Sébastien Albertelli propose une étude pionnière des Françaises libres à travers un ouvrage dense et bien documenté consacré au Corps des Volontaires françaises durant la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire de la France libre s’écrit aussi au féminin. La mémoire du mouvement créé par le général de Gaulle, en pleine débâcle, retient généralement l’image d’un homme qui se décrit lui-même dans ses Mémoires de guerre comme « seul et démuni de tout ». Elle exalte les 1 038 Compagnons de la Libération, ordre créé pour « récompenser les personnes ou les collectivités militaires et civiles qui se seront signalées dans l'œuvre de libération de la France et de son Empire » mais qui n’honora que six femmes. La France libre ne peut se résumer à une aventure strictement masculine comme nous le rappelle Sébastien Albertelli, agrégé et docteur en histoire, dans son ouvrage centré sur les femmes du Corps des Volontaires françaises. D’abord nommé étrangement « Corps féminin » en 1940, il devient le « Corps des Volontaires françaises » (CVF) en 1941. Voici enfin l’histoire de ces 600 femmes qui suivirent le général de Gaulle.

 

Questions de méthode

Il existe des travaux précurseurs. Depuis les années 1990, l’histoire des femmes dans la Résistance a été le sujet central d’études et de plusieurs biographies. Désormais, nul ne conteste plus que le stéréotype du résistant viril et masculin a vécu. Jean-François Muracciole a ainsi relevé l’importance des conventions sociales et des normes socio-sexuées pour expliquer une surreprésentation masculine au sein de la France libre dans un ouvrage majeur   . La présence de ces 600 engagées s’avère donc d’autant plus « exceptionnelle » et mérite à ce titre une attention particulière. Au terme d’un patient travail de recherche, Sébastien Albertelli en a dressé la liste presque exhaustive. Il s’est référé à la documentation conservée au Service Historique de la Défense à Vincennes, au centre des archives du personnel militaire à Pau et aux Archives nationales. Plusieurs centaines de dossiers ont été dépouillés et, à la lecture, la question se pose d’ailleurs de la part que représente cette documentation dans l’ensemble archivistique dévolu aux Français libres. L’invisibilisation des femmes de la France libre a-t-elle aussi comme origine une collecte et un versement archivistique moins fourni que pour leurs homologues masculins ? Le recours aux archives privées, aux témoignages, aux textes rédigés et parfois publiés après la guerre par les Volontaires, désireuses de mettre par écrit ce que fut leur action, renforce l’analyse. Faire connaître l’existence de ces textes et procéder à leur étude systématique est un ajout important dans la compréhension des engagements féminins au sein de la France libre.

La collection photographique, proposée au fil des pages, concourt à faire sortir ces Françaises libres de l’ombre. Elle montre des regards parfois joyeux, souvent déterminés. Certes, ces photographies sont souvent illustratives et ne font pas l’objet d’une analyse particulière. Elles permettent en tout cas de mettre des visages sur des noms (dont la liste figure en annexe), de montrer ces femmes saisies par l’objectif dans des cérémonies officielles ou dans des instants de vie et d’engagement fugaces : un visage de femme au milieu d’hommes dans les navires transportant des Françaises et des Français sortant de France lors de la débâcle, le transport du bardas au retour d’un entraînement, un passage en revue, des moments de camaraderie joyeuse, deux femmes perchées sur un toit guettant la menace venue des airs. Plutôt qu’une histoire « par le haut », il s’agit donc de procéder à la narration d’itinéraires personnels. Plus qu’une histoire du CVF, l’historien propose l’étude des femmes qui s’y engagèrent, dans un renversement des perspectives bienvenu. Ce choix, qui donne au texte un aspect dense, foisonnant, voire touffu, écarte les généralités abstraites pour porter attention à l’infime et à l’intime d’une expérience combattante au féminin.

Enfin, en ces temps où des critiques virulentes s’opposent à l’inclusivité de l’écriture, l’ouvrage rend compte de la façon dont se pose cette question au sein de la production académique. Comment mettre en lumière les femmes de la France libre sans les invisibiliser par le recours à des règles de grammaire dès lors qu’un homme s’invite dans la narration s’interroge Sébastien Albertelli à la fin de l’introduction ? Certes, « le choix du pragmatisme » et le refus de « pénaliser la fluidité de la lecture » ne bouleversent pas les habitudes. Néanmoins, ces femmes se voient attribuer leur grade dans sa version féminisée, conformément à la pratique qui transparaît dans plusieurs sources citées.

