la quête passionnée des sources du Nil et du Congo, la mission « civilisatrice » et la lutte contre l’esclavage, précédant l’intérêt suscité par les produits tropicaux (bois précieux, ivoire, caoutchouc) redonnèrent aux fleuves toute leur importance comme voies d’accès vers l’hinterland africain.

Les cours d’eau servirent ainsi de guide à la reconnaissance géographique de l’Afrique intérieure et à sa cartographie. Lorsque les buts scientifiques et humanitaires des explorations le cédèrent aux rivalités géopolitiques et aux convoitises économiques, les fleuves devinrent des enjeux majeurs du partage territorial de l’Afrique entre puissances européennes.   

 

Le fleuve occupe une place majeure lors de la conférence de Berlin (1884-1885) puisque l’Acte final proclame la libre circulation sur le Congo. Comment la conférence aborde-t-elle ce fleuve et arbitre-t-elle les ambitions entre les puissances européennes?

La question du Congo a été au cœur de la Conférence de Berlin, moment décisif où les Européens décident du destin de l’Afrique noire. Depuis le début des années 1870, l’Afrique équatoriale suscitait un intérêt croissant en Europe. En 1876, le roi des Belges Léopold II réunit une Conférence de géographie à Bruxelles pour en débattre. Une Association Internationale Africaine (AIA) est alors créée pour favoriser les actions scientifiques et humanitaires, mais très vite prévalent les intérêts nationaux. Savorgnan de Brazza œuvre pour la France en parachevant l’exploration du fleuve Ogooué autour duquel se construira le Gabon. En 1880, il fonde un poste sur la rive droite du Stanley Pool (Pool Malebo). Bientôt baptisé Brazzaville, ce poste sera le pivot du Congo français, ancêtre de la République du Congo. Quant à Stanley, entré au service de Léopold II, il fonde en 1881 Léopoldville, non loin du village de Kinshasa, sur la rive gauche du Pool, et établit les bases de la future République démocratique du Congo.

Dans le sillage de ces deux bâtisseurs d’empire, les explorations du bassin du Congo se multiplient, aiguisant appétits et rivalités. C’est pour régler les questions juridiques et politiques qu’elles soulèvent et éviter les conflits entre puissances européennes que Bismarck réunit la conférence de Berlin. L’Acte final proclame la liberté de circulation sur le fleuve Congo (de même que sur le Niger), la liberté de commerce dans un « bassin conventionnel du Congo » et établit les règles qui devront présider à l’appropriation des territoires africains par les États européens. Enfin, un « État indépendant du Congo » se substitue à l’Association internationale africaine. Léopold II en sera le chef à titre personnel jusqu’à sa transformation en colonie du Congo belge en 1908.

À Berlin, il n’a jamais été question des populations africaines qui n’étaient pas représentées à la conférence. Le découpage géographique et politique du bassin du Congo a été décidé sans elles, sur les seules bases de l’hydrographie qui lui donnait une apparence de légitimité naturelle, et des droits d’antériorité historique revendiqués par la France au nom de traités signés antérieurement avec des chefs ou rois locaux ou conclus par Brazza, et par le Portugal arguant de sa présence sur la côte depuis la fin du XVe siècle.

 

Avec un bassin hydrographique d’une superficie de près de 4 millions km², le Congo et ses affluents drainent neuf États. Quelle place occupe le fleuve dans les relations entre ces pays ?

Les 3,7 millions de kilomètres carrés du bassin du Congo sont très inégalement répartis entre les 9 États. La RDC couvre à elle seule 62% de sa superficie, contre moins de 7% pour le Congo-Brazzaville. Ses frontières ont été précisées après la Conférence de Berlin par une série de traités signés avec la France, le Portugal, la Grande Bretagne, l’Allemagne. Conformément aux théories privilégiant les « frontières naturelles », celles de la RDC correspondent pour la plupart soit à des cours d’eau (Congo, Oubangui et Mbomou, Ngoko, Kasaï, Kwango, Luapula) ou des lacs (Lacs Albert, Edouard, Kivu, Tanganyika, Moero), soit à des lignes de partage des eaux (Congo-Nil  au nord-est, Congo-Zambèze au sud-est). Mais ces frontières hydrographiques ne tiennent pas compte des héritages historiques, de sorte que de nombreux groupes ethniques se trouvent répartis entre plusieurs États, par exemple les Kongo entre les deux Congo et l’Angola. Aux limites orientales de la RDC, la situation est particulièrement complexe, suite à des migrations depuis la région des Grands Lacs vers les marges du bassin  du Congo. Elles sont la source de conflits récurrents depuis un quart de siècle, impliquant le Rwanda, le Burundi et l’Ouganda.

