Dans un style fluide, la première biographie de l'homme public, décryptant les mécanismes d'une ascension peu banale vers les sommets de l'État. Une réussite.

Le parcours politique et la personnalité vibrionnante et atypique de Jack Lang suscitent beaucoup de curiosité. Plusieurs ouvrages lui ont été consacrés, la plupart étant soit des pamphlets écrits par des journalistes, soit des essais sur la politique qu’il a conduite à la tête du ministère de la culture   . Laurent Martin nous propose la première biographie à partir du colossal fonds d’archives déposé par l’ancien ministre à l’Institut Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) en 2001. L’auteur revendique une méthode d’historien attaché à s’approcher au plus près de la réalité des faits à partir du matériau qu’il a scrupuleusement étudié. Son projet est de rendre compte des origines et des principales étapes du parcours public de l’ancien ministre, à l’écart des polémiques et en s’attachant à décrypter les mécanismes et le contexte d’une ascension peu banale vers les hauts sommets de l’État. Ce livre s’impose comme une réussite remarquable et passionnante, tant l’auteur parvient dans un style fluide à nous éclairer sur la construction intellectuelle et politique de Jack Lang, tout autant que sur les épisodes qui détermineront les orientations fondamentales de sa carrière publique.


Une jeunesse bourgeoise marquée par la passion du théâtre

Lang est issu d’une grande famille bourgeoise nancéenne, laïque, humaniste et franc-maçonne, orientation idéologique qui le marquera fortement. Son père meurt alors qu’il a 15 ans, et il se rapproche de son grand-père - figure essentielle de sa jeunesse. Dans son appartement, conçu par les architectes de l’École de Nancy, il forme sa sensibilité artistique. Il s’engage très tôt en politique, auprès de Mendès-France, et poursuit brillamment des études de droit. Il les terminera par l’agrégation de droit public.

Mais c’est surtout le théâtre qui constitue la grande passion de sa jeunesse. Il y consacrera sa thèse d’État   . Il fonde le festival universitaire de théâtre de Nancy en 1963, phénoménale success story où il va se former à l’action et à la négociation avec les pouvoirs publics. Cette période lui permet d’éprouver les stupéfiantes qualités qui favoriseront sa carrière politique : une inusable énergie, un sens aigu de l’organisation – en tandem avec sa femme Monique – et surtout une aptitude peu commune à la communication.

Le festival de Nancy s’affirme peu à peu comme une manifestation audacieuse, reconnue mondialement, et l’auteur montre comment elle constitue pour Lang un marche-pied vers d’autres horizons : elle lui permet d’y inviter à plusieurs reprises les principales figures de la gauche de l’époque, et notamment François Mitterrand. Lang est ensuite sollicité, en 1972, par le ministre de la culture, Jacques Duhamel, pour diriger le Théâtre National de Chaillot à trente-deux ans. Cet épisode durera peu, car il sera débarqué en 1974 par Michel Guy, secrétaire d’État à la culture de Giscard. Cette date marque le véritable virage de Lang vers la politique. Il se rapproche de François Mitterrand. Le futur Président de la République comprend alors tout l’intérêt de s’attacher les services de Lang : moderniser son image et avoir à ses côtés les "créateurs" et les intellectuels, jusqu’alors surtout présents dans les cercles communistes. Lang forge au fil de ces années le socle doctrinal sur lequel il va fonder son action rue de Valois : le refus des hiérarchies entre les différentes formes d’expression artistique et le primat du soutien public à la création.

Lang se présente aux élections municipales de Paris en 1977 sur la liste conduite par Georges Dayan, est élu conseiller de Paris, et devient en 1978 conseiller personnel de François Mitterrand pour les questions culturelles. Il est nommé en 1979 délégué national à l’action culturelle du parti socialiste. Il est alors prêt à assumer des responsabilités gouvernementales.


Un ministre flamboyant appartenant au premier cercle mitterrandien

Arrive donc mai 1981 et la nomination au ministère de la Culture. Les chapitres qu’y consacre Laurent Martin montrent bien la frénésie du ministre à faire avancer ses idées et son inlassable énergie – proche du harcèlement - à inonder le Président de notes sur ses dossiers pour décrocher des arbitrages favorables. Lang séduit l’opinion, il occupe l’espace médiatique avec virtuosité, en soignant son apparence physique et en utilisant une rhétorique imagée et lyrique très éloignée du jargon technocratique pratiqué par certains ministres : comme le dit fort justement l’auteur, "tout ministère est un ministère de la parole". C’est le début d’une popularité qui ne se démentira jamais.

Au-delà des paillettes, on découvre un travailleur acharné doté d’un sens politique très aiguisé. Il bénéficie du soutien indéfectible du Président. Le doublement du budget du ministère de la culture conforte sa visibilité et son crédit politique. Il dispose ainsi d’une marge d’action qu’aucun de ses prédécesseurs n’a jamais connue. D’après Laurent Martin, une des réussites majeures du ministre est d’avoir porté la politique culturelle au centre du débat public de l’époque. L’auteur pointe néanmoins les limites de sa politique : fondée sur une centralisation étatique, elle laisse assez peu d’initiative aux collectivités territoriales. L’insistance sur le soutien à la création et aux "créateurs" se fait au détriment d’une politique volontariste de démocratisation. Enfin, la fièvre qui saisit l’État de lancer des programmes d’équipements culturels sur l’ensemble du territoire constitue un cadeau empoisonné pour ses successeurs avec des budgets de fonctionnement peu anticipés. Il est néanmoins un dossier sur lequel Lang n’a jamais été écouté par le Président Mitterrand : l’audiovisuel, qui a généré des crises internes fortes, notamment au moment de l’attribution de la Cinq à Berlusconi.

