La notion de transition s'impose peu à peu dans le débat public. Elle permet de penser les changements de la société impulsés par l'économie, l'écologie, l'urbanisation ou encore la maladie.

Nouvelles formes de conflictualités, vieillissement de la population, augmentation des risques et orientation vers de nouvelles énergies sont quelques-unes des manifestations des transitions à l’œuvre dans nos sociétés. Elles sont confrontées à un faisceau de transitions qui leur est propre, puis y répondent en fonction de spécificités territoriales et de temporalités différentes. La géographe Stéphanie Beucher* revient ici sur la notion de transition à partir du dernier numéro de la Documentation photographique qu’elle a rédigé. L'entretien éclaire ici le Thème 5 de Terminale sur l'environnement. 

 

Nonfiction.fr : La notion de « transition » marque littéralement le passage d’un état à un autre. Le terme s’impose de plus en plus dans les sciences sociales, notamment, pour décrire l’ensemble de réponses nécessaires à apporter à des défis protéiformes et multiscalaires. Comment abordez-vous cette notion en tant que géographe ?

Stéphanie Beucher : Le géographe analyse les relations entre les sociétés et leur espace. Or, depuis quelques décennies, le monde a connu de profondes transformations économiques, sociales, politiques qui ont entraîné d’importantes recompositions spatiales. L’approche géographique de la transition permet en premier lieu d’observer les processus à l’origine des mutations spatiales, puis de comprendre les conséquences en termes d’organisation des territoires. Dans un deuxième temps, l’étude de la transition permet de mettre en évidence les acteurs qui impulsent, accompagnent, voire subissent la transition pour mesurer les degrés et les modalités d’adaptation au changement.

En outre, si les mutations contemporaines sont importantes et rapides, elles peuvent s’expliquer par des héritages du passé ; la prise en compte des échelles temporelles des transitions est donc indispensable. L’analyse du rythme des processus de transition permet également de mettre en évidence la grande diversité des temporalités du changement, selon les échelles d’analyse. Certaines transformations, qui semblent rapides à l’échelle mondiale (le changement climatique par exemple), peuvent s’observer de manière plus ou moins significative selon les territoires et les modes d’occupation de l’espace par les sociétés humaines. Surtout, des réponses pensées à l’échelle mondiale peuvent se révéler totalement inadaptées localement.

Enfin, le courant de la géographie environnementale essaie de penser l’interaction complexe, voire l’hybridation entre les systèmes sociaux et les écosystèmes naturels. Ces deux types de systèmes ont leurs propres logiques spatiales, leurs propres temporalités mais la réflexion sur la transition passe par l’analyse de l’interface nature/société. Le changement climatique doit ainsi être abordé à la fois à l’échelle des temps géologiques et à l’échelle des temps historiques. Cette dernière permet d’intégrer la manière dont les sociétés humaines ont fait face aux extrêmes climatiques, qu’elles soient d’origine naturelle ou anthropique.

L’approche de la transition par le géographe est double : soit il envisage la transition comme une notion descriptive pour appréhender le passage d’un état à un autre, soit il l’envisage comme un objet politique et doit l’analyser de manière critique. Il s’agit alors d’envisager l’ensemble des représentations qu’implique l’utilisation du terme. L’injonction au changement par certains acteurs n’est jamais neutre et peut avoir une dimension éthique et morale, qui doit être débattue au sein de l’espace public.

 

Vous refusez de définir la transition comme une voie à suivre ou un progrès. Il semblerait qu’il y ait autant de transitions que de territoires. Le pari de la transition n’est-il pas de répondre à des défis globaux, tout en tenant compte des spécificités des territoires ?

La transition est un objet de recherche récent en sciences humaines, bien que les géographes aient toujours analysé les recompositions spatiales engendrées par les grandes mutations économiques, sociales et politiques. La notion peut être instrumentalisée par certains acteurs qui la voie comme un processus positif, comme un passage vers un état nécessairement meilleur, où tout le monde serait gagnant. En réalité, les états de départ et d’arrivée des processus de transition ne sont pas nécessairement stables. Les chercheurs en sciences humaines commencent à critiquer cette vision à la fois universalisante (les mêmes solutions pourraient être appliquées partout avec les mêmes effets) et utopique de la transition (il ne peut y avoir d’échec des processus de transition et certains intérêts seront nécessairement perdants).