Le fleuve Congo et ses grands affluents constituent le plus beau réseau navigable d’Afrique et une voie de liaison inter-États de premier ordre, du moins en théorie, entre le Congo-Kinshasa, le Congo-Brazzaville et la République centrafricaine (RCA). L’axe fluvial international Congo-Oubangui a contribué au désenclavement de la République centrafricaine, mais les crises politiques, l’insécurité et  des étiages de plus en plus sévères sur l’Oubangui ont considérablement réduit l’activité fluviale. Dans l’ensemble du bassin  du Congo, les voies d’eau ont beaucoup souffert d’un déficit chronique d’entretien des infrastructures. La Commission Internationale du Bassin Congo-Oubangui-Sangha (CICOS) tente de réhabiliter et coordonner la navigation, mais le transport fluvial reste handicapé par l’absence de liaison avec l’Atlantique, les chutes séparant le Pool du port de Matadi imposant un transbordement peu commode de la voie d’eau à la voie ferrée ou à la route. Aujourd’hui  l’essentiel des échanges internationaux s’effectue par route vers les ports atlantiques (Douala, Pointe-Noire, Matadi) et de plus en plus vers les ports de l’océan indien (Mombasa, Dar es-Salaam, Durban), marginalisant le grand fleuve.

 

Comme vous l’expliquez, alors que le bassin du Congo dispose d’un potentiel hydroélectrique exceptionnel, le taux d’électrification des populations demeure très faible. D’où vient ce paradoxe ?

L’énorme potentiel hydroélectrique du bassin du Congo est estimé à 150 000 mégawatt (MW), soit près des deux tiers de celui de toute l’Afrique. Pour la seule RDC, il s’élève à 100 000 MW, mais la puissance installée n’est que d’environ 2 500 MW, chiffre dérisoire. Quant à la consommation annuelle d’électricité par habitant, elle est une des plus faibles du continent, de l’ordre de 110 kW/h, contre 200 au Congo-Brazzaville et 4 200 en Afrique du Sud. Dans le monde rural, la plupart des Congolais s’éclairent à la lampe à pétrole : la puissance du  Congo a bien été contrariée.

Le Congo belge avait construit plusieurs centrales pourvoyant en électricité les industries minières du Katanga et les principales agglomérations. Après l’indépendance, le président Mobutu ambitionna d’équiper le site d’Inga, le plus puissant au monde (40 000 MW). Deux petites centrales, Inga I et Inga II, virent le jour. Elles ne fonctionnent plus qu’à moitié de leurs capacités par défaut de maintenance. Les autorités congolaises souhaitent aujourd’hui la construction d’un ouvrage beaucoup plus important, Inga III, en attendant dans un lointain futur l’hypothétique Grand Inga. Tous ces projets hydroélectriques sont couplés depuis des décennies avec des projets industriels (usine d’aluminium notamment) qui n’ont toujours pas vu le jour. En réalité, le courant d’Inga a été transporté jusqu’au Katanga, par une ligne audacieuse de 1 800 kilomètres, permettant de contrôler, depuis la capitale congolaise, l’approvisionnement électrique de la région minière qui avait fait sécession en 1960 : une certaine vision géopolitique l’a emporté sur la rationalité économique.

La RDC tente de relancer les grands projets dans l’estuaire du Congo, associant hydroélectricité, industrie, et un port en eau profonde à Banana. Elle compte désormais sur les investissements de la Chine devenue le premier partenaire économique dans l’ensemble du bassin du Congo. En 2021, en dépit de multiples déclarations d’intention, on en est encore au stade des projets, tout comme pour la construction d’un pont qui devrait relier les deux Congo en amont de Kinshasa et de Brazzaville mais qui n’existe toujours que sur le papier malgré les annonces officielles de l’ouverture du chantier. Il n’est pas certain au demeurant que les grands travaux pharaoniques, financièrement et techniquement dépendants d’entreprises étrangères, soient la meilleure voie pour accéder à un développement endogène fondé sur des opérations peut-être plus modestes mais plus proches des populations et de leurs préoccupations quotidiennes.

 

Exploitation des matières premières, gestion de l’eau, développement durable, pour vous, quels sont les défis les plus urgents pour les populations du bassin du Congo ?

