Entre chronique de la France des dernières années, ode au hacking et socioanalyse, Alice Zeniter réussit un roman passionnant, où la tendresse et l’attachement se mêlent à une lucidité décapante.

Avec Comme un empire dans un empire, la romancière Alice Zeniter, prix Goncourt des lycéens pour L’Art de perdre en 2017, livre un superbe texte où se croisent et se mêlent deux vies, comme prélevées parmi un échantillon représentatif de la génération née dans les années 1980. Il y a dans l’écriture d’Alice Zeniter une façon très efficace de rendre ses personnages attachants, les peignant perdus dans un monde sans telos, et qui nous force à adopter un autre regard sur nous-mêmes et sur le monde dans lequel nous vivons.

 

Les méandres de l’identité

Comme dans ses romans précédents, ce qui frappe dans Comme un empire dans un empire, c’est la complexité des personnages. Tiraillés entre ce qu’ils voulaient être et ce qu’ils n’ont pas réussi à être, entre ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils ont construit, sans savoir réellement ce qu’ils pourront faire pour devenir ce à quoi ils aspirent – savent-ils encore seulement ce à quoi ils aspirent –, les personnages, Antoine et L., nous font part de la désillusion qui semble inhérente au passage à la vie adulte, et à la difficulté de savoir à qui reprocher ses échecs.

Ces personnages ont plusieurs désirs qui les animent : changer l’ordre des choses et satisfaire un désir personnel, bâtir un bonheur privé et améliorer la situation générale des hommes et des femmes qui les entourent. Et cette complexité ne se réduit pas à la temporalité de l’existence qui fait se succéder des projets, des ambitions, des actions et des déceptions ou des réussites, mais elle met également au jour l’ambiguïté des images de soi, de façon subtile et originale, par le retour de soirées dans les bars parisiens, pendant lesquelles se rencontrent les personnages principaux. Cette ambiguïté résulte de la non-coïncidence entre qu’on est et ce qu’on veut être, ce qu’on dit et ce qu’on veut dire, et ce que les autres perçoivent de nous et ce qu’on voudrait qu’ils en perçoivent, entre vouloir plaire et vouloir être soi-même   .

Cette construction en tension de la personne n’est pas sans évoquer celle des personnages de L’Art de perdre, qui cherchaient quelle place donner à la part algérienne de leur identité et comment faire concorder toutes leurs déterminations les unes avec les autres. L’identité n’est pas monolithique, semble prouver Alice Zeniter dans chacun de ses romans. On est ce qu’on se fait, mais aussi ce qu’on s’efforce d’être sans y arriver. Le résultat n’est pas la seule chose qui compte – ce que le monde capitaliste tend à vouloir nous faire croire – mais la difficulté, c’est de partager l’intimité de quelqu’un avec qui on puisse partager ses réussites, mais surtout ses rêves, ses échecs – et ce que la vie a de terne à offrir. C’est comme si, d’une certaine façon, contre Hegel, la conscience n’avait pas besoin d’être reconnue par une autre conscience pour être ce qu’elle veut être, comme si l’héroïsme n’était plus nécessaire.

L’écriture d’Alice Zeniter et ses thèmes ne sont pas éloignés des questions féministes. Elle aborde toujours de biais, avec l’évidence féroce d’un constat, la difficulté d’être une femme qui ne se réduirait pas à être ou à paraître ce que l’ordre social attendrait d’elle. Ainsi en est-il du personnage d’L., encombrée, depuis l’enfance, par un corps trop grand aux yeux des autres, qui est pour cette raison perçu comme tel, et qui se sent perdue dans une société qui assigne aux femmes un mode d’être qu’elle refuse, préférant l’anonymat d’internet, où elle peut virtuellement être qui elle veut (elle avoue d’ailleurs à Antoine qu’elle s’y est faite passer pour un homme). Mais l’auteure met aussi au jour une véritable solidarité féminine, « un monde des femmes »   dans lequel les femmes s’entraident, aussi bien via l’association créée et gérée par son amie Salma, que par l’attention avec laquelle L. protège essentiellement les femmes des logiciels utilisés par des hommes pour les traquer et les piéger, ou dans ce monde de femmes que se révèlent être les abords de la prison, quand L. rend visite à son amant enfermé. Elle y découvre d’autres codes, ceux des gardiens qui usent et abusent de leur pouvoir, ceux des femmes qui viennent rassurer leurs compagnons emprisonnés sur leur fidélité et la constance de leur désir – ce dont doit témoigner, ainsi L. le comprend-elle, leur tenue vestimentaire. Mais l’intimité féminine n’est pas laissée pour compte par Alice Zeniter qui plonge dans les tréfonds de l’intimité féminine pour en disséquer les rêves et les désirs.