La transition énergétique, définie comme le passage d’un système énergétique basée sur les énergies fossiles à un système qui utilise les énergies renouvelables, pose de nouvelles questions concernant notamment les matériaux nécessaires pour fabriquer les batteries électriques ou les panneaux photovoltaïques. Ces ressources ne sont pas infinies et risquent de créer les mêmes rivalités entre puissances pour leur accès, leur exploitation et leur contrôle. En outre, cette transition énergétique peut rencontrer des obstacles : les lobbies pétroliers n’ont pas intérêt à une transition énergétique rapide, sauf s’ils sont capables de diversifier leurs activités.

De surcroît, si un certain nombre de transformations contemporaines concernent l’ensemble de la planète (urbanisation accélérée, changement global, pression sur les ressources, vulnérabilité croissante face aux risques environnementaux, sanitaires, économiques, géopolitiques), leur intensité, leur rythme, leur ampleur spatiale varient fortement d’un territoire à l’autre. Enfin, les territoires et les groupes sociaux n’ont pas les mêmes capacités d’adaptation au changement. Loin d’être un mouvement naturel et spontané, la transition a un coût financier, social et politique qu’il faut mesurer.

 

Vous relevez de multiples domaines dans lesquels doit être menée la transition et les classez en quatre thématiques : sociétaux, environnementaux, productifs et géopolitiques. Quel a été le domaine dans lequel les changements les plus rapides ?

La notion de transition, se substituant progressivement à celle de développement durable, est elle-même encore largement réduite au pilier environnemental. Les différents acteurs ont tendance à insister sur l’accélération des transformations environnementales et la nécessité d’agir rapidement pour en atténuer les effets. Les politiques d’aménagement mettent ainsi en particulier en avant la transition écologique et énergétique, dans un contexte de changement climatique. En réalité, les changements que vivent les sociétés contemporaines ne peuvent être analysés séparément. La notion de transition permet alors d’envisager la complexité des phénomènes naturels, sociaux, économiques contemporains et la manière dont ils font système.

Par exemple, les modalités de la transition énergétique, les acteurs qui la portent, les impacts qu’elle engendre, en termes d’usage des ressources, auront nécessairement des conséquences sur l’organisation des appareils productifs. A l’inverse, penser la transition énergétique sans penser la manière dont les territoires productifs peuvent intégrer les nouveaux impératifs limite les effets attendus à moyen et long termes, en matière d’émission de gaz à effet de serre notamment. Une transition bas-carbone doit prendre en compte les inégalités sociales et les contraintes qui pèsent sur certaines populations précaires pour éviter les conflits. D’un autre côté, le changement climatique risque de créer de nouvelles inégalités : s’adapter à cette nouvelle donne est ainsi une nécessité pour réduire les inégalités futures. Les défis globaux impliquent enfin une coopération entre des acteurs aux intérêts souvent contradictoires. Les rivalités géopolitiques que l’on observe à toutes les échelles peuvent constituer un frein majeur à l’adaptation des sociétés et à la réduction des inégalités socio-spatiales.

 

Vous distinguez les transitions subies des transitions choisies. Pourriez-vous donner un exemple pour chacune d’entre elles ?

Les transitions subies peuvent renvoyer à des mutations environnementales, sociales, politiques ou économiques qui fragilisent des sociétés déjà vulnérables. Les Philippines et en particulier la capitale Manille, exposée à de multiples aléas, subit la fréquence et l’intensité des risques naturels, alors que l’habitat est souvent précaire et le niveau de développement des populations encore faible dans certains quartiers. Ces territoires n’ont pas les moyens d’être résilients face aux défis environnementaux d’aujourd’hui et de demain.

Les processus de transitions subies peuvent également être le fait de certains groupes sociaux, au sein d’un territoire engagé dans la transition écologique par exemple. Ainsi le mouvement des gilets jaunes en France a révélé l’absence d’acceptabilité de contraintes et taxes environnementales pour des populations marquées par la précarité.

La transition choisie à l’inverse concernerait à l’inverse les territoires engagés dans des politiques d’adaptation qui impliquent l’ensemble des acteurs du territoire, quels que soient leurs revenus, leur poids leur genre, leur âge, leur poids politique etc. Il est beaucoup plus difficile de donner des exemples pour ce cas de figure, car cela signifierait que certains territoires ont atteint un stade ultime, stable, dans lequel tout le monde serait gagnant. Nous pouvons toutefois mettre en évidence les territoires qui cherchent à être les laboratoires d’une transition juste, comme la commune de Grande-Synthe dans l’agglomération de Dunkerque, qui s’inscrit depuis 2011 dans le mouvement des « villes en transition » et où les initiatives citoyennes sont encouragées voire accompagnées par la municipalité.

