Trois orateurs pour libérer la rhétorique du discrédit où l'ont jetée Platon et nos contemporains.
Si l'on en croit Patrice Soler, c'est pour demain : la parole, et surtout la parole publique va être remise à l’honneur. Il est donc urgent et nécessaire de revenir aux textes fondateurs du débat politique, de la légitimité et des modalités de la parole publique. Par ailleurs, il en résultera un gain très conséquent : une longue production d’œuvres intellectuelles et esthétiques, qui sont devenues presque illisibles sans la connaissance de ces textes, redeviendra accessible au sens commun. L'usage du discours, comme chacun sait, s'est appauvri, jusqu'à se réduire, si l'on en croit l'abondance de guides à recettes mécaniques et abstraites disponibles en librairie, à pas grand chose. Aurions-nous donc perdu à ce point le sens de la langue, dans notre rapport aux autres ? Sans doute. Dira-t-on pour autant que la rhétorique ayant disparu, l’usage de la langue est devenu étique ?
Démosthène s'exerçant à la parole : un des rhéteurs de l'Antiquité les plus connus avec Cicéron.
La rhétorique oscille entre bonne et très mauvaise presse. On la décrie, au point d’appliquer cette notion au discours qui déplait : c’est du bavardage rhétorique, « rhétorique vaine ». Langue de bois, éléments de langage: l’oralité publique, la rhétorique politique est disqualifiée. Soit. Et pourtant peut-on se dispenser du langage et de l’échange public ? N'y a-t-il rien à retenir des études de rhétorique ? L’ère de la « post-vérité », qui ne cesse de nous inquiéter, et la multiplication des « infoxs » et autres tours de passe-passe, doivent-ils nous mettre en défiance à l'égard du discours ? Nombre d’écrits de philosophes ou de rhéteurs proposent plutôt de considérer l’Orateur comme un homme de parole, aux deux sens du terme. Alors, ne convient-il pas de les relire, ces orateurs, en pondérant la condamnation sans appel qu'en prononça Platon ?
Une science du bien dire ?
Pline l’Ancien (23-79 ap. notre ère, Histoire naturelle, Livre XI) rappelle que par la bouche se profèrent à la fois des paroles (vraies ou mensongères), des cris et des oracles. Il rejoint en cela Quintilien, auquel est consacré un tiers de cette édition, qui s'exclame : « la parole, don suprême des dieux ». Pline souligne que la parole relève de trois dimensions : le rapport entre le diseur et ce qu’il dit, le rapport entre les mots afin de composer la phrase, et le rapport entre ce qui est dit et l’auditeur. La culture de l’esprit au cours du loisir studieux (otium) réclame l’ensemble de ces dimensions. Mais l’Orateur, quant à lui, doit se concentrer sur la troisième dimension.
Le Jeune Cicéron lisant, fresque de Vincenzo Foppa (vers 1464), Collection Wallace, Londres.
C'est pourquoi il ne s'agit pas ici d'un intérêt patrimonial pour la littérature latine, mais, encore une fois, de la crise de confiance à l'égard de la parole publique, en repartant du caractère central de la parole orale et écrite chez l'homo loquens, et des règles formelles qui s'ensuivent naturellement comme art de persuader.
Il est question, en rhétorique, de la parole adressée, mais aussi du corps qui la profère et du corps politique qui la reçoit. Regardons certaines peintures classiques : les Orateurs y sont représentés dans une certaine posture physique, pieds et mains obéissant à une grammaire rhétorique où le corps et le geste se joignent à la parole pour conduire un développement clair, avec ampleur, sachant mettre en lumière les pensées avec des mots.
L'ouvrage de Patrice Soler, à cet égard, est comme une mise en abyme de l'art rhétorique, art de traducteur-passeur-séducteur soigneux, attentionné et quelque peu esthète : les textes réunis sont retraduits, afin de les livrer à un public neuf, de même que l'orateur d'autrefois, lui aussi, retraduisait les textes qui l'inspiraient, afin d'aiguiser son art.
Trois éducateurs
Il n’a pas fallu moins de trois philosophes – Cicéron (avocat), Quintilien (traducteur), Augustin (prédicateur) – pour libérer la rhétorique du discrédit jeté sur elle par Platon, en faisant face aux questions épineuses laissées par ce dernier, et notamment celle-ci : l’orateur doit-il connaître les domaines dont il doit parler ?
