* Nous publions cet entretien avec l'aimable autorisation de Tel Quel.
nonfiction.fr :Vous publiez Sortir de la malédiction. Pourquoi un nouveau livre sur l’islam ?
Abdelwahab Meddeb : Ce livre est le quatrième volet d’un quatuor, ouvert en 2002 par La maladie de l’islam. Deux autres livres ont suivi, Face à l’islam et Contre-prêches. La cible critique reste la même, mais le sujet et l’angle d’attaque peuvent changer. Les deux derniers livres du quatuor (Contre-Prêches et Sortir de la malédiction) ont un lien évident avec l’actualité : la crise patente des pays dont la généalogie est l’islam.
nonfiction.fr : Le temps est venu de livrer des propositions ?
Abdelwahab Meddeb : Avec ce dernier livre, il y a comme la volonté de clore une série. Il s’agit bien de déceler, dans l’urgence, des solutions. J’ai organisé mon argumentaire autour de quatre grandes problématiques : d’abord, la relation avec le droit (le divin et le positif), ensuite la violence au nom de Dieu, enfin, la question de l’altérité doublement traitée, avec le rapport à la femme et à l’étranger. Cette dernière question m’a assailli lors d’un séjour en Égypte, juste avant les attentats de Louxor. J’ai été choqué par un discours de déresponsabilisation, qui accuse l’étranger du mal qui est en soi. Le terrorisme qui prend pour cible l’étranger apparaît comme le passage à l’acte d’un discours xénophobe majoritaire dans la population.
nonfiction.fr : Faut-il, alors, tout mettre sur le compte de la religion ?
Abdelwahab Meddeb : L’islam, avant l’avènement de la modernité occidentale, était porteur d’avancées sociales et politiques. La dhimmitude (ndlr : le statut politique et juridique accordé en terre d’islam aux juifs en échange du paiement d'un tribut) était considérée comme un moindre mal pour la reconnaissance de l’autre. C’est une forme de tolérance qui était reconnue jusqu’à Voltaire et Locke. À la même époque, le catholicisme était beaucoup plus exclusiviste. Et toutes les dispositions juridiques que contient le Coran constituent une avancée par rapport à la Torah : les femmes héritent, elles ont un statut juridique. Le problème de l’islam, c’est que toutes ces avancées deviennent dérisoires avec la rupture de la modernité.
nonfiction.fr : Comment expliquer, par exemple, que la notion de liberté reste si étrangère à la pensée musulmane ?
Abdelwahab Meddeb : La modernité occidentale fait émerger la notion d’un sujet juridique autonome, fondé à la fois sur l’égalité et la liberté. En droit musulman, ce principe de liberté est le grand absent. On peut comprendre qu’historiquement, le communautaire primait sur l’individuel. Récemment encore, l’Arabie Saoudite a diffusé un document ouvertement polémique, réfutant l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, article qui proclame la liberté de conscience. Au-delà du raisonnement tautologique qui anime ce mauvais pamphlet, le point aveugle de son raisonnement demeure celui qui met en jeu la notion de liberté. Dans une réflexion à deux voix sur les résonances entre Islam et Europe, Jamal Eddine Bencheikh et André Miquel avaient justement constaté que la seule question qui n’est pas partagée est celle de la liberté. Nul doute, la liberté est un concept totalement moderne inconnu des pensées traditionnelles.
nonfiction.fr : Doit-on alors liquider l’islam parce qu’il n’a pas eu de choc de modernité ?
Abdelwahab Meddeb : L’enjeu de mon livre a peut-être été mal compris. Mes amis d’origine chrétienne et juive sont, au pire des cas, dans le post-christianisme ou le post-judaïsme. Pour être modernes, il est nécessaire de vivre la rupture. Et celle-ci n’implique pas la liquidation de la tradition, c’est tout un art que de perpétuer un dialogue intime avec ce qui reste de cette tradition après l’avoir trahi. Disons que je passe au crible tout ce qui me vient de l’islam, et que je me défais de ce qui ne peut correspondre à ce que j’aime de mon époque. Ce qui reste de cet examen me paraît très fécond.
nonfiction.fr : Justement, dans votre dernier essai, vous appelez à abandonner la charia…
Abdelwahab Meddeb : S’agissant du droit, les islamistes font un usage politique de la charia, laquelle devient pour eux un signe idéologique. Ils injectent une puissance juridique là où elle n’existe pas dans le Coran. Par exemple, le droit des affaires en Arabie wahhabite est de fait totalement américain, mais on l’habille systématiquement d’une référence à la charia. Regardez l’hypocrisie de la finance et de la banque islamiques…
nonfiction.fr : Faut-il abandonner la charia parce qu’elle est archaïque, inégalitaire ou seulement hypocrite ?
Abdelwahab Meddeb : Tous les philosophes et historiens du droit constatent que 80% du droit chariîque n’a aucun fondement coranique. L’attachement à un tel droit procède de l’idéologie identitaire, celle qui veut se construire dans la distinction. Du reste, cet archaïsme juridique (qui correspond à un état anthropologique strictement patriarcal) est peut-être encore celui de l’Arabie, mais plus du tout celui d’une majorité de Maghrébins.
nonfiction.fr : L’abandon de la charia doit-il commencer par les constitutions ? En réalité, les droits particuliers ne sont-ils pas déjà laïques ?
