Un hommage collectif au philosophe Gérard Bensussan est l’occasion de découvrir une œuvre philosophique conçue dans le voisinage des révolutions du second XXe siècle, de la RDA à l’Algérie.

Contre toute attente réunit les actes de journées d’études consacrées aux travaux du philosophe Gérard Bensussan, l’un des principaux représentants de l’« école de Strasbourg »   . Les premières contributions analysent le travail proprement philosophique de Gérard Bensussan, pour en faire saillir la singularité. Les suivantes nouent davantage un dialogue avec les résultats de ses recherches et avec des études sur des domaines qu’a explorés Bensussan, ou qui en sont proches. Enfin l’ouvrage se clôt avec la restitution d’une longue discussion entre Gérard Bensussan, Aïcha Liviana Messina et Andrea Potestà, qui date de 2008.

L’originalité d’un cheminement

Rappelant des événements de la vie de G. Bensussan, F.-D. Sebbah explique dans quelle mesure le lien entre la biographie du philosophe et les questionnements qui furent les siens, questionnements inscrits dans le corps du vécu et non seulement des questions théoriques, est fécond pour la réception de la pensée de G. Bensussan. C’est à des catégories comparables à celles auxquelles fut assigné J. Derrida que, selon F.-D. Sebbah, doit faire face G. Bensussan : ce dernier ne s’est jamais senti complètement à sa place dans aucune assignation. Parce que la philosophie n’est déterminée ni par le biographique ni le sociohistorique, mais que l’existence doit faire face chaque fois à des situation singulières, la philosophie de G. Bensussan est une philosophie de l’impossible, de l’impossibilité de la coïncidence à soi, de pouvoir « coïncider avec aucune des identités collectives qui se proposent et s’imposent, et qui, elles-mêmes, se font mortifères dès lors qu’elles se posent et se fantasment comme « pures» et « excluantes » ; et pourtant, n’être soi que depuis les rapports ou liens insécables avec ces identités collectives ». La philosophie de G. Bensussan fait toujours droit à l’unicité, à ce qui ne rentre pas sous le cadre du général ou de l’universel et aux violences dont ils sont porteurs, tant dans une perspective morale que politique. D’où ses analyses de l’État et du messianisme, ce dernier étant caractérisé par sa faiblesse relative, son imprévisibilité et la radicalité de la rupture qu’il instaure. F.-D. Sebbah montre également l’importance du thème de l’amour dans la pensée de G. Bensussan, amour étranger à la justice et qui peut se muer en violence, quand les États invoquent la fraternité ou d’autres formes de « l’amour révolutionnaire ».

Andrea Potestà pointe, de son côté, la singularité de l’analyse de G. Bensussan à propos de la nostalgie, dans la mesure où elle dépasse l’opposition assez classique entre nostalgie, fixant le passé comme un idéal, et révolution, mouvement de construction du futur. En effet, dans ce qu’il nomme « nostalgie saturnienne », G. Bensussan insiste sur la force du passé dans le présent, ce qui distingue cette nostalgie des simples besoins de rétablir quelque chose du passé. La nostalgie saturnienne correspondrait à la dislocation de l’unité de l’expérience présente. C’est ce qui s’apparenterait à l’expérience d’un temps qui survient « en explosant au contact de la conscience réceptrice sur la modalité du fantôme ou du spectre. Tel que le spectre de la « hantologie » derridienne », la non-correspondance nécessaire de soi à soi, mise en évidence dans la déconstruction. Rapprochant les pensées de Derrida et de G. Bensussan, A. Potestà attribue à celle du premier un « risque », celui se décider finalement, d’une certaine façon, de manière à quitter l’inconfortable situation dans laquelle on est soumis à des exigences contradictoires, en faisant un choix, « risque » qui ne se présenterait pas celle du second, dans la mesure où la nostalgie saturnienne n’est pas une disposition à agir et où la décision demeurerait, dans une certaine mesure, en droit différable, comme si elle n’était jamais tenue à l’effectivité.