 

Devenir Françaises libres

Comment ces femmes, venues parfois de l’Empire colonial ou de pays étrangers (un tiers des Volontaires ne sont pas françaises), deviennent-elles des Françaises libres ? Il faut rompre les distances géographiques et surmonter les stéréotypes pour rejoindre Londres en juin 1940, parfois en dépit de la volonté des conjoints auxquels il faut occasionnellement forcer la main. Certaines partent légalement, d’autres rejoignent l’Angleterre par des moyens détournés et clandestins. La France libre, en déficit constant de personnel, ne pouvait pas se passer des femmes. Certes, la loi Paul Boncour du 11 juillet 1938 « sur l’organisation de la nation en temps de guerre » permet une mobilisation féminine pour l’effort de guerre et des dispositions législatives sont prises « dans l’urgence » dans le dernier tiers de mai 1940. Mais il faut que la défaite advienne et que les derniers gardiens du drapeau se replient dans un territoire étranger derrière un étroit bras de mer pour que les hommes s’aperçoivent que les femmes sont indispensables à la victoire.

L’intégration de femmes dans une unité militaire, et a fortiori la création d’une unité militaire spécifiquement féminine comme le CVF, montre comment la guerre fragilise les représentations socio-sexuées en vigueur à l’époque. Certes, le général de Gaulle et son entourage « n’aspirent pas à révolutionner les rapports entre les sexes » et le maintien d’un « discours de guerre stéréotypé » le prouve largement. Intégrer une unité militaire, c’est porter l’uniforme et occuper une fonction combattante, ce que la IIIe République s’était efforcée d’empêcher, mises à part quelques ouvertures ponctuelles depuis le début du XXe siècle. Même si la pratique est marginale, porter l’uniforme en 1940 n’est pas toujours une nouveauté quand bien même l’expérience fut limitée souvent au travail dans des usines à munitions, ou dans des services de santé sanitaire par l’intermédiaire d’associations liées à la Croix-Rouge, puis dans les sections sanitaires automobiles féminines (SSA). Une fois la défaite consommée, « les Français libres doivent faire preuve de pragmatisme dans tous les domaines ». Il est vrai qu’à Londres, des femmes exercent une pression épistolaire telle Simonne Mathieu, voire directe en se rendant dans les locaux qu’occupent le général de Gaulle. Surtout, « la France libre est trop pauvre en hommes pour pouvoir négliger les femmes ».

Le « Corps féminin des Forces françaises libres » est créé le 7 novembre 1940 mais la décision n’est pas publiée au Journal Officiel de la France libre. L’unité est envisagée comme un corps auxiliaire d’un maximum de 100 Volontaires non d’active mais de réserve qui porteront l’uniforme, l’emblème et toucheront une solde, la hiérarchie directe est féminine (Simonne Mathieu pendant un an puis Hélène Terré dès novembre 1941), la discipline et la formation sont calquées sur celle de l’Auxiliary Territorial Service qui regroupait les femmes incorporées dans la British Army. Le 24 novembre 1941, l’unité prend le nom de « Corps des Volontaires françaises ». Hélène Terré « s’applique à faire reconnaître officiellement le statut des VF », entériné par le décret du 16 décembre 1941. Les décisions sont transposées dans un règlement tout à fait militaire qui officialise l’intégration des Volontaires françaises au sein de la France libre.

 

Vivre en Françaises libres

La vie de Française libre est une vie de caserne, à l’exception d’une permission de sept jours tous les trois mois, et les pages en la matière qu’y consacre Sébastien Albertelli sont parmi les meilleures de l’ouvrage. La caserne est située au 42 Hill Street, près de Hyde Park, les journées y sont rythmées par un emploi du temps presque routinier organisé « par le son d’une cloche ». C’est une vie de contraintes et de discipline, les Volontaires ne respectant pas le règlement peuvent être sanctionnées. Elles y vivent sous la menace des bombardements, comme celui dont elles sont victimes dans la nuit du 16 au 17 avril 1941. Des défilés, des revues, des fêtes organisées à l’occasion, notamment des réveillons de Noël, ou encore des soirées musette viennent égayer une vie assez loin des espoirs et des attentes initiales des Volontaires. Elles sont soumises à une promiscuité qui révèle les caractères : « rares sont les Volontaires à apprécier la caserne et beaucoup la détestent ». Les tensions internes existent, qu’elles s’exercent entre Volontaires ou bien envers leur hiérarchie, l’hétérogénéité des profils restreignant l’émergence d’un « esprit de corps ».