Abdelwahab Meddeb : En tout cas, ce n’est pas assumé en tant que tel. Il faut reconnaître les droits spéciaux (le droit du travail, le droit du commerce international) comme des droits modernes. En même temps, les constitutions de la majorité des pays de culture musulmane reconnaissent encore le droit islamique. Force est de constater qu’aujourd’hui la construction juridique de ces pays est bancale. Plusieurs temporalités se superposent. Une première temporalité est archaïque, elle trouve l’origine du droit en Dieu : c’est la charia. La deuxième temporalité est autoritaire, elle fait triompher le droit du prince (là on est contemporain de Bodin et de Hobbes). La dernière temporalité, contemporaine, est celle du droit des transactions internationales. Personnellement, je ne sais pas comment articuler ces temporalités.
nonfiction.fr : Vous pensez que le dépassement de la charia est principalement un travail de législateur ?
Abdelwahab Meddeb : C’est un travail de juristes. Quand on fait le diagnostic de la charia, c’est à la fois une construction idéologique et un marqueur identitaire. On est bien au cœur de la manipulation. Il y a besoin d’un texte technique, précis, pour définir l’état du droit, et mettre le doigt sur le grand écart entre ce qu’on déclare et ce qui est vraiment. La deuxième étape serait celle du législateur. Qu’en est-il de cet État où cohabitent, au sein de la personne, trois temporalités : celle de Médine, celle du XVIIe siècle et une dernière, contemporaine ?
nonfiction.fr : Dans votre livre, vous abordez la question de l’apostasie. Pourquoi cette crispation autour de la liberté religieuse en terre d’islam ?
Abdelwahab Meddeb : L’apostasie est un très bon exemple de l’hypocrisie de la charia. Supposons que le Coran soit la parole de Dieu. La condamnation à mort de l’apostat, parce que c’est de cela qu’il s’agit, n’est pas dans le Coran. Elle est au mieux dans le Hadith, parole humaine, même si on a rechargé la figure symbolique du prophète. Ensuite, on observe que l’apostasie a existé dans le droit canon, à une certaine époque de la chrétienté. Sa condamnation absolue a correspondu à un temps de l’histoire, celui de l’exclusivisme théologique. Maintenant, le pape ne pouvant plus condamner à mort l’apostat, déclare l’apostasie comme un péché mortel. Il y a eu donc évolution chez les catholiques. Une telle évolution peut aussi advenir en islam. D’autant que la condamnation à mort de l’apostat est en contradiction avec l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui prône la liberté de conscience et le libre choix de sa religion. Que peuvent faire les pays musulmans se réclamant de la charia contre les conversions de musulmans au christianisme ? C’est d’ailleurs un mouvement qui est appelé à se poursuivre.
nonfiction.fr : Ces conversions ne sont-elles pas de nature à renforcer les islamistes, qui les vivent comme une provocation ?
Abdelwahab Meddeb : La réalité, c’est qu’aujourd’hui des non-musulmans entrent en islam et que des musulmans en sortent. Les musulmans participent à la réalité mondiale, or la conversion est un impensé islamique. Sur la question de l’apostasie, on est passé dans le christianisme de la condamnation à mort à la condamnation à l’enfer, c’est ça la laïcité.
nonfiction.fr : Assumez-vous la part de provocation dans votre pensée ?
Abdelwahab Meddeb : C’est dans ma manière. Et de ce point de vue-là, l’aspect provocateur peut faire réfléchir. Je me réclame de "la fidélité infidèle" de Derrida.
nonfiction.fr : Les islamistes avancent souvent l’idée qu’ils sont majoritaires. Que privilégier : la démocratie ou la laïcité ?
Abdelwahab Meddeb : Il faut un combat de tous les jours contre la manipulation par la charia. Les laïcs sont une minorité dans nos pays. Je suis favorable à une pensée de la confrontation front contre front. Je pense que les grands débats se jouent à 10% de laïcs contre 10% de jihadistes. Si nous devions être engagés dans une guerre implacable, un seul camp triomphera, et le reste de la société suivra le vainqueur. Il est nécessaire en tant qu’individu de pouvoir agir librement. Fais ce que tu veux, tant que tu ne m’interdis pas de penser comme je l’entends, de boire du vin ou de choisir ma foi.
nonfiction.fr : Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste ?
Abdelwahab Meddeb : Je suis de ce point de vue-là profondément nietzschéen : un désespéré positif. Je vois le tragique dans l’homme. J’estime que l’interprétation globale, globalisante de l’islam – ceux parmi les islamistes qui savent jouer des mots ne disent jamais totale – est une vision totalitaire. Et les idéologies totalitaires sont construites sur le principe de mort. Comme, malgré tout, chez l’homme, c’est le principe de vie (et de survie) qui triomphe, je suis optimiste.
nonfiction.fr : Malgré tout ?
Abdelwahab Meddeb : Ce qui me reste après m’être défait de ce qui n’est pas moderne dans l’islam, c’est cette manière qu’il y a en lui de préserver l’énergie grecque du souci de soi, de la beauté, à travers l’architecture ou la passion des jardins et de la poésie, par exemple. À ces conditions là, je serais un musulman du libre choix, plutôt que par contrainte ou par héritage.
Propos recueillis par Youssef Aït Akdim, le 25 avril 2008 à Casablanca.
(Entretien revu par l’auteur)