O. Ombrosi s’attache, de son côté, à la pensée du « « Temps interruptif » dans la pensée de G. Bensussan, héritier des analyses de Rosenzweig et Benjamin, et de son rapport à l’instant. L’instant est commencement absolu et inattendu. Et O. Ombrosi met l’instant en rapport avec le maintenant et l’éternité dans le développement de la pensée de Rosenzweig. Dans une perspective également centrée sur la pensée juive, Catherine Chalier essaie de discerner en s’appuyant sur des ouvrages de Gérard Bensussan et en dialoguant avec eux, la différence entre « penser selon le grec » et « penser selon l’hébreu ». Même s’il y a différentes langues juives, aux yeux de Rosenzweig, c’est l’hébreu qui « est la langue du peuple juif ». C’est pourquoi l’hébreu ne pourrait devenir une langue de la quotidienneté sans risque. En effet, comme l’explique Gérard Bensussan, selon Franz Rosenzweig, ce serait une langue non parlée, car elle aurait un rôle autre que celui des échanges profanes. Catherine Chalier s’appuie alors sur l’expérience d’A. Appelfeld, qui apprend l’hébreu moderne à son arrivée en Israël, avant de découvrir l’hébreu classique ; autrement dit, il a parlé un hébreu de la vie quotidienne avant d’en déceler la dimension profondément sacrée, et cette pratique d’un hébreu ordinaire n’a pas empêché qu’il conçoive ou ressente la possibilité qu’a l’hébreu de conduire celui qui le cherche vers Dieu. Il écrit en effet : « Le “travail” (avoda) était le service divin, la “hashgaha” n’était pas la surveillance mais la Providence divine, le “bitahon” n’était pas la sécurité des implantations, mais la foi dans le Nom ». Il en ressort ainsi que l’hébreu peut fonctionner comme langue usuelle sans perdre sa sacralité.

Alain David s’emploie de son côté à réfléchir aux conditions de possibilité de ce que serait une philosophie « juive » dans la perspective de G. Bensussan. Il établit que l’adjectif juif accolé au nom philosophie ne signifie pas la réduction de cette philosophie à un dogme, mais représente « par rapport à elle quelque chose comme une exigence supplémentaire » qui consiste à faire droit à deux caractéristiques : « Il lui est impossible de ne pas philosopher après les Grecs […] il lui est tout aussi impossible de philosopher après la donation sinaïtique de la Loi comme si cet événement n’importait pas à la pensée ». Cette étude de la philosophie juive conduit à réfléchir à l’antisémitisme de Heidegger, que G. Bensussan n’impute pas seulement à la partie privée et personnelle de sa pensée. Il défend la thèse que le judaïsme, dans la pensée de Heidegger – et pas seulement dans son idiosyncrasie – rejette le judaïsme, qu’elle considérerait comme « la modalité privilégiée » de ce que Heidegger dans le devenir de la métaphysique.

Aïcha Liviana Messina analyse la place particulière que semble occuper l’amour dans la pensée de G. Bensussan. C’est selon lui, un « lien détotalisant » qu’elle étudie surtout en le rapportant à la lecture de G. Bensussan fait de Levinas. Elle montre ainsi qu’il existe entre l’amour et l’éthique une homologie structurale qui fait saillir l’unicité absolue de l’autre et fend ainsi la totalité dans laquelle l’autre ne peut pas m’apparaître dans son unicité. Elle établit aussi qu’entre philosophie et amour, pour G. Bensussan, le rapport est tel que la philosophie serait « toujours déjà sous-tendue par un amour qui la précède (…). Si la philosophie est amour de la vérité, la vérité de la philosophie se tiendrait plutôt dans la vérité de l’amour. La philosophie serait comme précédée par ce qui en porte la vérité ; elle n’aurait ni le premier, ni le dernier mot sur elle ».

Des contributions sur des thématiques qui croisent celles de Gérard Bensussan

D’autres études rassemblées dans ce recueil portent plus sur des thèmes de prédilection de G. Bensussan, que sur la spécificité de son travail philosophique. Ainsi, dans « Levinas interprète de Proust », Luc Fraisse examine la présence de Proust dans l’œuvre de Levinas et analyse ce qu’il appelle « l’art du roman » chez Proust selon Levinas, en particulier autour de la question de « l’ambiguïté romanesque », avant d’étudier ce que Proust dit de l’expérience de l’autre.