 

Un monde non achevé

Une grande originalité de ce roman est qu’il prend le risque d’aborder l’actualité très récente. Il évoque notamment la crise des Gilets jaunes. Il montre, par-delà ces seuls exemples, ce qui change, et que quelque chose de nouveau est possible.

Avec le personnage d’Antoine, la romancière s’attache au sens que peut prendre l’engagement politique actuel, entendu au sens de la participation à la vie parlementaire et au système des partis politiques traditionnels, à gauche. Antoine, attaché parlementaire d’un député socialiste, est pour le moins critique envers « son » député. Il lutte pour défendre son engagement auprès de ses amis qui disent tous œuvrer, à leur manière, à la Révolution, et auprès de lui-même, parfois, tout en goûtant au prestige que cette activité lui confère. Alice Zeniter présente des élus socialistes incapables de comprendre le mouvement des Gilets jaunes et, plus généralement, les préoccupations des Français, sans critique facile ni cliché, et sans réponse non plus.

Mais le roman, à la fois interroge le sens de l’engagement et fait voir le besoin urgent de pouvoir croire que la politique traditionnelle peut fournir des solutions. Une faille s’ouvre quand Antoine, témoin de la répression des manifestations de Gilets jaunes à Paris, essaie d’expliquer au député ce qu’il a compris de la détresse et du désarroi des manifestants, et rencontre une complète incompréhension de la part de l’élu qui ne réfléchit qu’en termes de chiffres, de sondages et de pourcentages. Cette scène est d’ailleurs magnifique comme celle de Germinal dans laquelle les riches bourgeois festoient copieusement dans un décor luxueux en entendant venir la procession des ouvriers grévistes affamés sans rien (vouloir) y comprendre. Dans le superbe appartement du député, magnifique et rempli d’objets coûteux (ce qui ne peut manquer de frapper un lecteur qui y a assisté avec les yeux d’Antoine, par contraste, avec la médiocrité du goût de son milieu d’origine), au milieu d’une ville dévastée par les manifestations, le député socialiste se montre sourd à toute forme de compréhension ou de sympathie à l’égard des réclamations populaires.

Avec l’histoire de L., le lecteur s’immisce dans le monde rarement décrit des hackeurs, qui, au nom de la défense de la liberté, diffusent et lancent des alertes afin d’avertir les autres hommes de ce qui se passe et qui leur est dissimulé, ou qui piratent des entreprises dont les activités leur paraissent être contraires aux valeurs auxquelles ils croient. Un panorama inattendu attend le lecteur et le plonge dans ce qui, pour beaucoup, demeurait dans le domaine du fantasme. Alice Zeniter peint ce monde comme une nouvelle utopie émancipatrice, dont les lanceurs d’alerte sont les prophètes. Par le hacking, les hommes peuvent se défendre de ce que des entreprises ou des États trament contre leurs libertés. Mais L. témoigne aussi de la fin de l’heure de gloire des hackers. Comme elle le dit à Antoine, « Quand j’ai commencé à m’intéresser au piratage, c’était les années 90 […] et quand on pensait hacker on pensait ado rebelle prêt à semer le chaos […] Les hackers, c’était ceux qui utilisaient la technologie pour autre chose que ce qu’on leur avait dit qu’ils pouvaient faire avec. Il y avait un côté bricolage protestataire. » Mais elle constate qu’aujourd’hui, cet idéal a disparu : « Beaucoup des ados rebelles sont devenus des mercenaires. Ils ont été recrutés en partie par l’industrie de la surveillance, pas forcément pour la thune mais parce qu’on nous promettait des technologies qu’on pourrait jamais manipuler dans notre coin. » Et elle s’inquiète d’un avenir dans lequel les lois renforceraient encore les sanctions dues au piratage, et dans lequel les hackers deviendraient une armée véritable qui semblerait œuvrer pour son propre compte et qui serait alors, par les médias, considérée comme appartenant à « l’Axe du mal », expression instaurant un manichéisme tel qu’il empêche toute nuance et toute critique légitime.

