La focalisation, à la fois politique et médiatique, sur la lutte contre la fraude aux aides sociales ne risque-t-elle pas de conduire à une inversion de l'ordre des moyens et des fins ?

La fraude aux prestations sociales fait régulièrement l'objet de l'attention des médias, comme encore en septembre 2020 à l'occasion de la publication d'un nouveau rapport de la Cour des comptes, qui appelait à un renforcement de la lutte contre celle-ci. L'ouvrage que vient de publier Vincent Dubois permet de prendre une vision large et sur la durée des effets des politiques qui se sont traduites par un renforcement des contrôles et parfois une inversion de l'ordre des moyens et des fins. Il a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous venez de publier Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’agir, 2021), qui étudie sur moyenne période le renforcement du contrôle des prestations sociales en France, en décrivant l’emboîtement des logiques pratiques qui produit ce résultat. Pourriez-vous expliquer pour commencer comment vous en êtes venus à vous intéresser à cet objet ?

Vincent Dubois : Cela tient, comme souvent, à la rencontre entre une curiosité empirique, des questions théoriques, et l’intérêt pour des enjeux politiques au sens large du terme. Mon attention avait d’abord été attirée par l’attitude souvent suspicieuse à l’égard des allocataires d’aides sociales que j’observais de la part des agents des organismes de protection sociale, lors d’une enquête qui a donné lieu à La vie au guichet (Points-Seuil, 2015, 1ère édition Economica 1999). Les demandeurs étaient fréquemment soupçonnés de mettre en scène leur misère, d’exagérer leurs problèmes voire de faire de fausses déclarations en vue d’obtenir des allocations auxquelles ils n’avaient pas forcément droit. Cela donnait lieu à des pratiques informelles de vérification, de bluff, qui parfois n’étaient pas sans rappeler un interrogatoire policier. Mais tout cela se jouait dans le huis clos du guichet, sans que cela constitue une politique délibérée. Alors que je faisais mon enquête, en 1995, le Premier Ministre Alain Juppé a lancé en août la première initiative gouvernementale de lutte contre la fraude qui a marqué l’officialisation jusqu’alors inédite de cette question comme problème à résoudre. Cette rencontre entre, pour le dire simplement, le sommet de l’État et la base des administrations sociales autour d’une vision négative des bénéficiaires, vus comme des tricheurs en puissance, laissait entrevoir un changement en cours dans le traitement public des pauvres qui, sans être l’équivalent de la criminalisation de la misère mise en lumière par Loïc Wacquant dans le cas des USA (Les prisons de la misère, Raisons d’Agir, 1999), posait question. À cela s’ajoutait un intérêt pour l’actualisation des catégories juridiques, par définition fixes et cristallisant des normes sociales, dans des cas marqués par l’instabilité des situations et sinon toujours la marginalité, au moins le fréquent écart par rapport aux normes dominantes. Tout cela m’a conduit au début des années 2000 à réaliser une recherche sur les pratiques de contrôle et leur constitution en enjeu et objet politique, qui a constitué la première étape du travail présenté dans Contrôler les assistés.

 

A vous lire, on ne peut pas s’empêcher de se faire la réflexion que ce qui fait le lien entre les différents niveaux et logiques que vous décrivez, c’est l’idée de « saine gestion », qui se transmet d’une sphère à l’autre et qui légitime et autorise les pratiques qui vont alors se traduire in fine par un renforcement du contrôle…

La montée en puissance d’une vision essentiellement financière et comptable des questions de protection sociale, bien mise en lumière par Julien Duval dans Le mythe du « trou de la sécu » (Raisons d’Agir, 2007), a assurément favorisé le renforcement du contrôle des allocataires. Pour des raisons politiques, parce qu’il faut dans ce contexte faire la démonstration que tout est fait pour gérer les budgets sociaux avec rigueur, et donc lutter contre les abus. Pour des raisons institutionnelles et techniques également, ce qu’illustrent notamment la certification des comptes de la Sécurité sociale par la Cour des comptes ou la multiplication des indicateurs de gestion. Avec ce qu’on a appelé la « nouvelle gouvernance » de la Sécurité sociale mise en place après les ordonnances Juppé, s’est progressivement instauré une forme de contrôle en cascade, de l’État sur les caisses nationales de Sécurité sociale, des caisses nationales sur les caisses locales, de la direction des caisses sur leurs employés, et, in fine, des caisses sur leurs allocataires. Deux remarques à ce propos. La première est qu’on ne peut opposer le politique et la gestion. D’abord parce que le maniement de l’argument gestionnaire est lui-même très politique, ensuite parce que les dispositifs gestionnaires en apparence les plus techniques se révèlent porteurs d’orientations finalement elles aussi très politiques. C’est le cas notamment des politiques dites de « maîtrise des risques », qui véhiculent une vision à la fois financière et individualisante de la protection sociale mise en pratique via des outils statistiques destinés à contrôler les allocataires. La seconde remarque est que l’essor des politiques de contrôle n’est en aucun cas réductible à la raison budgétaire. On sait que l’évasion fiscale ou le défaut de cotisation coûtent beaucoup plus cher aux finances publiques que les erreurs ou abus en matière de prestations sociales, qui sont pourtant devenus omniprésents dans le débat public, et font l’objet d’un traitement plus sévère que jamais. Il y a donc bien d’autres logiques que celle qui consiste à vouloir faire des économies en limitant les dépenses injustifiées, logiques notamment politiques, comme l’a tout particulièrement révélé le traitement de ces questions sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

 

Est-ce à dire que la question de la finalité de ces prestations disparaît alors dans l’organisation hiérarchisée des opérations de contrôle ?