De son côté, Jimmy Sudario Cabral entreprend une puissante généalogie du concept de nihilisme chez Dostoïevski. Il explique d’abord que cette notion provient moins de ce qu’en dit Tourgueniev dans Pères et Fils que de « la thématisation esthétique de l’approfondissement et, dans le même temps, de l’abandon de la tradition philosophique initiée par l’idéalisme allemand » qui aboutit à la « négation anarchique des valeurs esthétiques et morales ». Comme le montre Jimmy Sudario Cabral, après avoir expliqué ce que la démarche de Dostoïevski doit à Herzen et à Tourgueniev, c’est au départ dans l’activité journalistique que Dostoïevski initie son archéologie du nihilisme, un nihilisme découpé selon les « contours esthétiques de Tourgueniev et des modélisations morales de l’homme rationnel de Herzen et des jeunes séminaristes ». Aussi, « la généalogie dostoïevskienne du nihilisme a identifié, dans la soumission au caractère orthopédique de la morale et de la science (…) une forme de servitude, laquelle pourrait être évitée au cas où les hommes retourneraient de temps à autre leur regard en direction de l’âme de leur contemporain », d’une manière analogue au geste nietzschéen. Cet au-delà de la morale n’est pas étranger aux réflexions de G. Bensussan dans le sillage de sa lecture de Nietzsche et de Levinas. De la même façon, la contribution de Masato Goda croise la réflexion de G. Bensussan sur la langue, la traduction et l’éthique.

Dans « Savoir nocturne », Jean-Luc Nancy réfléchit à partir de ce que Gérard Bensussan nomme un « contre-socratisme »   . Alors que le socratisme repose sur le « savoir d’un non-savoir », le contre-socratisme consisterait en un non-savoir d’un savoir. G. Bensussan qualifie de « feinte humilité » l’affirmation socratique qui assure « le prestige d’un savoir qui l’emportera toujours sur le non-savoir ». En effet, la tradition de la philosophie occidentale est centrée sur la valeur du savoir qui apparaît aussi comme un pouvoir. Contre ce cheminement de l’histoire de la philosophie, G. Bensussan cherche comme des trouées par lesquels, ce n’est plus le savoir, mais le non-savoir qui est recherché. Il trouve un tel geste dans le savoir nescient, le sans-conscience de Schelling, et l’inconscient freudien. Comme l’écrit G. Bensussan, « le premier structure tout processus de « savoir » depuis un « sans » savoir. Il ne relève pas d’une ruse ou d’un calcul par où, dans un « système » organisé polairement (…), l’inconscient se joue en quelque façon de la conscience et du conscient, c’est-à-dire d’un savoir. » Or, comme, comme le dit Nancy, « vouloir savoir est aussi vouloir faire que le savoir soit effectif », le lien entre savoir et technique est primordial de telle sorte que « la technique poursuit de façon toujours plus intense et autonome le projet de relever l’ignorance ». Aussi le geste « contre-socratique » de Bensussan pourrait avoir la potentialité d’amender « la trajectoire du savoir-faire mais plutôt de permettre ou bien d’accueillir une autre allure, une autre posture » du savoir ».

Ostalgérie

Dans le dialogue à trois voix entre Gérard Bensussan, Andra Potestà et Aïcha Liviana Messina, émergent de nombreuses réflexions à partir des expériences vécues par G. Bensussan qui peuvent servir de boussole pour le temps présent.

Le terme d’ « Ostalgérie » est un mot-valise créé par Gérard Bensussan à partir de deux autres mots-valise : « la « nostalgérie » derridienne, soit la nostalgie d’une enfance et d’une jeunesse algériennes éprouvée par ceux qui ont été exilés de ce pays, et l’« Ostalgie » des Allemands de l’Est, après la chute du mur de Berlin, soit une autre nostalgie éprouvée pour l’Est (Ost), non point l’Est comme orientation ou géographie, bien sûr, mais l’Est comme un temps révolu, une vie passée, une histoire abolie, une expérience protégée, une existence abritée et qui ne reviendrait plus jamais ». L’Ostalgérie évoque « l’impossibilité du retour, de la revisitation des lieux laissés derrière soi. Ils disent la douleur du non-retour dans un pays où pourtant nous naquîmes, en quelque sorte », comme le dit Gérard Bensussan, qui témoigne de son expérience de se retrouver dans des lieux qui furent familiers mais qui avaient perdu leur visage et lui redevenaient inconnus. Plus que l’irrévocable ou l’irréversible chez Jankélévitch, l’Ostalgérie ne traduit pas seulement le passage du temps et l’effacement progressif et naturel des souvenirs, couplé à l’évolution des lieux, mais l’impossibilité même de reconnaître ce qui a été, et même ce qui avait été le plus familier, à cause de leur engloutissement par l’histoire.