Est aussi décelé, dans son idéologie, le refus du capitalisme de laisser voir la souffrance des exclus et des exploités. C’est ce qu’illustre le superbe passage dans lequel Antoine regarde une émission télévisée dans laquelle des gens excluent et éliminent des candidats tout en se plaignant de la douleur qu’ils éprouvent à le faire, pour dissimuler et cacher celle des éliminés, à la façon dont de riches PDG clament leur souffrance à « restructurer » leur entreprise ou à mettre en place des « plans sociaux », comme si la plus grande part de la souffrance liée à ces choix leur revenait. Dans le monde des personnages de ce roman, le capitalisme est clairement identifié comme l’ennemi à abattre et les diverses conséquences de sa domination sont passées en revue, non d’un point de vue théorique, mais parce qu’elles déterminent nettement les personnages et le monde dans lequel ils vivent.

 

Le pouvoir de la romancière et des questions qui restent en suspens

Continuant à emprunter ce chemin de la littérature qui, sous couvert de narrer les aventures de personnages fictifs, met au jour les mécanismes sociaux à l’œuvre dans notre société, Alice Zeniter, sans prétendre agir en sociologue, montre cependant avec précision et finesse comment les structures sociales et les appartenances de classes forgent des destins et des modes d’être. Antoine ne sait plus où se situer dans la société, il s’efforce de s’élever et peut se montrer relativement fier de sa réussite. Il peut également sentir combien il reste éloigné des élites qu’il côtoie. L. se sent toujours jugée ou dévalorisée dans le groupe d’étudiants cultivés et soudés par une terminologie par laquelle ils se distinguent des autres et se reconnaissent entre eux, véritable incarnation de la « distinction » bourdieusienne. L. se sent inférieure aux autres quand ils emploient des mots dont le sens lui échappe ou à la prise de conscience qu’elle serait incapable de lire un livre de la bibliothèque d’Antoine. Ce n’est pas seulement qu’on ne pourrait pas être sur un pied d’égalité entre deux membres de groupes sociaux différents, c’est qu’il y aurait une forme d’incommunicabilité, ou plus précisément une immense difficulté à imaginer et comprendre comment l’autre nous voit. C’est ce que montre l’échec de la discussion entre Antoine et L., alors qu’ils voudraient pouvoir se parler franchement : « Cette fois, ils s’installèrent face à face. Il n’y avait plus de vidéo à commenter en prétendant qu’il s’agissait d’une discussion, il fallait fournir la matière première. L., impressionnée par le souvenir du livre qu’elle avait ouvert la veille, n’osait pas entamer la conversation. Antoine ne pouvait pas deviner qu’avec sa chemise de bourgeois, ses chaussures de bourgeois et ses livres de bourgeois, il avait, aux yeux de L., l’air d’un bourgeois, l’air de tous ceux qu’il croisait à la cantine du septième étage en pensant qu’ils exsudaient leur classe sociale et leur bagage culturel. Il pensa qu’elle était distante. »

Il y a également quelque chose de jubilatoire à lire Alice Zeniter, parce que son écriture déploie des trésors d’invention et de réussite, jusque dans les descriptions qui pourraient être les plus anodines. Ainsi se livre-t-elle entre autres avec brio à l’analyse du sens qu’on peut essayer de donner à l’expression « lumière de kebab », à la description du paysage des abords d’une prison au moyen d’une référence au célèbre jeu Tetris, au sens « balzacien » du mot « médiocre », ou à une analyse du verbe « sortir » et de ses significations en fonction des contextes. Lire Alice Zeniter émeut, fait sourire et réfléchir.

