La lutte contre la sélection à l'École et les inégalités scolaires, via la massification, est une histoire d'espoirs déçus, où l'École a sa part.

Un siècle après avoir rendu l'école obligatoire jusqu'à 14 ans, puis jusqu'à 16, le législateur, prenant en compte les mutations industrielles et le développement de la démocratie, a ouvert la porte de l'école en « massifiant » le système scolaire. Perçu comme une évidence partagée, cet objectif affichait trois promesses : une promesse de justice garantissant l'égalité des chances et la promotion au mérite, la volonté de développer les potentialités et les capacités de chacun(e), un engagement à développer la démocratie. Mais aujourd'hui, l'école peut-elle encore sauver une démocratie menacée ?

Les enjeux

Durant la première phase de cette massification (années 1960), le taux des bacheliers double et les enfants des classes populaires commencent à entrer au lycée et à l'université, les Trente Glorieuses ouvrent des emplois qualifiés à des étudiants plus nombreux, tandis que se confirme un mouvement de modernisation et de libération. Comment ne pas croire du même coup à l'avènement d'une école plus égalitaire et plus juste ? 

S'il est vrai que l'école se propose en toute bonne foi de favoriser la cohésion sociale, elle est aussi une machine à fabriquer des distances et des classements aux effets négatifs dans la hiérarchie des professions. L'élévation du niveau peut induire un glissement général vers le haut sans qu'il y ait d'effet positif pour tous les individus, en particulier pour ceux qui se situent au bas de l'échelle. La société dans son ensemble est beaucoup plus instruite mais l'ampleur toujours marquée des inégalités scolaires interroge : s'agit-il d'une fatalité, d'une loi inexorable observée dans tous les pays, selon laquelle l'école démocratique de masse ne peut rien ? Pour ceux qui réussissent, celle-ci ne peut être que bénéfique en renforçant le mérite et la valeur des diplômes mais qu'en est-il de ceux et celles qui pâtissent d'une éducation manquée ou dans l'impossibilité de s'en servir ? Pour éclairer ces débats, ne faut-il pas, comme le proposent les auteurs, renverser la question : plutôt que de chercher sans cesse à faire un bilan positif de tout ce que l'école apporte aux plus instruits, il convient de s'intéresser à ce que perdent les moins instruits et de comprendre ce paradoxe français : « un pays globalement instruit, socialement redistributif et pas spécialement inégalitaire mais un pays où la méfiance et la colère sont très fortes et ont des conséquences inquiétantes sur la qualité et l'avenir de notre démocratie »

L'élitisme républicain ou la « distillation continue »

Cette critique réveille bien souvent une nostalgie de l'école républicaine. Dans l'esprit de Jules Ferry, il s'agissait d'instituer la République laïque et de porter un projet à la fois national et universaliste. Mais cette école maintenait en même temps les inégalités en limitant la mobilité sociale : le maître devait distinguer les enfants du peuple les plus doués et les plus travailleurs afin qu'ils accèdent à l’École Normale ou au collège, après quoi ils deviendraient des employés ou des fonctionnaires de classe moyenne. De leur côté, les futurs cadres de la République issus de la bourgeoisie se réservaient les grands lycées et des enseignants eux-mêmes sélectionnés. L'école n'affectait pas le destin social de la plupart des élèves et ceux qui, grâce à elle, parvenaient à s'élever au-dessus de leur condition, avaient toutes les raisons de la juger libératrice et de croire en ses vertus. En mesurant les succès de l'école républicaine par le taux de scolarisation élémentaire et d'alphabétisation, et en ouvrant un espace de mobilité pour les meilleurs, on donnait l'illusion d'une égalité des chances pour tous et d'une intégration sociale réussie.

