Revenant sur trente ans de pratique dans le sillage de Jacques Laplanche et de Joyce Mc Dougall, Jacques André livre un tableau impressionniste d’une psychanalyse qui survit en temps de crise.

Quel point commun entre la psychanalyse et le réchauffement climatique ? Les méduses, répond malicieusement Jacques André. Véritable « totem » depuis que Freud a fait de « la tête de la méduse » le symbole du sexe de la mère, l’organisme multicellulaire marin est aussi de ceux qui pourraient le mieux résister au réchauffement climatique. C’est en tout cas ce que nous apprennent les scientifiques.

Le motif de la méduse aidant, le psychanalyste s’autorise une incursion dans le champ des sciences de la nature. En réalité, la crise climatique contemporaine est surtout le pendant de cette autre crise que Freud avait décrite comme un « Malaise dans la culture » au début des années 30. À cette différence près que dans le « malaise dans la nature » auquel nous sommes désormais confrontés, l’homme s’oriente en connaissance de cause vers sa propre destruction.

Devant cette nouvelle donne, Jacques André préfère les questions aux élaborations théoriques et se demande si la situation actuelle confirme l’hypothèse d’une pulsion mortifère. À moins que l’on puisse considérer la résistance d’une partie de la jeunesse comme la manifestation de la puissance des pulsions de vie ?

Des hommes face à l’énigme de la féminité

Au centre de La Revanche des méduses, le chapitre du même titre livre les interrogations d’un psychanalyste de son temps devant la crise la plus vaste de son époque. Mais J. André n’écrit pas pour traiter un sujet. En trente-quatre chapitres, il alterne essais et fragments cliniques, et s’intéresse en particulier à des hommes confrontés à l’énigme de la féminité et de la différence des sexes. Et pour mieux éclairer les incidences des constructions élaborées dans les premières années de la vie (les « théories sexuelles infantiles »), Jacques André aime à mettre en regard les orientations de deux figures qui – sous sa plume – deviennent complémentaires. Dans « Le petit Louis et le petit Hans », Hans, c’est l’enfant (le seul) avec lequel Freud tenta une analyse par le truchement de son père ; le « petit Louis », c’est Louis Althusser dont le philosophe reconstitue l’enfance dans L’Avenir dure longtemps, autobiographie écrite pour se présenter au tribunal public après qu’il a assassiné sa femme. Le petit Hans et le petit Louis tendent l’un et l’autre à rejeter la différence des sexes, mais pour Hans, le sexe se réfère au pénis (que l’on aurait ou que l’on n’aurait pas d’après sa théorie infantile), tandis que pour Louis, le sexe se présente comme un trou (les hommes en ont deux, les femmes en ont trois), un gouffre qui le plonge dans une angoisse « dépersonnalisante ». La trajectoire des deux hommes s’en trouve bouleversée. Hans développera une névrose quand Louis sera souvent la proie de crises de mélancolie.

En se focalisant sur la présence (ou pas) du pénis, Hans, comme beaucoup, a accordé le « primat » au « phallus ». Freud a souvent cédé à cette pente. Pourtant, dans certains de ses textes, il valorise ce qu’il appelle le « continent noir » de la « vie sexuée » de la femme adulte. Tout chercheur est orienté par la théorie de la différence des sexes qu’il a élaborée enfant, mais l’incidence de ces constructions est plus particulièrement sensible dans le travail des psychanalystes pour lesquels la mère est à la fois source et objet d’inspiration. Dans « Ma mère contre la tienne », J. André s’intéresse à Freud et Winnicott. Les mères de l’un et de l’autre leur ont inspiré deux approches de la psychanalyse aussi nécessaires que distinctes. Freud pense à partir de la névrose – même s’il opère un tournant dans sa seconde topique – tandis que Winnicott élabore sa réflexion et sa pratique à partir du narcissisme. Nourri par la lecture de l’un et de l’autre, J. André s’est constitué un outillage conceptuel éclectique qu’il mobilise en fonction des cas.

Travailler avec le temps

C’est avec la même absence de dogmatisme qu’il revient sur la question du temps, autre thème qui habite La Revanche des méduses. Pour sa part, J. André écoute longtemps s’il le faut. L’abandon à la temporalité de l’autre, particulièrement quand il est dans un temps de détresse, est à ses yeux une dimension essentielle à sa pratique. Ne pas bousculer la durée des séances, c’est aussi prendre acte du rythme du travail psychique, qui a ses exigences propres.

Lacan, au contraire, avait fait des séances courtes, une technique. Jacques André croit savoir que le maître à penser de sa génération reconnaissait ce que cette pratique devait à sa propre impatience. Mais il ne se serait jamais interrogé sur la dimension « contre-transférientielle » (disposition inconsciente de l’analyste vis-à-vis de la personne analysée) du tempo qu’il imposait. J. André aborde ce sujet sensible en le renvoyant à son historicité plutôt qu’en l’affrontant. Et de conclure : « Nul doute qu’on ne fait pas le même métier avec le temps que contre le temps. » On ne saura pas si, dans l’esprit de J. André, le métier relève encore de la psychanalyse dans l’un et l’autre cas. Pas de menace de disqualification, pas d’idéalisation d’un style de psychanalyse ; l’imprécision du constat laisse au lecteur toute sa liberté de pensée.

La Revanche des méduses est aussi l’occasion d’exposer dans quelle filiation de pensée J. André s’inscrit. Dans un des derniers chapitres du recueil, François Gantheret, l’ami décédé, auteur des Fins de moi difficiles, reçoit un dernier hommage. Jacques André lui doit sa rencontre avec son analyste, Joyce Mc Dougall. F. Gantheret, J. Mc Dougall et quelques autres (on pense à J.-B. Pontalis, à J. Laplace) ont accompagné J. André dans son interrogation sur « l’énigme de la féminité ».

Le recueil de J. André ne se résume guère. Les chapitres se font écho, témoignant d’une psychanalyse bien vivante qui porte une attention soutenue à la part infantile, réactualisée dans la parole au cours d’une analyse. L’admonestation d’une de ses patientes montre qu’elle a saisi la spécificité de cet échange : « On n’est pas là pour converser entre adultes. », déclare-t-elle à son analyste après qu’ils eurent discuté sur… le réchauffement climatique.

Jacques André s’est engagé dans la psychanalyse il y a trente-cinq ans. Depuis, cette pratique ne détient plus la position hégémonique qu’elle avait à cette époque. Devant la réalité du confinement et des conférences à distance, elle apparaît même comme particulièrement exposée. Les malentendus y renvoient aux accrocs de la technologie là où ils auraient pu acter ceux de l’inconscient ; l’écoute silencieuse ne peut pas réellement s’appliquer, faute de présence physique. Dans ces séances, bien souvent, l’analyse se rabat sur un soutien psychothérapique, explique J. André. La question est de savoir si cet accident ne relèverait pas d’une tendance plus forte qui affecte la psychanalyse. Mais J. André choisit de ne pas s’appesantir sur cet autre malaise et montre une psychanalyse en acte, survivante, comme les méduses.