Quintilien
Cicéron, dans ses Entretiens sur l’Orateur, crible de ses traits quiconque se propose de livrer des techniques sans en appeler à une profonde culture. Il n’est pas d’Orateur qui ne soit cultivé. Il ne peut être en retrait de la vie publique. Il doit fréquenter des philosophes, qui sont d'ailleurs représentés, dans les Entretiens, par des personnages divers, Entretiens qui n'ont rien d'un manuel de rhétorique, à la rédaction duquel Cicéron se refuse absolument. Il préfère enseigner par l'exemple de ce dialogue où toute une gamme de registres donne corps à la rhétorique par sa pratique même.
Quintilien, dans Une éducation d’Orateur, se focalise sur les bâtisseurs de discours, sous entendant, par cette analogie avec l’architecture, qu’il ne suffit pas de simples techniques pour élaborer une trame pertinente et tisser un exorde.
Augustin inaugure la thématique de l'éloquence d'Eglise. Bien plus tard, dans l’Europe chrétienne issue du Concile de Trente (1563), les controverses sur le meilleur type de prédicateur seront devenues centrales. L’impact de l’esthétique littéraire sur une éloquence profane amène sa critique par l’éloquence d’Église.
En définitive, ni pour l’un ni pour l’autre, ni pour le troisième, la rhétorique n’est un art de la tromperie.
L’Orateur est bien l’homme qui s’accomplit dans son caractère d’expert en éloquence, ce que signifie orare, orator, en latin, ces termes de la langue religieuse, puisqu’ils renvoient à la prononciation de formules rituelles. Il est l’homme qui profère un message solennel, une oraison, bien avant de voir son rôle souvent restreint à la plaidoirie prononcée au service d'une cause.
Augustin ne se contente d’ailleurs pas, à propos de l’Orateur, de reprendre la formule : « expert en éloquence ». Son problème est surtout de rendre le texte sacré accessible au plus grand nombre. Et de contrer les interprétations qui ne conviennent pas à l’autorité qu’il représente. A cette fin, il faut bien maîtriser le langage, y compris dans sa plasticité illimitée.
Des espaces singuliers
L’orateur agit dans des espaces singuliers, physiquement, institutionnellement et symboliquement caractérisés : la chaire, la tribune, le barreau, avec leurs rituels de langage et les emblèmes liés. Ils assurent les conditions d’efficacité de la diffusion d’un propos, surtout dans le cas de la parole publique et de ce qu’on appelle la communication politique.
Augustin en controverse avec des hérétiques
Cicéron construit son propos en procédant par la description de personnages historiques reconnus. Il se plaint de la pénurie d’orateurs. Il pense évidemment aux Rostres, au Forum et aux discours devant le peuple, au Tribunal, à la Curie. Ses Entretiens s’ouvrent sur l’homme d’État, et la nécessité du labeur studieux (otium) pour devenir orateur et non des débiteurs de mots. Ce devrait être un homme gouverné par l’esprit de conseil, la sagesse, et donc capable de tenir le gouvernail de l’État. Encore y en a-t-il peu. Tout en comparant culture grecque et culture romaine, il précise que pour devenir Orateur, il faut embrasser un savoir qui comprend une foule de notions, refuser le vain bavardage, et donc inventer des formes, un choix de mots, des agencements. Toute la force, toute la méthode oratoire doit jaillir dans la capacité de mettre en branle les affects de l’auditoire toute autant que de les laisser retomber. En quoi il importe d’être cultivé, de la culture digne d’un homme libre.
Il y a un lien de fait entre l'orateur et l'État : la parole vraie est fondatrice des États, dispensatrice de paix et de salut. N’est-il pas plaisant pour les citoyens d’entendre un discours travaillé comme une matière polie, rehaussé par l’éclat des pensées d’un sage et par des expressions vigoureuses ? Quoi qu’on en pense donc, la place de la rhétorique est inaliénable, dès lors que l’Orateur maîtrise les questions abordées. L’orateur est l’homme capable de mettre de la variété, de la force, en toutes questions. Il ne peut parler de ceci sans connaître le domaine en question. L’homme qui, sur tout sujet à développer par la parole, parlera avec sagesse, avec ordre, avec éclat, de mémoire, avec, de surcroît une éloquence du corps appropriée, est bien un esprit aiguisé, habile, d’une sagacité capable d’explorer à fond les pensées, sentiments, opinions, d’attendre de ses concitoyens une sagesse et une adhésion qu’il veut conforter par son verbe.
