Sabine Melchior-Bonnet fait oeuvre d'historienne et d'amoureuse de l'art, dans une synthèse réussie et accessible sur le célèbre tableau de Titien.
Les éditions Armand Colin lancent ces jours-ci une nouvelle collection intitulée "Une œuvre, une histoire", avec d’ores et déjà cinq titres, et selon le projet suivant : "un historien de renom s’empare d’une œuvre emblématique, riche en signification, pour nous faire découvrir au fil d’un court essai un moment d’histoire".
Une nième collection de monographies d'oeuvres d'art?
Ce n’est certes pas la première des collections qui apparaît selon un principe désormais classique : faire l’histoire de l’art par les œuvres, mais surtout par les chefs-d’œuvre, notamment les chefs-d’œuvre pris à part.
La volonté de rendre accessible l’histoire de l’art et l’ambition de mettre en appétit, en quelque sorte, le lecteur, dans un secteur de l’édition qui doit veiller à renouveler son public, ont motivé ces dernières années la floraison de petites collections qui se proposent de traiter en un volume une œuvre d’art singulière. À travers la voix d’un artiste contemporain, d’un historien ou d’un narrateur plus inattendu, pouvant donner lieu à des rencontres insolites, une analyse plus ou moins succincte de l’œuvre doit fournir les clés d’une compréhension rapide autant que l’envie d’en savoir plus et de fréquenter les musées .
Puisque la formule parie sur l’instantanéité plutôt que l’exhaustivité, jouant la carte d’une certaine fraîcheur, les médias audiovisuels se prêtent bien à ces brefs arrêts sur une œuvre d’art ; les résultats en sont contrastés, mais l’audience d’une émission télévisée comme "Palettes", tout comme l’expérience exigeante, mais remarquée, de Daniel Arasse, à l’été 2003, sur France Culture –bien que l’approche soit un peu plus transversale, ont marqué le succès du genre.
Le procédé n’est pas sans poser problème dans son principe même. Car l’histoire de l’art, peut-on objecter, c’est tout l’art, y compris l’œuvre d’art qui n’a rien de capitale, ou même celle, vilipendée de longue date, que nous nous interdisons de qualifier d’artistique . Il y a comme un problème moral à considérer uniquement l’œuvre prise à part, et l’histoire de l’art comme la succession d’œuvres closes sur elles-mêmes. Le danger de ce type d’approches est évident et, à vouloir accrocher le lecteur, on peut vite tomber dans la facilité voire le complet contre-sens.
L’ouvrage qui nous intéresse ne saurait prêter le flanc à ce genre de critiques. Sa grande réussite est en effet avant tout de donner à aimer l’œuvre qu’elle s’est choisie comme objet, en ne sacrifiant à aucun moment la rigueur scientifique ou la mise en perspective.
Une analyse érudite
En moins de 80 pages, à grand renfort d'illustrations, de parallèles... Sabine Melchior-Bonnet redonne toute sa vie au tableau en faisant résonner chaque petit détail. Après un rappel précis mais concis sur l'histoire de La jeune fille au miroir -ou ce qu'on en connaît, l'historienne fait revivre devant nous Titien, génial portraitiste de la Venise du XVIe siècle.
Mais ce qui intéresse Sabine Melchior-Bonnet, c'est l'histoire sociale, l'histoire des représentations, de la beauté, de la femme. Dans l'hymne à la féminité peint par Titien, les différents emblèmes, à vrai dire assez peu nombreux, ne demandent qu'à être mis en lumière dans une perspective purement historique. C'est avec saveur que l'auteur nous parle de la beauté et de ses canons au XVIe siècle, de la signification du miroir , des connotations de la beauté... Profondément historienne, elle reconstitue les éclats et les reflets d'un monde disparu, mais laisse ouverts de nombreux points au sens indécis ou multiforme. A la manière du peintre, elle procède comme par coups de pinceaux, avec discrétion et précision. Les illustrations, peu nombreuses mais toujours judicieuses, dressent des parallèles parlants ; elles incitent surtout à tourner les pages, à lire et à relire. Une chronologie utile est aussi à disposition du lecteur. Le parti pris est décidément de donner une série d’éclairages concis, comme de brefs coups de projecteurs sur tel ou tel aspect de l’oeuvre, dans une grande liberté laissée au lecteur.
Face à l'écheveau complexe des codes, des symboles, des matières… que constitue toute oeuvre d'art, d'autant plus qu'elle est éloignée de nous dans le temps, l'historienne donne avant tout des clés, des outils. L'approche est ainsi vraiment satisfaisante, scientifique mais claire, toute de précision et de retenue, avec un ton simple mais toujours pertinent, une écriture sobre et élégante.
Sabine Melchior-Bonnet sait ainsi s'effacer, dans une distance respectueuse, derrière ce tableau qui la fascine manifestement.
Lecture amoureuse
"La beauté se touche, se goûte et se respire" . En effet, le ton de Sabine Melchior-Bonnet est bien plus souvent celui de la suggestion que celui de l'autorité. Ce qu'elle nous donne en somme à sentir, au-delà de données historiques, c'est ce "presque rien", bref, ce sublime, cet inexplicable qui nous attire encore et encore à la contemplation d'un visage, d'un bras, d'un reflet dans le miroir, d'une main…
La jeune fille au miroir a été choisie par l'auteur, et c'est un choix qui vient du coeur. Ainsi, c'est un trouble qui nous est partagé, la confrontation avec un être tout de chair et de sang, vibrante à près de cinq siècles de distance sur les cimaises d'un musée . Tout l'art de Sabine Melchior-Bonnet consiste à communiquer son grand amour du tableau, de donner une âme à ce petit fascicule pour le grand public. C'est parce qu'elle est toute humilité devant une oeuvre qui la dépasse qu'elle donne à goûter la saveur toute particulière d'un tableau. Ainsi, elle fait de la contemplation de l'oeuvre d'art une rencontre de dimension charnelle, échappant à l'érudition sèche et rébarbative, donnant raison à Paul Valéry lorsqu'il affirme qu' "en matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document." .
Cet ouvrage atteint ainsi son but, celui de nous faire aimer l'art. À la dernière page, une seule envie doit agiter le lecteur, courir au Louvre voir -ou revoir- la belle jeune fille peinte par Titien, près d'une autre belle italienne... .
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