La réédition de ce bref roman, publié pour la première fois en 1994, permet de redécouvrir un texte intense et poignant sur l’anorexie et ses vertiges.
« J’avais treize ans, et fini de grandir. On mange pour grandir. Je ne grandirai plus, m’étais-je dit. Je ne mangerai plus que le minimum. Ce qu’il faut pour durer. Cela faisait comme un champ d’exploration immense, la découverte d’un territoire sauvage et secret », lit-on presque au début d’un récit qui va détailler en dix chapitres cette sauvagerie de l’anorexie, qui ne dit son nom qu’au milieu du livre, dans la bouche de la mère d’une amie chez qui Nouk et sa sœur Cora passent les vacances de la Toussaint au bord de la mer, près d’une falaise : « Elle dit que quand elle était jeune, elle était anorexique et qu’elle a guéri. Je ne pose pas de questions. Je ne connais pas ce mot, mais je lui suis reconnaissante de l’avoir prononcé. Encore aujourd’hui, j’éprouve pour cette scène de la falaise une reconnaissance spéciale. C’est l’un des moments les plus précieux de ma vie. »
Une descente aux enfers
Nouk apprend vite à vomir, pour ne pas garder en elle les aliments qu’elle est obligée d’ingérer à la table familiale, ou toutes les pâtisseries dont elle se gave dans ses déambulations parisiennes. Elle trompe le médecin qui la suit, et qui passe avec elle un « contrat », en buvant des litres d’eau avant d’aller se peser dans son cabinet, et finit dans l’enfer d’une clinique où elle est privée de tout et maltraitée pour son bien. Ce parcours insupportable, à la fois pour la jeune héroïne et pour ses lecteurs, est rendu lisible grâce à une forme d’humour et de distance dans le ton.
L’ultime guérison est sans doute celle qu’apporte le style, comme en témoignent, parmi bien d’autres exemples, ces deux paragraphes : « Ce jour de septembre, à la veille de mon entrée en seconde, fière de mon shetland orange, de ma nouvelle identité de voleuse, et lourdement chargée de livres, je remontai le boulevard Saint-Michel, à Paris. Il était six heures du soir. Et j’entendis derrière moi une voix de femme, tu as vu ses jambes, disait-elle, tu as vu ses jambes, la pauvre petite, on dirait les barreaux d’une cage de canari, on dirait qu’elle sort de Dachau. Ou d’Auswitch, les gens disent souvent Auswitch, comme sandwich. Ça m’a fait peur qu’elle ait le droit de parler de mes jambes, dans leur collant blanc impeccable. C’était un coup de tonnerre, une de ces phrases qu’on n’aurait pas dû entendre, parce qu’elles résonnent ensuite dans votre tête pendant toute la vie. / J’aimerais écrire ici que je me suis vaillamment retournée et que je lui ai dit, comme une résistante, fille de résistant, madame, on ne parle pas des gens derrière leur dos, et il n’y avait pas de canari à Auschwitz. AUSCHWITZ. » L’humour permet ici d’esquisser ce qui hante aussi ce roman, et ose à peine dire son nom, mais revient en filigrane pour le lecteur attentif : le destin du peuple juif.
Championne
« J’aimerais être championne de natation. Ou championne de n’importe quoi », avoue Nouk au début du roman. À sa façon, Geneviève Brisac devient dans ce livre championne de littérature, ce que la suite de sa carrière d’éditrice et d’écrivaine a bien confirmé. Elle propose une analyse très fine des mécanismes complexes et douloureux de l’anorexie, sans jamais s’enfermer dans le jargon, le pathos ou l’explication psychologique, mais en les mettant plutôt en lien avec l’évocation d’un milieu social bourgeois aisé, au riche capital culturel, non dépourvu de tensions ni d’aveuglements. C’est aussi peut-être dans cette déliaison de sa jeunesse qu’elle naît à l’écriture, avec un sens prononcé déjà pour la dérision et le détournement : « J’écris de petites histoires, sur des bristols. L’histoire d’un cochon trop gourmand, mort d’une indigestion de jambon. Le cochon gourmand a eu l’idée de se goûter, il n’a plus pu s’arrêter. “Histoire d’un cochon narcisse, mort d’une introspection de jambon”, écris-je. Je voudrais faire une illustration, mais c’est impossible à dessiner. »
La maîtrise du style, de ses variations et de ses subtilités, rend d’autant plus bizarre la faute de syntaxe que constitue l’emploi inapproprié du subjonctif au troisième chapitre : « Chaque repas dégénère en crise. Mon père me sert, après que j’aie refusé de me servir moi-même. » Cette réédition aurait pu être l’occasion d’y remédier, pour faire de ce livre le chemin d’une guérison parfaite, par et dans les mots.