Déçues, les Volontaires le sont par rapport aux emplois qu’elles doivent occuper. En fait, Sébastien Albertelli montre que cette militarisation des femmes n’entraîne pas de rupture avec les lois genrées de la guerre : « les Volontaires françaises sont le plus souvent cantonnées dans des fonctions jugées conformes à leur sexe et sont soigneusement tenues à l’écart des fonctions combattantes », au grand désarroi de celles qui voulaient s’engager directement au combat. L’activité de ces femmes au sein de la France libre est étroitement contrôlée, cet encadrement répétant les normes et les représentations socio-sexuées d’avant-guerre : secrétaire, chauffeur, infirmière, guetteuse prête à éteindre des bombes incendiaires. Le port d’une arme ne dépasse pas le stade de la formation initiale. Certaines intègrent les services secrets du général de Gaulle, le BCRA, pour y occuper les mêmes tâches, même si quelques femmes participent aux missions clandestines. Contrôlées, ces femmes le sont aussi au moment de l’incorporation par le biais d’une enquête « sur leur sérieux et leur moralité », entraînant quelques refus de candidature. Les Volontaires sont l’objet d’une surveillance constante, surtout concernant leurs relations avec les hommes et leur sexualité. Elle est motivée par le soupçon « d’immoralité » envisagée comme intrinsèquement féminine et par les divers fantasmes dont est imprégné le regard d’hommes sur des femmes portant l’uniforme. Pour autant, des « amours en guerre » vécus par des Volontaires transparaissent des témoignages cités. Il y a certes ces couples déchirés par la guerre, ces femmes attendant le retour de leur mari parti au combat ou en mission en France, des attentes provoquant des « drames intimes ». Les Volontaires sont néanmoins souvent jeunes (27 ans en moyenne, une sur deux a entre 18 et 23 ans) et célibataires. Leur expérience dans la France libre est aussi « la découverte de la vie d’adulte, d’une forme d’indépendance, de l’amour et de la sexualité ». Il y est fait mention de flirt, des couples se forment, qui peuvent être hétéro ou homosexuels. Quelques mariages sont prononcés et des grossesses adviennent. Sébastien Albertelli nous montre aussi des comportements masculins abusifs voire violents, qui profitent d’une supériorité hiérarchique sur ces femmes portant uniforme. C’est ce que s’efforce de réfréner Hélène Terré qui finit par « considérer que la subordination des troupes féminines à des cadres masculins comporte de graves dangers », imposant un commandement féminin afin, aussi, de protéger les Volontaires.

 

Quelles sorties de guerre pour les Volontaires ? Les évolutions internes de la France libre, qui n’existe plus formellement en 1944 depuis l’installation à Alger du Comité français de libération nationale (CFLN) créé le 3 juin 1943, ou les difficultés liées à sa reconnaissance internationale n’entravent pas le recrutement qui se poursuit jusqu’en avril 1945, mais dans le cadre du nouveau statut des auxiliaires féminines de l’Armée de terre (AFAT). Plusieurs s’engagent dans la mission militaire de liaison administrative (MMLA) qui offre la perspective de rentrer plus tôt en France et d’accéder au grade d’officier. En France, la vision de femmes en uniforme recueille une large approbation. Elles resteront, toutefois, généralement en arrière du front, membres des équipes de secours venant en aide aux réfugiés. Un malaise s’installe, venu « d’une armée qui semble ne plus savoir quoi faire d’elles » jusqu’à ce qu’il devienne nécessaire de prendre en charge les survivants des camps nazis. Un temps fragilisées, les normes socio-sexuées et la répartition genrée des rôles d’avant-guerre n’ont jamais été vraiment abolies dans la France libre et ce constat est patent au fil des pages consacrées à la Libération. Certes, plusieurs anciennes Volontaires, désireuses de rester dans l’armée y font une courte expérience notamment en direction de l’Indochine avant le retour à la vie civile.

Au moment de fermer l’ouvrage, un seul regret, peut-être, au sujet du fait que l’auteur ne pousse pas davantage son analyse en direction des études de genre, notamment par le recours à des approches comparatives des itinéraires féminins avec des itinéraires masculins. D’autant que l’historien propose un parallèle très intéressant entre l’oubli général du rôle Volontaires en France et l’exaltation en Angleterre des femmes du Special Operations Executive (SOE) engagées dans des réseaux de résistance en charge de la guerre subversive sur le continent et exécutées par les nazis, là où la mort des hommes du SOE suscite moins d’émotion. Mais ce constat n’est-t-il pas révélateur de la permanence de deux stéréotypes de genre complémentaires : parce que la guerre est une affaire masculine, la mort d’hommes au combat reste dans l’ordre des choses là où celle d’une femme est inconcevable ?

Ce travail de 542 pages permet, quoi qu’il en soit, de rétablir l’équilibre avec une mémoire gaulliste imprégnée de masculinité ainsi que de virilité. Il permet d’historiciser, enfin, l’engagement des Volontaires féminines au sein de la France libre.