Les écrits d’Alice Zeniter fourmillent de questionnements qui sapent nos certitudes et éveillent nos interrogations. Ce roman invite ainsi à se demander : de quoi peut-on être fier, quand on est fier de soi ? L’est-on de sa réussite ? Mais que reste-t-il de sa réussite quand on la compare à une plus grande ? Quand elle reste bien en-deçà de ce que l’on espérait ? Quand on se rend compte qu’elle était, sinon déterminée, du moins rendue possible par certaines possibilités sociales ? Ainsi d’Antoine qui côtoie les élites mais se rend compte de sa relative inutilité au regard du projet de renverser le capitalisme. Est-on fier de son mérite ? Mais comment l’évaluer ? Comment comparer les mérites incommensurables de personnes toujours singulières ? Qui, d’Antoine ou de son ami d’enfance, aurait raison de croire en avoir le plus fait ? Être fier de ce qu’on a fait, à l’image de L. pendant ce qu’elle estimait être l’âge d’or du hacking ? Mais qu’est-ce, par rapport à ce qui reste encore à faire ? Et est-on toujours celui qui a, par le passé, agi comme il l’a fait ? Que reste-t-il de ce qu’elle a été ? Est-on alors fier ce qu’on veut faire, de la pureté de nos intentions ? De ce que l’on continue à faire dans l’espoir que ça finira par aboutir ? Mais quelle fierté de l’échec et de l’« inaboutissement » ? Doit-on être fier de ce qu’on a voulu faire et qu’on n’a pas fait, comme Antoine et son projet littéraire pendant la guerre d’Espagne – prétexte, au passage, à de savoureuses réflexions sur l’art d’écrire ? Quelle que soit la réponse que l’on puisse apporter à ces questions, il reste que le lecteur est convié, sous une autre forme que dans le roman précédent d’Alice Zeniter, à envisager à l’opposé du culte de la réussite, à méditer sur quelque chose comme un « art de perdre », de se libérer de l’obsession contemporaine pour le succès et compétition, afin de mener sa vie avec des ambitions modestes mais, pas le moins du monde, médiocres.

Que reste-t-il de nos secrets ? De la même façon, le rapport au secret est extrêmement fécond pour lire cet admirable roman : quel secret reste véritablement secret ? D’une part, toute la réflexion sur la surveillance sous de nouvelles formes interroge la réalité de la vie privée. Peut-on vraiment cacher ce que l’on veut cacher ? Peut-on être à l’abri du regard ou de l’écoute des autres ? Comment vivre alors dans ce monde où le privé ne l’est plus vraiment, comme y réfléchissait H. Arendt ? Mais même, comment dire ses secrets ? Comment les mettre au jour ? L’incommunicabilité liée aux classes sociales, aux évolutions de trajectoire permet-elle de dire sincèrement les choses ? Les parents d’Antoine échouent à lui révéler leur singularité : ce dernier ne veut les voir que comme deux moitiés d’une entité, comme s’ils n’existaient et ne pouvaient se manifester pour lui que sous cette forme. Antoine ne sait pas trop comment parler à son meilleur ami d’enfance, pas plus qu’à L. ou avouer ses sentiments à une jeune femme qu’il désire depuis longtemps. L. et Elias n’arrivent pas à parler à l’extérieur d’internet ni même peut-être de l’extérieur d’internet. Et la libération semble se faire lorsqu’à la fin du roman, L. ose avouer son désir et Antoine parler du livre qu’il gardait secret – tellement secret qu’il n’arrivait pas à l’écrire alors qu’il semblait en avoir toutes les clés.