L’auteur propose une solution matérialiste radicale et contre-intuitive au problème du rapport corps-esprit : malgré leur caractère apparemment indubitable, les expériences conscientes n’existent pas.

Depuis une quarantaine d’années, en réaction à l’essor des sciences cognitives, les débats autour du statut métaphysique de la conscience connaissent un renouveau dans la philosophie de l’esprit. Le « problème difficile de la conscience », selon l’expression du philosophe australien David Chalmers   , consiste à rendre compte des ressentis subjectifs dans un cadre matérialiste.

La capacité à éprouver la douleur est à cet égard une illustration éloquente de la spécificité du problème. Les neurosciences permettent d’expliquer en détails comment, lors du contact entre la main d’un être humain conscient et une surface brûlante, les nocicepteurs de la peau produisent des signaux nerveux traités par le cerveau et causant le retrait de la main. Cette explication mécaniste laisse toutefois de côté l’aspect le plus saillant du phénomène de la douleur : « ce que ça fait »   subjectivement d’avoir mal. Il paraît en effet tout à fait concevable qu’une chaîne causale ne faisant intervenir que des processus physiques ait lieu sans n’être accompagnée d’aucune sensation de douleur.

C’est précisément pour cette raison que Descartes postulait l’existence d’une substance pensante, indépendante de la matière. Le dualisme cartésien souffre cependant de défauts majeurs, le rendant inacceptable aux yeux de la plupart des philosophes contemporains. Si une solution matérialiste au problème de la conscience était possible, elle serait donc à privilégier en vue de l’élaboration d’une image scientifique unifiée et complète du monde.

F. Kammerer reconnaît la complexité toute particulière de la question. Il s’agit bien là, selon lui, d'un problème substantiel que les matérialistes peinent à résoudre. Les états mentaux qui constituent les expériences conscientes de douleurs, de couleurs, de sons ou d’odeurs semblent posséder des propriétés phénoménales, irréductibles à des propriétés physiques. Ineffables et privées, ces propriétés qualitatives seraient accessibles immédiatement par introspection et jouiraient ainsi d’un statut épistémologique unique : il paraît impossible de se tromper sur ses propres ressentis. Le sujet d’une hallucination visuelle peut certes croire à tort percevoir quelque chose qui n’existe pas, mais il semblerait absurde qu’il puisse se méprendre sur ce qui lui apparaît, c’est-à-dire sur l’existence de l’hallucination elle-même.

Le livre de F. Kammerer ambitionne pourtant de défendre la thèse selon laquelle les propriétés phénoménales n’existent pas, mais semblent simplement exister. « L’expérience consciente est une illusion, mais il nous apparaît évident et indubitable qu’elle est bien réelle, et que si quelque chose ne peut pas être une illusion, c’est bien la conscience »   .

 

Du gouffre métaphysique au gouffre épistémique

Pour comprendre comment une telle position peut être sérieusement défendue, l’auteur commence par présenter une stratégie populaire dans les débats contemporains dans la philosophie de l’esprit, consistant à déplacer le problème métaphysique de la conscience vers l’épistémologie. Autrement dit, au lieu d’expliquer comment des propriétés phénoménales peuvent exister dans un monde purement physique, la stratégie épistémique consiste à expliquer par quels mécanismes nous en venons à croire qu’il existe de telles propriétés non-matérielles.

Il s’agit donc de rendre compte de la genèse des concepts référant aux contenus de l’expérience consciente, les concepts phénoménaux. Nous utilisons naturellement des concepts phénoménaux lorsque nous voulons faire référence à nos expériences subjectives, par exemple lorsque nous disons que le goût d’un aliment nous apparaît d’une manière inhabituelle. Les approches adoptant la stratégie épistémique ont pour objectif d’expliquer pourquoi les concepts phénoménaux semblent intuitivement référer à des propriétés immatérielles. L’idée sous-jacente est qu’une explication matérialiste de notre croyance en des propriétés phénoménales n’implique aucunement l’existence réelle de ces propriétés, de la même manière qu’une explication de la croyance en Dieu n’implique pas l’existence réelle de Dieu.

La première partie du livre est une présentation détaillée des familles de théories matérialistes basées sur la stratégie épistémique. Ces théories font face au gouffre épistémique qui désigne un ensemble de très fortes intuitions que nous avons tous à propos de nos propres expériences conscientes. Comment expliquer, par exemple, que nous soyons si certains de saisir directement l’essence des propriétés phénoménales dans l’introspection ? « Lorsque je fais l’expérience d’une tache rouge et que je me concentre sur cette expérience, ma saisie de celle-ci me livre apparemment l’essence de la qualité du rouge »   . La vie intérieure d’un sujet conscient lui apparaît comme riche de qualités auxquelles il aurait une sorte d’accès privilégié. Comment ces qualités pourraient n’être, en réalité, rien d’autre que des propriétés de son activité cérébrale ?