 

Vous montrez bien que certaines transitions entrent, dans une certaine mesure, en contradiction entre elles. Par exemple, la transition écologique et la transition sociale. Les États les plus puissants sont-ils avantagés pour apporter une réponse globale et concilier les différents enjeux ?

Les sociétés développées et les groupes sociaux les plus aisés ont généralement davantage la capacité d’anticiper, d’accompagner ou de répondre aux changements. L’adaptation aux risques environnementaux a un coût (en termes de financement d’infrastructures de protection mais aussi de gestion des catastrophe) que toutes les sociétés ne peuvent supporter. L’imposition de normes environnementales à des sociétés en développement peut constituer un frein à la croissance économique et à la redistribution du produit de cette croissance dans l’ensemble de la société. En outre, au sein d’un même territoire, les inégalités (revenu, âge, genre, etc.) accroissent la vulnérabilité des populations en cas de conflits, de catastrophe naturelle ou de crise économique.

La notion de transition juste permet de souligner l’importance de l’articulation entre tous les types de transition pour éviter les effets contradictoires. Les politiques menées pour penser la transition écologique n’ont pas vocation à répondre à tous les types d’inégalité, mais elles doivent les prendre en compte pour être efficace. La transition juste sera ainsi facilitée par l’existence d’une protection sociale large des individus et des ménages, qui réduira leur vulnérabilité face aux risques. Cependant si la justice sociale est de plus en plus revendiquée dans les pays riches, c’est un objectif beaucoup plus difficile à atteindre à l’échelle planétaire, bien que cela constitue un des 17 objectifs de développement durable de l’ONU.

Toutefois, certains processus de transition peuvent accélérer la mise en place de politiques permettant de répondre aux changements. Ainsi le pouvoir chinois prenait peu en compte les défis environnementaux pourtant nombreux sur son territoire (pollutions multiples, risques sanitaires, etc.) jusqu’au milieu des années 2010. Aujourd’hui, l’affirmation de la puissance chinoise se traduit par le réinvestissement de la transition écologique et énergétique. La Chine veut apparaître comme une puissance verte et développe les énergies renouvelables sur son territoire et dans l’ensemble des Suds. Bien que les objectifs soient davantage politiques qu’environnementaux, les mutations sont significatives pour les sociétés. La Chine est d’ailleurs un bon exemple de pays appartenant autrefois aux Suds dominés par les grandes puissances qui a connu une transformation spectaculaire en l’espace de trois décennies.

Plus largement certains territoires vulnérables peuvent faire de leurs fragilités une force. Ainsi le Bangladesh a mené depuis le début des années 2000 une politique climatique nationale ambitieuse, et a rapidement été montré comme exemple à suivre aux autres PMA vulnérables par les partenaires extérieurs –bailleurs de fonds internationaux, ONG, centres de recherche, etc. Le pays a gagné en légitimité dans les négociations climatiques internationales. La transition redistribue donc les cartes de la puissance et les logiques qui animent la géopolitique mondiale.

 

Vous confrontez les échelles et montrez de multiples expériences à l’échelle locale alors que l’UE définit un cadre législatif accompagnant les transitions. Quelle échelle vous semble être la plus pertinente ?

La prise en compte des échelles spatiales et temporelles est au centre de l’approche géographique des processus de transition. L’échelle locale semble donc être la plus pertinente pour réfléchir aux stratégies d’atténuation ou d’adaptation des sociétés. Cependant le local est lui-même pluriel : peuvent être considérées comme locales toutes les échelles inférieures au mondial. L’échelle locale renvoie également aux territoires, aux acteurs qui les ont construits, à leur histoire, leur identité, leur organisation socio-politique.

Si l’échelle d’un quartier ou d’un village est une échelle intéressante pour mener un projet de transition, il est nécessaire d’envisager comme le projet va s’intégrer avec des politiques menées à d’autres échelles. Ainsi la construction d’un éco-quartier au sein d’une ville peut entraîner une montée des prix l’immobilier et conduire les populations les plus pauvres à quitter le quartier. Les objectifs de transition écologique voire sociale peuvent être atteints à l’échelle du quartier, mais le problème des inégalités reste entier à l’échelle de la ville.