Culture, rhétorique ou communication
Il est donc bien question d’argumentation, dans la rhétorique, d’autant qu’on brasse le domaine du vrai, du vraisemblable, du plausible et du probable. Aussi Augustin récuse-t-il les officines où l’on apprend l’art de communiquer. On n’achète pas de telles règles. D’ailleurs, la rhétorique est tout de même aussi une question d'engagement du corps tout entier. Le déni du corps n’est pas possible. Devenir Orateur revient à exercer son souffle, à maîtriser l’acoustique de l’enceinte qui renvoie la parole. L’Orateur est constitué de muscles et de souffle. Un corps éloquent qui projette en avant toute la construction argumentative.
Frontispice d'une édition de Institutio oratoria, Laiden, 1720
Lorsque Quintilien parle d’Une éducation d’orateur, il part ainsi de l’enfance (dispositions, influences, etc.), propose une éducation d’une extrême cohérence, orientée vers un état de perfection. L’accent est mis sur le personnage, ainsi que sur la familiarité nécessaire de l’Orateur et de la philosophie. De cette dernière, l’auteur examine le style. Ce qui nous fait revenir à l’argumentation, aux liens de la rhétorique et de la conjoncture : les cas, les circonstances, l’occasion, la nécessité. Pour lui aussi, le discours est un corps. Comme il y a une éloquence du corps de l’individu, le discours est un corps. Il doit être en action et structuré. En un mot, devenir Orateur implique un mode d’existence, qui débouche sur des raffinements concernant l’étude de la langue : correction, clarté, éclat. Par-dessus tout, il faut satisfaire l’oreille même de la foule. La rhétorique est affaire d’euphonie, dans une éducation culturelle et cultivée.
Chez Augustin, la perspective est un peu différente, ne serait-ce que parce que le projet de l’évèque d'Hippone concerne moins la cité politique qu’une politique des Écritures saintes, notamment de la parole de Saint-Paul dans ses Épîtres, à proférer en public. « Quelle clarté du message, et en même temps, quelle sagesse dans les paroles de l’Apôtre ! », affirme-t-il. Il y a derrière cela aussi une appréciation esthétique des textes sacrés, engageant par là un attrait ouvrant sur le vrai. Disons que la notion de transmission y prend un sens particulier. Augustin vient du monde de Cicéron. Donc il connaît ces doctrines. Mais il lui importe de les transformer à l’aune de la religion chrétienne. En cela, il est nécessaire de rééduquer ses collègues : la familiarité avec les modèles est à mettre au-dessus de l’apprentissage des règles. Le processus central de cette rhétorique consiste à se pénétrer du style des Pères de l’Église et des canons de l’Écriture. La référence à l’autorité vient donc se mêler au problème. Enfin, il ne faut pas non plus que l’esprit échappe au discours du fait qu'on le soumette à l’art. L’essentiel est de défendre la foi et de combattre l’erreur. Disons que la rhétorique contribue à instruire, à faire le bien, à fuir le mal, à rendre les auditeurs bienveillants, attentifs et prêts à se laisser instruire. Ce pourquoi on doit se méfier de celui qui brille par une éloquence sans sagesse, qui charme pour produire une adhésion à des choses vaines.
Cicéron
Cet ouvrage de Patrice Soler nous replace devant la rhétorique : une parole éloquente, qu'on reçoit avec plaisir et fait entendre une parole sage. Maintenant qu'en est-il de notre époque ? Comment rend-elle compte aujourd'hui de ce qu’elle appelle le « bien parler » ? A qui s'adresser pour maintenir que la rhétorique est une pratique culturelle fondatrice de la citoyenneté, sans conteste, à nos yeux, démocratique ? Marc Fumaroli, inspirateur de l’auteur, mais surtout Roland Barthes, disaient que la rhétorique n’est « pas un ornement, mais une dimension essentielle à tout acte de signification ». Et Barthes distinguait six grandes pratiques de rhétorique : une technique, un enseignement, une science, une morale, une pratique sociale et une pratique ludique.
Alors à quand une vraie formation permettant aux citoyens d'improviser avec aisance, en public, sur les sujets qui les regardent ?