 

L’impasse du réalisme phénoménal

Selon une des nombreuses théories présentées dans le livre, l’utilisation des concepts phénoménaux se ferait sur le mode de la citation. De la même manière qu’il existe, en plus du concept de chat, un concept citationnel du mot « chat » (comme dans la phrase « le mot “chat” a quatre lettres »), il existerait, en plus du concept de rouge objectif, un concept phénoménal de « rouge » portant sur l’expérience de rouge. Lorsqu’un sujet conscient regarde un objet rouge, son cerveau active un concept de rouge.

L’idée est qu’il existerait dans le cerveau un mécanisme de citation mentale, dont l’activation correspondrait au concept phénoménal de rouge. « Utiliser le concept de rouge phénoménal et avoir une expérience de rouge ont quelque chose en commun : dans les deux cas, le sujet est dans un état mental qui instancie la propriété de rouge phénoménal »   . Le concept phénoménal de rouge aurait ainsi la particularité de référer à un état mental duquel il est lui-même constitué. L’intuition que nous saisissons immédiatement l’essence de nos expériences s’expliquerait par cette spécificité des concepts phénoménaux d’être en contact direct avec leur référent.

F. Kammerer juge cette théorie inapte à résoudre le problème de la conscience, tout comme les autres théories matérialistes qu’il critique dans la deuxième partie du livre. La saisie directe de l’essence des propriétés phénoménales par un agent cognitif pose problème, et ce même si ces propriétés s’avèrent en réalité être de nature physique. Il est en effet difficile de comprendre comment « être dans un état nous donne une saisie quelconque de cet état »   .

Les matérialistes veulent le beurre et l’argent du beurre en gardant intacte l’intuition selon laquelle les concepts phénoménaux saisissent immédiatement quelque chose de matériellement substantiel. Les analyses portées par le livre révèlent les limites de ce type de position. En tant que matérialiste, la seule position cohérente est radicale, et doit être assumée comme telle.

 

Sommes-nous des zombies ?

Selon l’illusionnisme, point de vue très minoritaire en philosophie de l’esprit, les propriétés phénoménales n’existent pas. Si l’objet du livre est une défense de l’illusionnisme, F. Kammerer juge toutefois que les théories illusionnistes actuelles ne rendent pas correctement compte de la force de nos intuitions concernant la conscience. En particulier, il semble intuitivement absurde de faire la distinction entre apparence et réalité dans le cas de la conscience. Le défi majeur de la stratégie de l’illusion est d’expliquer notre imperméabilité totale à la remise en question de la réalité de nos ressentis.

La théorie illusionniste que propose l’auteur, baptisée « théorie CTE » (« Concepts Théoriquement déterminés d’états Epistémologiquement spécifiques »), fait l’objet de la troisième partie du livre. Selon la théorie CTE, la clé du problème est à trouver dans notre théorie naïve de l’esprit. Cette dernière serait innée : il y aurait, dans le cerveau humain, un module dédié à la représentation des expériences conscientes. Notre concept d’apparence, issu de notre théorie naïve de l’esprit, serait ainsi fixé d’une manière qui nous empêche de nous représenter sans contradiction la possibilité de nous tromper sur ce qui apparaît. « L’intuition d’absence de distinction entre apparence et réalité phénoménale, qui est au cœur du gouffre épistémique et du problème de la conscience, est donc expliquée comme relevant d’une forme de nécessité conceptuelle par la théorie CTE »   .

La solution illusionniste du problème de la conscience se fait donc au prix de l’abandon de nos intuitions les plus profondes. D’une certaine façon, François Kammerer accorde beaucoup à ses adversaires anti-matérialistes. Un argument souvent mobilisé par ces derniers consiste à imaginer un monde physiquement identique au nôtre dans lequel la conscience phénoménale n’existerait pas. Dans ce monde, nous aurions tous un double « zombie », qui se comporterait exactement de la même manière mais sans rien éprouver subjectivement.

Il s’agit d’un défi lancé au matérialisme : si notre monde est purement physique, comment expliquer que nous ne vivions pas dans ce monde de zombies ? Là où beaucoup évitent la question, l’illusionniste y répond frontalement : nous sommes ces zombies. Si par hypothèse les zombies se comportent d’une façon identique à la nôtre, alors eux aussi se posent la question du statut de la conscience. Il est alors envisageable que nous soyons en fait ces zombies, victimes d’une illusion de laquelle il est impossible de se défaire complètement. « Nous sommes, dans le cas de la conscience, victimes d’une illusion introspective. L’esprit n’est qu’un rêve de la matière »   .

La plupart des lecteurs seront probablement réticents à adhérer à une telle conclusion mais le livre ne manque pas de pousser à la réflexion. Bien qu’assez technique, le propos reste clair et accessible, les concepts étant précisément définis et les arguments bien détaillés. Ce livre est donc une bonne porte d’entrée aux débats brûlants de la philosophie de l’esprit, rarement présentés en français.