Deux biographies de militants qui contribuent au débat sur la nature de l’engagement, leur soutien au régime soviétique et la participation des communistes à la Résistance.

Le communisme continue à générer des recherches sur les raisons qui ont poussé des individus d’origines sociales et politiques variées à participer à ce combat. Les biographies de Charles Tillon et de Valentin Feldman cherchent à y apporter des réponses.

La révolte vient de loin

Le chercheur et le spécialiste ne trouveront pas vraiment de réponse dans la biographie que Fabien Tillon consacre à son grand-père qui pour l’essentiel reprend les grands éléments déjà présents dans ses Mémoires, On chantait rouge.

Pour mémoire, Charles Tillon est né à Rennes en 1897, dans un milieu familial mêlant anticléricalisme socialisant côté paternel et catholicisme côté maternel. Il s’engage dans la marine après un apprentissage dans la métallurgie et organise la révolte sur son navire quand il doit acheminer des troupes vers Odessa en révolution. Condamné au bagne, il subit quelques mois d’enfermement et s’en relève péniblement. En 1921, il adhère au PCF après sa rencontre avec l’institutrice communiste, Louise Bodin, en charge de la région bretonne. Il est désigné pour s’occuper de la Confédération Générale du Travail unitaire (la CGTU), puis lutte contre l’influence des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes dont les traditions sont vives dans la région bretonne. Il gravit tous les échelons dans l’appareil communiste et syndicaliste. Sa nomination dans les instances nationales est validée par les instances de l’Internationale communiste qui voit en lui un excellent militant.

C’est après son voyage en URSS en 1931 qu’il se voit confier dans l’appareil du Parti communiste français davantage de responsabilités. En parfait stalinien, il poursuit avec une haine féroce les vieux dirigeants syndicalistes révolutionnaires. Ainsi, Victor Engler et Baptiste Bour sont passés par le PCF et ont rompu. Ils ont conservé leurs responsabilités à la Fédération des Ports et docks de la CGTU et Tillon a tout fait pour les pousser hors de la centrale unitaire – ce dont l’auteur ne parle pas. Ce succès, accompagné de la conduite de plusieurs grèves victorieuses, lui permet d’intégrer la direction nationale du PCF et de la CGTU, avant de basculer uniquement dans l’appareil du Parti. En effet, lors de la réunification syndicale, sa qualité d’édile municipal, puis de député élu en 1936, l’oblige à abandonner les fonctions politiques et syndicales.

Viennent ensuite la guerre et la Résistance. Tillon participe activement à la mise sur pied des Francs-tireurs et partisans. Il est aussi responsable de la direction de l’appareil militaire du PCF. À la Libération, il est maire d’Aubervilliers et ministre de l’Air jusqu’au départ des ministres communistes du gouvernement le 4 mai 1947. Il devient par la suite l’un des responsables du Mouvement de la Paix avant d’être mis à pied dans l’affaire qui porte son nom, au prétexte qu’il a prêté de l’argent à un membre du parti peu fiable. Privé de ses responsabilités, il continue à militer à la base du PCF. Il rompt en 1970 pour, un temps, participer à la nébuleuse gauchiste – soutenant maoïstes et trotskistes. À la fin des années 1970, il entre dans une confrontation systématique avec la nouvelle direction du PCF, portant la mémoire de la guerre. Il meurt en 1993.

Tillon et le stalinisme

Fabien Tillon plaide pour réhabiliter son grand-père qui serait victime de trahison. D’abord celle du Parti, ourdie entre autres par la femme de Maurice Thorez, Jeannette Vermeersch, qui aurait, par inimitié, tout fait pour le chasser des responsabilités en 1952. L’autre, plus tardive, des historiens, Olivier Wieviorka ou Laurent Douzou   présentant Tillon comme un stalinien broyé par l’appareil qu'il a lui-même participé à construire.

Pour répondre à ces questions, l’utilisation des archives de Charles Tillon, qui ne sont pas ouvertes aux chercheurs, semble très fragmentaire. L’auteur mentionne l’existence de carnets et les utilise de manière très parcellaire. L’une des rares mentions est faite lorsque Tillon évoque dans des carnets un repas durant lequel son beau frère Georges Beyer, est pris de panique et déclare « qu’ils pouvaient tuer »   . Il est difficile de dire en effet quels sont la nature et le sens du « ils »… Ces archives permettraient peut-être de trancher quelques questions controversées sur Tillon.

L’auteur dénie en des termes injurieux à Franck Liaigre la possibilité et le droit de qualifier Charles Tillon, de stalinien   . En l’absence d’archives nouvelles, il est difficile de voir comment le qualifier autrement. D’autant que visiblement l’auteur n’a pas consulté les archives de l’Internationale communiste, pourtant sans appel. Tillon a participé a de multiples opérations d’épuration interne de l’appareil, ses rapports pour le secrétariat de la CGTU, puis dans les instances du PCF en portent la trace. Il a été promu dans le Parti par les cadres staliniens. C’est seulement lors de la Guerre froide que le miroir se fissure, et encore. Tillon embarqué contre son gré dans l’affaire Marty est démis de ses fonctions.