Venir en aide à celles et ceux qui en ont besoin, attribuer aux personnes les allocations auxquelles elles ont droit demeurent assurément les principales finalités des organismes de protection sociale, auxquelles sont attachés leurs agents dans des proportions qu’il faudrait pouvoir établir. Ces finalités ne sont en aucun cas incompatibles avec des préoccupations organisationnelles ou gestionnaires, tant qu’elles sont effectivement tendues vers la réalisation de ces finalités. Le problème est que selon un mécanisme bien connu, la parcellisation du travail, la complexité et la sophistication croissantes des modes d’organisation, la multiplication sans précédent des mesures de performance tournées davantage vers les process internes que vers les effets sur les publics ont contribué à inverser l’ordre des moyens et des fins. Cet effet de la managérialisation s’observe partout, comme le montre Béatrice Hibou dans son livre sur La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (La Découverte, 2012). Ce que je montre notamment dans le livre, c’est que la procéduralisation, la normalisation des pratiques, qui peuvent avoir pour effet positif le cantonnement des variations individuelles de traitement, et partant des risques d’inégalités et d’arbitraire, ont aussi comme conséquence la déréalisation des situations, qui sont abstraites des contextes sociaux et appréhendées seulement sous l’angle de critères standardisés. Cette mise entre parenthèse des situations réelles est d’autant plus propice à un traitement sévère, pour ainsi dire sans états d’âme, que ce traitement est pour partie automatisé, et en tout cas réalisé en de multiples étapes qui font qu’aucun agent individuel n’a à assumer des décisions dont les conséquences sont potentiellement très négatives (suppression des allocations, demandes de remboursement, pénalités financières, poursuites judiciaires) pour des individus qui sont déjà dans des situations sociales et économiques très difficiles. 

 

On pourrait toutefois se demander, et c’est peut-être une objection que l’on pourrait vous faire, si le fait de se focaliser sur le contrôle ne pourrait conduire à sous estimer d’autres aspects de la mission des organismes, que vous évoquez du reste, comme la dimension de conseil aux allocataires, qui reste importante…

J’ai pris la précaution de rappeler dès le début du livre qu’à l’évidence le contrôle, la surveillance, les sanctions, ne suffisaient pas à dire la vérité de l’État social contemporain. L’aborder sous ces angles ne signifie en aucun cas oublier l’essentiel, qui est que cet État social reste un rempart déterminant pour lutter contre la pauvreté, ou au moins permet la survie des pauvres dans des conditions malgré tout moins dégradées que ce qu’on peut observer dans des contextes où il a été beaucoup plus profondément remis en cause, comme aux États-Unis. Aux côtés du contrôle, il y a bien entendu de multiples formes de soutien, de conseil, d’aide à l’accès aux droits, etc. Cependant il suffit de comparer les investissements massifs dans la lutte contre la fraude avec ce qui est réalisé pour lutter contre ce qu’on appelle le non-recours, qui est pourtant un phénomène beaucoup plus important, pour prendre la mesure d’une tendance qui s’est peu à peu imposée au cours des deux dernières décennies. C’est sur cette tendance que mon livre vise à attirer l’attention, et il serait tout aussi faux d’en nier l’existence que de prétendre que tout s’y résume.

 

Pour finir, vous arrêtez l’enquête à l’étape du contrôle des assistés et la façon dont ceux-ci perçoivent finalement ce renforcement du contrôle reste ainsi quelque peu dans l’ombre. Mais peut-être envisagez-vous de poursuivre, autrement, l’enquête sur ce dernier volet…  

Ce n’est pas un point entièrement aveugle, puisque j’y consacre tout de même tout le dernier chapitre. Mais vous avez raison, c’est une question qui devrait être davantage développée ce que je n’ai pas fait tant pour des raisons de construction de l’objet que de pratique d’enquête (c’était difficile d’être à la fois du côté des pratiques institutionnelles et de celui de l’expérience des allocataires). C’est quelque chose que j’aimerais faire par la suite, sans doute avec d’autres, également dans la perspective de mon programme de recherche en cours sur le rapports des classes populaires aux institutions qui, précisément, inverse la perspective en se situant du côté des populations. Le très bon travail de John Gilliom, Overseers of the poor: surveillance, resistance, and the limits of privacy (University of Chicago Press, 2001) donne quelques pistes intéressantes, qui articulent les conditions matérielles d’existence au rapport au droit (en s’inspirant des travaux sur la « conscience du droit », legal consciousness). Il montre en particulier que les atteintes à l’intimité des personnes, qu’on a spontanément à l’esprit lorsqu’il s’agit de surveillance et d’enquêtes à domicile qui peuvent être effectivement très intrusives, ne forment qu’un aspect, et pas forcément le principal, des rapports de domination dans lesquels sont pris ceux qu’on appelle les assistés. Cela rejoint entièrement l’analyse développée dans mon livre, même s’il part d’un tout autre point de vue.