À partir de cette analyse de la capacité destructrice du temps et de l’histoire, G. Bensussan réfléchit au totalitarisme, tel qu’il l’a vécu en RDA, et qu’il détermine comme « une raréfaction du politique sous l’exacerbation de l’étatique », c’est-à-dire une disparition de ce qui serait une action de la société civile contre l’État bureaucratique. Cela n’est pas sans incidence sur son engagement communiste. Aussi n’eut-il aucun recours ni aucun secours quand il fut expulsé de RDA. Il s’attache à essayer de décrire la violence du totalitarisme de la RDA. Il évoque ainsi une « violence sourde, constante, permanente, indéterminée et qui exerce sur les sujets une pression de chaque instant. Elle les contraint par exemple à tenir deux discours, un discours privé et un discours public, officiel, ce qui gangrène du dedans l’intimité la plus intime, les relations les plus personnelles, l’amour, l’amitié, la parole, la confiance (….). La seule conduite sociale appropriée, pour éviter suspicions, rétorsions, voire emprisonnement, c’était : se méfier de tous et de personne. » Dès lors, la dimension paradoxale du totalitarisme se donne à voir en ce que la politique en un certain sens s’y réduit à l’étatique, et, consécutivement, que tout ce qui échappe à l’étatique devient antipolitique selon les termes de Havel. Aussi, ceux qui l’ont illégalement accueilli accomplissaient-ils un geste indissociablement éthique et politique. Il conclut ainsi en reconnaissant qu’il y a « des situations où la politique consiste simplement à résister même passivement à l’emprise de l’État, où l’amitié, dès lors qu’elle s’exprime, dégage une force proprement politique. C’est à la fois une tragédie et une chance. »

L’expérience vécue par G. Bensussan de la guerre d’Algérie est le point de départ de son analyse de l’ambivalence de la violence qui rencontre une autre violence. « Toutes ces violences s’entre-nourrissent et s’amplifient les unes aux autres. Elles ne sont pas exclusives, elles s’additionnent et la mémoire les confond même parfois. Elles se confondent, oui, c’est cela. C’est la raison pour laquelle la mémoire ne peut pas peser. Si je commence à peser et à soupeser les souffrances, les miennes, celles d’un enfant algérien du même âge, celles d’un petit Vietnamien lorsque j’avais moi vingt ans, alors j’entre dans un ordre qui est celui de la politique, de la comparaison, de la restitution et de l’évaluation – toutes choses légitimes, nécessaires peut-être, et qui effaceront certainement la singularité de telle ou telle douleur. Comment faire en sorte que cette singularité ne soit que momentanément abolie, pour mieux être reprise et reprisée, politiquement, après-coup ? » C’est dans le cœur de son existence même que G. Bensussan croise les problématiques d’une violence aporétique, toujours singulière et qu’on trahit dès qu’on la compare et tente de la justifier.

Et c’est l’exigence de toujours tenir compte de la violence infligée qui motive sa condamnation de la révolution. Pour lui, en effet, « la révolution ne peut jamais être à la hauteur de l’exigence de justice sans laquelle elle n’est rien. » Prenant l’exemple du Che, il montre comment la soif révolutionnaire se manifeste comme « impatience », dans laquelle, « au nom de la nécessité politique de réduire la différence entre exigence immédiate de justice et politique révolutionnaire, et de la réduire par tous les moyens, le guevarisme fut un militarisme révolutionnaire qui s’essaya à réduire le temps lui-même, lequel n’a pas manqué de prendre sa revanche. » Aussi devant l’échec du communisme et la tragédie qu’il a pu être, la pensée de Levinas lui a permis de changer son rapport à la politique, tentant de concilier l’idée que d’une certaine façon toute politique finit mal ou finit par faire du mal avec celle que, malgré tout, elle reste nécessaire. Il propose également de penser que la faillit du marxiste tient à l’insuffisance de son analyse du capitalisme. Ce qui le conduit à une réflexion rétrospective sur son cheminement philosophique : « Face à tous les événements politiques chargés de violence, y compris l’histoire sanglante du communisme, j’eus longtemps la même attitude. Je ne niais pas la violence, mais, la mettant au compte des grandes nécessités historiques, je l’inscrivais dans un processus mondial, universel, et, ainsi, je la niais sans la nier, en faisant usage des pires poncifs de la pensée utilitariste bourgeoise. Il m’a fallu longtemps, des années, avant de me défaire de ces schèmes commodes et meurtriers. »