Les économies des deux Congo sont dominées par l’exportation de matières premières extraites de leur sous-sol : produits miniers au Congo-Kinshasa (cuivre, cobalt et métaux divers au Katanga ; cassitérite, colombo-tantalite, or dans les provinces de l’Est ; diamant au Kasaï), pétrole au Congo-Brazzaville (gisements off shore). Il s’agit d’économies rentières, vulnérables du fait de leur exposition aux variations des cours mondiaux, tous fixés hors d’Afrique. Elles restent sous la dépendance des multinationales des États-Unis, d’Europe et désormais de Chine. La collusion entre ces sociétés étrangères, qu’elles soient privées ou portées par les États, et la classe politique alimente une corruption qui ne profite qu’à une petite minorité de la population pendant que la très grande majorité des Congolais vit chichement d’agriculture et du secteur informel. « Potentiellement » riche et «regorgeant » de richesses naturelles, comme on se plaît à dire, la RDC demeure statistiquement un des pays les plus pauvres du monde. C’est le grand paradoxe du Congo.

Promouvoir un développement durable suppose que l’économie se diversifie et rompe avec un modèle rentier exclusif. Pour cela, le bassin du Congo dispose de deux atouts majeurs mais encore faiblement valorisés : l’or vert et l’or bleu. La forêt équatoriale représente un fort potentiel de production agricole. La terre et l’eau ne manquent pas. Il est possible de développer une agroforesterie à la fois productive, respectueuse de l’environnement et offrant un niveau de vie satisfaisant aux agriculteurs, à condition de ne pas reproduire les erreurs de l’agro-industrie. Le massif forestier (un million et demi de kilomètres carrés) représente par ailleurs un capital inestimable à l’échelle planétaire, un « puits de carbone » qui en fait le deuxième « poumon » de la planète après l’Amazonie. Divers mécanismes sont à même de préserver l’environnement forestier et sa riche biodiversité, de participer à la lutte mondiale contre le réchauffement climatique tout en améliorant le bien-être des populations locales. Les ressources en eau, les plus importantes du continent, représentent quant à elles une ressource d’avenir dans une Afrique exposée dans maintes régions au stress hydrique.

Malgré ces perspectives, le développement reste un défi considérable pour les cent millions d’habitants du bassin du Congo. La population, forte d’une jeunesse nombreuse et de mieux en mieux formée se prépare à le relever. Cependant, sa réussite pourrait être contrariée par une croissance démographique incontrôlée qui, en RDC, compte parmi les plus élevées au monde. Le besoin de terres agricoles exerce une pression croissante sur la forêt, et plus généralement le coût de l’investissement démographique constitue un frein à l’émergence économique.

 

Le fleuve Congo occupe une place privilégiée dans votre parcours de chercheur mais aussi votre parcours personnel comme en témoignent les nombreuses photos qui accompagnent votre propos. Qu’est-ce qui vous a attiré et a maintenu votre enthousiasme pour cet objet de recherche ?

Après une affectation au Cambodge qui décida de ma vocation « tropicaliste », et  une thèse d’état consacrée à la construction de l’État au Gabon,  ma curiosité s’est élargie à l’ensemble du bassin du Congo, à l’occasion notamment de la publication du volume Afrique de la Géographie universelle dirigée par Roger Brunet. Depuis plus de trente ans je suis retourné périodiquement dans l’un ou l’autre Congo. M’y attire l’attrait du dépaysement, et, au-delà d’un goût certain pour l’exotisme, une quête de compréhension de la façon dont les hommes vivent dans des environnements naturels et culturels très éloignés de ceux qui me sont ordinaires. L’expérience de l’altérité me semble irremplaçable pour donner sens à la fois aux différences et à l’universalité de l’aventure humaine. Le retour périodique sur les rives du Congo, l’empathie nourrie par l’épaisseur du temps, entretiennent ce plaisir indicible que procure l’ailleurs quand il devient un peu chez soi.

Les photos remplissent naturellement une fonction importante destinée à rendre davantage sensibles les objets et les lieux qui font l’objet d’une analyse textuelle. De nombreuses références et citations littéraires, puisées  dans le registre européen comme dans la production des écrivains congolais, valorisent l’arrière-plan culturel du discours géographique. 

 

* L'interviewé: Roland Pourtier, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, a commencé son parcours d’enseignant-chercheur à l’université de Phnom-Penh (Cambodge), a participé à la création de l’université de Libreville (Gabon) et terminé sa carrière comme professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.