Finalement, Fabien Tillon reprend le dossier comme il avait été formulé par Charles Tillon lui-même en 1971 dans Un Procès de Moscou à Paris, puis en 1974 par Gérard Guégan sous le pseudonyme d’Yves Le Braz en 1974, dans les Rejetés du PCF et par Tillon dans ses mémoires.

Outre le conflit avec Jeannette Thorez, la raison de son exclusion avancée par son petit fils aurait été son esprit d’initiative militante et ses capacités d’organisation. Or c’est exactement ce que l’appareil demande à un cadre communiste. Les travaux d’Yves Santamaria sur le mouvement de la Paix montrent que Tillon est alors dans la ligne   .

Le dernier élément est la question de l’appel du 17 juin 1940 que Charles Tillon aurait écrit. D’une part Franck Liaigre souligne qu’à ce jour aucun exemplaire original n’a été retrouvé   et d’autre part Yves Santamaria rappelle qu’il s’inscrit parfaitement dans la ligne défaitiste révolutionnaire promue par le PCF   . Enfin, s’il n’avait été pleinement stalinien, on ne voit pas pourquoi ni comment il aurait accepté les processus de mise à pied, les autobiographies et les autocritiques auxquelles il s’est prêté durant de si longues années y compris lors de sa mise à pied de 1952.

Un philosophe communiste en résistance

La démarche de Pierre-Frédéric Charpentier est plus sereine. Il propose une biographie du philosophe fusillé, dans un livre issu de son habilitation à diriger des recherches. Il naît en 1909 à Saint-Pétersbourg, dans une famille de l’intelligentsia juive odessienne venue dans la capitale russe. La mort du père oblige la mère à retourner à Odessa avant de fuir pour la France où ils arrivent en 1922. Brillant élève, il est lauréat du concours général de philosophie. Licencié en 1931, le philosophe Victor Basch le prend sous sa protection. Tout au long des années 1930, il multiplie les formes d’engagement. Enseignant en collège et nommé au lycée en 1939, il épouse Marie-Anne Comiti, une jeune philosophe, qui suit le même itinéraire politique et intellectuel. Il participe à de multiples revues et enchaîne les traductions. Le jeune philosophe fait l’apologie de l’URSS, y compris dans les revues universitaires comme la Revue de synthèse sous, encore une fois, le regard bienveillant du président de la Ligue des droits de l’homme.

Il prend d’abord sa carte à la SFIO – avant de passer au PCF officiellement en 1937. A la lecture de l’ouvrage, un doute émerge sur la date de l’adhésion. Il est membre de l’Union fédérale des étudiants, une association regroupant des étudiants pro-communistes. Or, certains de ces membres restaient hors contingent, c’est-à-dire sans adhésion officielle au PCF. Cet élément expliquerait aussi qu’il n’ait pas directement rédigé un récapitulatif autobiographique pour le service des cadres du PCF. Parallèlement, ce défenseur acharné de l’URSS est stalinien sans états d’âme, dédicaçant en ce sens un ouvrage à Maurice Thorez « avec son salut bolchevik ». Avant même son adhésion officielle, il travaille déjà pour l’appareil communiste, traduisant notamment un roman culte des bolcheviques, Et l’acier fut trempé de Nicolaï Ostrovski. Il est par ailleurs membre d’associations défendant le système de pensée marxiste, comme l’académie matérialiste et le Groupe d’Études matérialistes.

Soutien de la politique du Front populaire, ses amis et son entourage sont très majoritairement composés de militants communistes ou philocommunistes, à l’image du philosophe Jean Marcenac. Alors qu’il se sépare de son épouse, il est nommé à Fécamp et plonge alors dans le militantisme actif animant les réunions du Parti dans la région Normande. Le couple se reforme le temps de l’été 1939. Le Pacte germano-soviétique brise la torpeur de la fin de l’été et Feldman s’engage volontairement dans l’armée. Paradoxalement, ses carnets montrent un homme convaincu par la justesse du combat que mènent les Soviétiques. Démobilisé en 1940, il participe à la remise en place du Parti en Basse-Normandie.

Comme l’avait constaté Nicolas Aubin à propos du numéro 1 du PCF dans la région, André Pican, entre mai et juin 1941, la position du Parti est ambiguë. Il n’est pas résistant et reste défaitiste révolutionnaire (Le manuscrit d’André Pican, Communisme, n°55/56, 1998). Feldman participe activement à la rédaction de l’Avenir normand. La rupture du pacte facilite son passage dans la Résistance. Il est arrêté en 1942, suspecté sans preuve d’avoir participé à une action armée. Il est gardé six mois au secret, écrivant juste avant son exécution ces quelques mots passés à la postérité : « ma mort aura été, avec mon amour, la plus belle réussite de ma vie ». Fusillé le 27 juillet 1942, il aurait en outre prononcé des mots qui lui ont été attribués à titre posthume, et qui sont repris par le PCF, puis par Jean-Paul Sartre : « imbéciles, c’est pour vous que je meurs ». Valentin Feldman est élevé comme martyr par le Parti, les philosophes portant la mémoire de leur condisciple assassiné.

Ces deux ouvrages soulignent directement ou indirectement l’importance de la construction mémorielle du communisme.