Entre 1988 et 1993, il reprend du service à la Culture, qu’il cumule entre 1992 et 93 avec l’Éducation Nationale. Si son énergie demeure intacte et si cette fois la communication lui est rattachée, le système mis en place en 1981 montre des signes d’usure. Il ne s’entend pas avec les premiers ministres du second septennat (Rocard, Cresson, Bérégovoy). Il doit faire face à la concurrence d’Émile Biasini, secrétaire d’État aux Grands Projets, qui a l’oreille du Président. La capacité d’innovation du ministre s’émousse. Il tarde à réagir aux résultats de l’étude sur les pratiques culturelles des français publiée en 1990 qui témoigne de la stagnation de la composition sociale des publics. La polémique sur les fondements idéologiques de son action enfle : lancée notamment par Alain Finkielkraut en 1987 avec La défaite de la pensée, elle rebondit avec l’ouvrage de Marc Fumaroli, L’État culturel en 1991, et avec La Comédie de la culture de Michel Schneider, son ancien directeur de la musique, en 1993. Il apparaît néanmoins comme un "conciliateur" à l’Éducation Nationale, dont le style et la méthode tranchent avec ceux de son prédécesseur, Lionel Jospin. Il amorce un plan d’éducation aux arts et à la culture à l’école qu’il annonce, hélas, seulement un mois avant son départ du ministère, en 1993…


Une longévité politique hors du commun

Parallèlement, Lang s’enracine localement à Blois dès les législatives de 1986, puis aux municipales de 1989. Il use et abuse de son statut de ministre pour faire bénéficier la préfecture du Loir-et-Cher des largesses de l’État, et "faire de Blois une capitale". Les "grands travaux" blésois se succèdent, avec la Maison de la Magie, la rénovation du centre-ville autour de la Halle aux Grains, la création d’un Centre Européen du Goût, etc. Jack Lang se prend de passion pour sa fonction municipale, sillonnant les rues de la ville entouré de techniciens aguerris, et diffusant auprès d’une population locale médusée et séduite sa légendaire énergie.

Avec la fin du règne mitterrandien, l’étoile languienne pâlit. Il tente de se faire adouber par le Président pour sa succession, mais sans succès. Il ne parvient pas à transformer sa popularité dans l’opinion ni en vecteur d’action ni en "courant", à cause notamment de sa difficulté à s’imposer au sein du parti socialiste. Il renonce à la candidature à la Mairie de Paris en 2000   pour devenir ministre de l’Éducation Nationale de Lionel Jospin, après le tumultueux ministère de Claude Allègre, alors qu’il rêve depuis longtemps des Affaires étrangères. Il apaise la communauté éducative, et cesse d’être l’insidieuse force de nuisance qu’il était à l’extérieur du gouvernement, laissant ainsi la voie libre à Jospin pour la présidentielle de 2002. Le bilan à l’Éducation Nationale n’est pas mauvais, mais Lang a surtout démontré ses capacités à pacifier plus qu’à mener des réformes innovantes. On retiendra néanmoins son plan quinquennal d’éducation aux arts à l’école en partenariat avec le ministère de la culture. Par la suite, il n’aura de cesse d’essayer d’occuper le débat public avec un nombre impressionnant de publications sur des sujets divers et fort éloignés de la politique culturelle : éducation, fiscalité, institutions, biographie de Nelson Mandela et un livre-programme intitulé Changer publié en 2005 en vue des élections de 2007. Son attitude récente à l’égard du Président Sarkozy et ses hésitations à intégrer le gouvernement montre un appétit intact à exercer le pouvoir au plus haut niveau. Le grand échec de Lang réside dans son incapacité à être autre chose que le ministre de la culture de François Mitterrand. Son image de dilettante "gauche caviar", son goût des fêtes et des stars, ne lui ont pas permis d’incarner un candidat potentiel à la magistrature suprême, tant auprès de l’opinion que des militants socialistes.

Cette biographie inachevée analyse avec minutie la personnalité politique de Lang qui est un composé d’activisme et de combativité, de séduction et de courtisanerie, ainsi que du maniement hors du commun de la communication publique. Jack Lang a été façonné par des engagements et des convictions fortes, qu’un pragmatisme et un opportunisme peuvent le conduire parfois à négliger. On le voit fasciné par le pouvoir, narcissique et travailleur, guidé par une intelligence aiguë de l’époque dans laquelle il vit. La comparaison hardie mais éclairante que Laurent Martin fait entre Jack Lang et Léon Blum nous permet de cerner à quel point l’ancien ministre de la culture révèle la transformation du métier de l’homme politique contemporain. Ce portrait subtil évite les caricatures simplistes et nous permet de mieux cerner la complexité d’un homme publique qui a indiscutablement marqué son époque et qui restera probablement comme un ministre de la culture remarquable par son égale crédibilité politique et culturelle.


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crédit photo : Simon Grossi / flcikr.com