L’échelle européenne définit non seulement un cadre législatif et normatif pour l’ensemble des projets locaux menés au sein de l’Union, mais aussi un laboratoire de discussion entre l’ensemble des acteurs européens qui partagent une certaine culture commune, en termes d’ancienneté de l’urbanisation, de modes d’aménagement et d’implication précoce sur la thématique de la transition. Le mouvement international des villes en transition est né en 2005 au Royaume-Uni, sous l’impulsion de Rob Hopkins, enseignant en permaculture. Au sein de l’UE aujourd’hui, la transition est non seulement portée par les institutions bruxelloises, mais aussi par la société civile au travers d’un mouvement associatif très dynamique, de personnalités comme la jeune Greta Thunberg ou de réseaux politiques ou économiques comme l’Alliance pour une relance verte à l’initiative de l’eurodéputé Pascal Canfin et qui regroupe depuis avril 2020 des acteurs issus des mondes de la politique, des affaires, des syndicats ou des ONG.

 

La crise, qu’elle soit géopolitique, industrielle, économique, sanitaire ou environnementale, est-elle le marqueur d’une société qui aurait opté pour le mauvais modèle de transition ?

Les crises mettent en lumière les dysfonctionnements d’un système socio-politique. Elles constituent des remises en cause des références qui permettaient jusqu’alors de guider, d'encadrer, de donner sens à l'action individuelle et collective. Bien que brutales, elles peuvent être le résultat d’évolutions longues. L’analyse des échelles spatio-temporelles de la crise est indispensable pour mettre en évidence à la fois les facteurs qui l’ont engendrée ont conduit à celle-ci, mais aussi les modalités de sortie de crise et d’adaptation à la perturbation.

La crise peut d’ailleurs être perçue par certains acteurs comme une opportunité pour repenser l’organisation des territoires. A Paris, des chercheurs ou des administrateurs espèrent que la survenue d’une crue type 1910 permette aux habitants de prendre conscience de l’importance du risque et de la nécessité de modifier les modes d’occupation des sols. La crise n’est donc pas le signe de l’échec des processus de transition, mais plutôt de manières d’habiter qui ont renforcé la vulnérabilité des sociétés.

Il n’existe d’ailleurs pas de modèle de transition que l’on pourrait appliquer à tous les territoires. L’exemple africain montre ainsi que les modèles de la transition démographique, comme passage d’un régime démographique ancien avec une natalité et une mortalité forte, à un régime marqué par une natalité et mortalité faibles, s’appliquent mal. Les trajectoires suivies par les pays africains, dans leurs modalités comme dans leurs rythmes, se calquent rarement sur les courbes modélisées à partir des expériences des autres pays, notamment du Nord. En Egypte et en Algérie, les taux de fécondité remontent après avoir significativement baissé. Au Sahel, la baisse du nombre d’enfants par femme est si lente qu’elle est quasi nulle.

Les crises peuvent éventuellement permettre de repenser les choix de sociétés, mais les voies de la transition restent plurielles et les adaptations toujours possibles en fonction de la spécificité des territoires. Les discours catastrophistes sur l’urgence climatique n’accélèrent pas la transition mais au contraire constituent un frein, les acteurs se sentant impuissants face à l’ampleur et la rapidité des efforts demandés.

 

Vous présentez de multiples aménagements permettant la transition à l'échelle locale. Quels éléments permettent, ou non, leur réussite ?

Les aménagements renvoient à des choix effectués par les sociétés à un moment donné, en fonction de leurs besoins, de leurs moyens humains et financiers, de leurs représentations du territoire, du cadre législatif pensé à plus petite échelle, etc. Cependant ces choix peuvent ne pas avoir pris en compte certains acteurs minoritaires au sein du territoire ou encore se révéler inadaptés quelques années plus tard, les besoins et les moyens ayant changé.

Les aménagements comme la transition ne constituent pas une fin en soi, mais des moyens pour répondre aux défis que doivent relever les sociétés à un moment donné. Le géographe n’est pas là pour juger de la pertinence ou non de tel ou tel aménagement, mais pour mettre en évidence les jeux d’acteurs, les outils mobilisés, les spécificités du territoire, afin de comparer les stratégies d’adaptation en cours à différentes échelles. L’analyse de la multiplicité des aménagements permet de mettre en évidence l’idée selon laquelle les territoires peuvent des laboratoires très riches pour penser les changements de toute nature et d’insister sur la très grande variété des réponses et des acteurs. Cela permet de dépasser l’idée selon laquelle il y aurait une réponse unique à un défi unique. Les territoires africains sont en train de tracer leur propre voie autour de la mise en place d’économies de la frugalité, par exemple.

 

* L’interviewée :

Stéphanie Beucher est docteure en géographie et professeure de chaire supérieure en classe préparatoire aux grandes écoles au Lycée Montaigne à Bordeaux et membre de l’équipe de recherche Habiter (Université de Reims Champagne-Ardenne).