La distraction : stigmate ou antidote à l'emprise de nos sociétés ? Se distraire ou déplacer l'intérêt ?

L’attention de nos jeunes contemporains est devenue, dit-on, « flottante ». On se plaint des jeunes générations, relativement à la lecture, à l’écriture, aux relations sociales et politiques. Des enquêtes tendent à prouver ce manque d’attention. Des écrits en analysent les composantes. La « société du divertissement », n’a pas bonne presse.

Les directeurs de l'édition de cet ouvrage conçu et entrepris par l’HEAD (Haute École d’art et de Design) de Genève, en 2019, demandent qu'on remarque, cependant, cet éclat anodin qui soulage d'un moment de tension, durant une conversation, ou bien telle association d’idées, involontaire, qui éloigne l'auditeur d’une conférence, ou encore telle évocation d’une personne par la trace flottante d’un parfum, pendant qu’on s'inquiète de trouver son chemin dans une ville, ou enfin tel trait d’humour dans une situation de souffrance... Expériences communes de distraction, ou même de dis-traction (d'après Peter Szendy, prise de distance et réceptivité à une attraction alternative).

Il arrive ainsi que la tension de l’attention soit amoindrie, au profit d’une ouverture positive vers d’autres horizons. La distraction vient alors donner des forces à l’esprit. Grâce à elle, ce dernier prend du champ et se donne les moyens de revenir, mieux exercé, sur le premier terrain.
 
Un tel jugement suppose d'avoir dépassé l'opinion commune, d'avoir refusé de stigmatiser la distraction et même d'avoir accepté d’en faire un moment crucial de l’existence.

Que dire de surcroît du distrait ? Cette figure artistique et littéraire est loin d’être négative. Il fallait une recherche approfondie et un ouvrage pour en rendre compte. Les Poliques de la distraction.

Divagation et distraction

Conceptualiser la distraction autrement qu’on ne le fait habituellement, et considérer que l’attention distraite peut constituer une ruse de la perception. Celle-ci ignore alors, et se défend, des captations dont elle est l’objet.

La distraction est ainsi aussi une parade à l’assaut de la surabondance des signes. Une manière de s’en détourner ou de ne pas les voir, avant d'être une autre forme de concentration qui retrouve les tours et les détours de l’association libre. Ainsi la distraction est-elle une notion clivée, mouvante, qu’il nous appartient de repenser.

Au fil des articles, on apprend que si « divertir (daté de 1370) vient du latin divertere, se détourner, se séparer de, être différent de, « distraire » (qui apparaît, lui, en 1377) vient du latin distrahere, tirer en divers sens, déchirer, séparer. Tandis que le divertissement pourrait ne renvoyer qu’au fait de se détourner d’une chose ou d’un être indifférent. La distraction serait donc un déplacement de l’intérêt mû par un autre point dans lequel s’absorber. En ce sens, être distrait n’est pas être inattentif à tout, mais être attentif à autre chose.

Nul nécessité par conséquent de péjorer la distraction. En vérité l’attention de nos jours doit se partager. Entre flux d’images, et perception incidente, circulation entre plusieurs écrans, mouvement incessant, et multiplicité des références potentielle, la distraction peut se faire circulation entre écrans, rues, transports, informations, etc. Par conséquent, être distrait ne saurait signifier qu’on n’est attentif à rien du tout.

Yves Citton examine, afin d’y renoncer, les quatre éléments de la litanie de la perte de l’attention, une litanie qui procède de simplifications : la distraction se conjugue sous le mode d’une crise sans précédent, véritable mal du nouveau siècle ; les appareils de médialité numérique nous distraient de notre environnement ; les jeunes succombent à l'addiction aux réseaux sociaux, ils souffrent d'un déficit attentionnel psycho affectif ; enfin, l'attention est le Bien et la distraction le Mal.

Ce repérage est suffisamment clair pour laisser entendre d’emblée que la distraction peut être conçue comme un mode de subversion et de critique des normes sociales. L’étude des pratiques autour du carnaval, on le sait depuis les travaux de Michaël Bakhtine, montre que la distraction du public n’est pas négative, même si les organisateurs des défilés se plaignent des distractions devant les chars, et se demandent comment concentrer le public. Ainsi en va-t-il aussi des festivités dans les parcs urbains, et des conseils donnés aux orchestres de se placer devant les bancs afin que le public ne se mette pas à divaguer et reste concentré.

Pourtant, ce qui s’oppose à la distraction, ce n’est pas l’attention, dont elle est partie prenante, ni la concentration, dont elle n’est pas forcément dépourvue. Mais l’absorption clôturée sur elle-même, le recueillement ou la dévotion... dont l’opposé est le rire.  

Stigmate et antidote

Quels statuts conférer aux aliénations et aux émancipations, aux distractions actives et aux attentions distraites de nos contemporains ?
 