Succède à cette « primarisation » scolaire, une période intense dite de massification : création des cours complémentaires, des collèges d'enseignement général puis secondaire et enfin du collège unique (premier cycle des lycées), scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans, suppression de l'examen de sixième, augmentation du taux de bacheliers dans une classe d'âge (de 20 % en 1970 à 80 % aujourd’hui). Le baccalauréat, devenu certificat d'études secondaires, ouvre les portes de l'enseignement supérieur mais en hiérarchisant les filières et les options, en fonction des résultats, selon un processus de « distillation continue». La production des inégalités se joue désormais à l'intérieur d'un système qui allonge la durée des études. Les élites scolaires sont toujours issues des élites culturelles et sociales, les élèves des filières dévalorisées viennent toujours des catégories sociales les moins favorisées. Déjà, il y a quelques décennies, Pierre Bourdieu ou Raymond Boudin le constataient : la massification scolaire, tout en affichant avec conviction un idéal d'égalité des chances méritocratique ne faisait que reproduire les inégalités sociales. Christian Baudelot et Roger Establet allaient plus loin en parlant d' « appareil idéologique d’État ». Qui plus est, l'attitude implicite des enseignants affecte les performances de leurs élèves (effet dit Pygmalion) : « croire qu'ils ont de fortes potentialités favorise leur progression ; croire que leurs capacités sont faibles leur interdit de beaucoup progresser ». De même, le regroupement des élèves selon leur niveau scolaire dans les mêmes filières et les mêmes classes creuse les écarts de performances. Quand les familles parviennent par stratégie à choisir leurs établissements (langues rares, école privée ou alternative, classes européennes, résidence...), elles contribuent à cette inégalité.

Des diplômes utiles pour tous ?

Dans la mesure, malgré tout, où les inégalités d'accès au lycée et à l'enseignement supérieur ont été sensiblement réduites, l'acquisition d'un diplôme devient d'autant plus une nécessité sociale, encouragée par l'illusion d'un avenir meilleur. Le système éducatif doit impérativement anticiper des emplois nouveaux et la meilleure façon de se préparer à la vie professionnelle : « c'est de rester à l'école le plus longtemps possible, sans contact précoce avec le monde du travail ».  Les emplois qualifiés correspondent désormais à des formations supérieures, les formations académiques ou générales, étant de plus en plus concurrencées par des formations professionnelles ou techniques. On observe par ailleurs que, de plus en plus, diplômes, formations et emplois ne sont plus toujours en adéquation (compétences élevées mais non spécifiques, métiers encore inconnus, voies d'accès diversifiées...).

Le diplôme est toujours indispensable mais se « déclasse » : « le déclassement du diplôme désigne le fait de posséder un niveau de formation a priori supérieur à celui requis pour l'emploi occupé ». Ainsi, 64 % des jeunes recrutés aujourd'hui dans la fonction publique sont titulaires d'un diplôme supérieur voire très supérieur à celui normalement requis. Les employeurs face à des jeunes de plus en plus nombreux avec des qualifications élevées exigent des compétences relationnelles et comportementales (soft skills). Si l'école a pu fonctionner dans les périodes économiques florissantes comme un ascenseur social, il ne suffit plus désormais de multiplier les diplômes pour multiplier les emplois. Exposés à la concurrence de leurs camarades de milieu plus populaire aussi diplômés et plus nombreux, les enfants de cadres doivent déployer des « stratégies musclées » pour garder les meilleures places dans les filières d'excellence. « Dans la course aux diplômes les plus rentables, les mieux informés du degré inégal de dévaluation des diverses filières, les moins pressés par le temps, puisqu'il faut aller toujours plus loin, partent gagnants, et l'inflation des diplômes, comme l'inflation monétaire, tend à accentuer les inégalités sociales ».

Ainsi, des jeunes dotés d'un bac professionnel deviennent pour près des deux tiers des ouvriers qualifiés. Allongement inutile des formations universitaires, dévaluation des diplômes sur un marché du travail qui se professionnalise, et mobilité sociale incertaine, autant d'attentes déçues et de gaspillage des ressources humaines.

Massification et démocratie

Au-delà des questions d'insertion, de revenus et de professions, l'éducation vise aussi à enrichir les connaissances dont dispose une société, sa culture, ses valeurs démocratiques.