Pour une fois, soyons attentifs. Par exemple aux propos de Blaise Pascal. On dit qu’il aurait condamné sans nuance le divertissement, qui détournerait des aspects fondamentaux de l’existence et par extension de Dieu. Pourtant, Pascal est plus fin que cela. Il reconnaît la nécessité du divertissement, sans quoi la peur de la mort pourrait avoir une emprise telle qu'elle empêcherait de vivre. Mais il reproche au divertissement de nous illusionner en se présentant comme une fin en soi et non comme un moyen temporaire.

Non moins intéressant est le phénomène de la lecture volage selon Peter Szendy. Il nous incite à examiner de près la vignette qui fait le frontispice du Léviathan de Hobbes, en 1651. Ce frontispice fait du livre une machine à faire lire souverainement chaque lecteur pour autant qu'il est bien, lui-même, le fondement de l’État moderne. Il constitue une machine à faire lire quelque chose qui n’appartient cependant qu’au lecteur en tant que citoyen, en quelque sorte, nous, lecteurs en passe de devenir souverains. Nous sommes ceux qui doivent accomplir le livre. Mais ce lecteur doit aussi être distrait. Car on n’attend pas seulement de lui sa mutation, mais aussi des objections et débats.

Autre exploration, celle des architectures de la distraction : Constant et la New Babylon, Archigram et la ville plug-in, etc. Ces architectures proposent des renversements des valeurs du modernisme et mettent au centre de la vie quotidienne le loisir plus que le travail. La logique du bâtiment et du plan est remplacée par la dynamique des flux et des densités, par la mise en valeur de la participation, des espaces de liberté individuels, de la dispersion et du divertissement. Au moment où les machines se mettent au travail, les humains peuvent enfin se distraire.

Si Abraham Moles n’utilise pas la notion de distraction, Emmanuele Quinz tente de montrer que la notion se trouve dans ses propos et son travail. Notamment dans les célèbres coquilles entourant l’humain, selon la doctrine assez ancienne mais prégnante de l’anthropologue de l’interculturel Edward Hall, et dessinant des cercles de pénétration en rapport avec les autres. Plus les cercles (fictifs, psychologiques) considérés sont éloignés du centre plus la distraction est effective. L’espace n’est pas neutre, il se constitue comme un champ de valeur à partir de l’attention (au centre, la proximité) et de la distraction (éloignement).

Un séminaire

Cet ouvrage, fort belle maquette reproduisant une œuvre de l’artiste contemporain Sarkis (Torchman, de la série des Vitraux des innocents, 2009), participe d’un projet de recherche du Labex Arts-H2H-ArTeC, « politiques de la distraction ». Sur proposition de quelques professeurs les étudiants du Work.Master de l’HEAD de Genève (2019) ont été invités à réaliser des œuvres dans son lieu d’exposition (LiveInYour Head). Occasion était ainsi donnée de mettre à l’épreuve esthétiquement et spatialement les différentes hypothèses avancées durant les ateliers et les journées d’études.

Les œuvres avaient à charge de mettre à l’épreuve les discussions et les débats. Elles appelaient les visiteurs à une expérience d’attention distraite, en leur proposant de se laisser tirer en divers sens (dis-traire), entre différentes orientations. Le cahier central de l’ouvrage nous fait visiter cette exposition, devenue ici « pratiques de la distraction ».

Il est aussi soutenu par un corpus assez serré (et abondamment répété) de textes fondateurs. Au cœur du volume par exemple un texte de Siegfried Kracauer, Culte de la distraction, 1926. Dans cet article, l’auteur reproche aux spectacles de son époque de ne pas distraire assez radicalement les multitudes qui s’amassent dans les salles de cinéma berlinoises. Il prône des distractions susceptibles de montrer à tous ou de mettre à nu l’effondrement dispersif de l’époque. Grâce à lui, nous assistons donc à la naissance de la société des spectacles et des théories ou réflexions qui l’accompagnent. Mais ce qu’il dénonce n’est pas la perte d’une intégrité originelle, ni la dispersion imposée par des divertissements projetant dans des atmosphères superficielles. C’est plutôt la fausse unité imposée par les prétentions artistiques d’un esthétisme réactionnaire. D’une certaine manière, il propose un éloge paradoxal de la distraction. Elle ne relève pas d’un déficit, ni ne fait l’objet de lamentations nostalgiques (référant à un âge d’or). Kracauer, subtilement, veut promouvoir une véritable culture de la distraction.

Le corpus, ainsi fondé, ouvre sur des discussions avec Walter Benjamin et Ernst Bloch notamment. Si Kracauer emploie « distraction » au sens de mode de perception, les deux autres l’emploient au sens de divertissement. D’ailleurs, Benjamin s’attache à une analyse quasi-phénoménologique de la distraction.