Or, si l'école reste profondément inégalitaire malgré l'allongement des formations, si elle pousse à toujours plus d'études et d'efforts sans que ceux-ci soient valorisés et professionnellement récompensés, elle ne peut que susciter chez bien des élèves perte d'estime, amertume et désocialisation. Comme le rappelle une actualité récente, la violence et les incivilités se concentrent dans les mêmes établissements. « La haine de l'école n'est plus seulement une hostilité de classes... mais... une manière de sauver sa peau et son honneur ». Il en est de même pour ce qu'on appelle la culture : un fossé s'est progressivement creusé entre la culture transmise par l'école ou qu'elle essaye de transmettre et ses destinataires. L'école s'est peu ouverte aux produits les plus consommés par les jeunes, aux réseaux sociaux et aux nouvelles technologies. La notion même de « culture légitime » perd son sens face à des comportements de plus en plus individuels

Le diplôme joue aussi un rôle déterminant dans la reconnaissance des libertés et des valeurs démocratiques : les moins éduqués adhèrent plus souvent aux valeurs « négatives » (intolérance, racisme, hostilité aux émigrés...) et leur absence significative de confiance dans les institutions, les médias, la politique ou les élus s'accompagne d'une difficulté à s'engager et d'un sentiment d'impuissance dans leur vie sociale. Nos modes d'enseignement sont également en cause : prédominance du mode vertical, enseignement élitiste, orientation par l'échec, insécurisation des élèves face aux normes de la réussite…

En obligeant les élèves à intérioriser les jugements de l'institution, l'expérience scolaire justifie par avance des classements sociaux exclusivement fondés sur le diplôme et la méritocratie. Le risque est de voir basculer les vaincus de l'école démocratique de masse vers l'absentéisme politique, le nationalisme, le culte des hommes forts, la défiance envers la démocratie et le populisme.

Pour une révolution culturelle et sociale de l'École

Le long processus de massification scolaire n'a donc pas eu que des conséquences heureuses mais le bilan pour le moins contrasté de quelques décennies ne doit pas conduire à rejeter en bloc les progrès réalisés. Encore faut-il d'abord renoncer à revenir au « bon vieux temps » en rêvant comme certains de retour à l'autorité, de discipline restaurée, de sélection élitiste et de pédagogie magistrale... D'autres, refusant de renoncer aux  idéaux de la massification, réclament toujours plus de moyens sans demander à changer les mécanismes fondamentaux du système et sa structure hiérarchique. En vérité, « le facteur le plus décisif pour tendre vers l'égalité des chances reste la réduction des inégalités sociales qui, en amont de l'école, conditionnent les aptitudes et les aspirations des élèves ».

Le « socle commun » invoqué au collège suppose de donner la priorité aux élèves les plus faibles et les moins favorisés pour que chacun(e) reçoive ce qu'on estime nécessaire à la vie d'adulte. Une solidarité sociale élémentaire demande à reconsidérer totalement les hiérarchies scolaires pour valoriser des compétences jusqu'ici ignorées. Elle interroge aussi la politique de l'emploi, l'aide à l'insertion, la citoyenneté socio-économique, les politiques financières et familiales et même le mode de prise de décision politique.

Ce à quoi nous invite cet ouvrage est une véritable « révolution culturelle et sociale » de l'École : on ne pourra pas, avertissent les auteurs, compter sur elle pour conforter la démocratie tant qu'elle ne s'interrogera pas en profondeur sur le sens de ce qu'elle propose aujourd'hui à la jeunesse de notre pays. Ce retour sur la massification aura permis de retracer l'histoire d'un grand espoir mais aussi, sans complaisance, de dénoncer les illusions qui l'ont accompagné. Le constat, appuyé avec rigueur sur de nombreuses études statistiques et une description précise du fonctionnement de l'École à tous ses niveaux, pourra paraître sévère. Il aura le mérite de ne pas s'en tenir aux vieux remèdes qui ont montré leur inefficacité et d'encourager un vrai renouvellement. Se voulant exhaustif, l'ouvrage n'évite pas des redondances qui rendent la lecture parfois laborieuse et on regrettera de ne pas voir développer davantage les solutions à imaginer dans ce nouvel horizon.