Un roman polyphonique qui dénonce, avec une rare créativité formelle, le libéralisme et la technologie, qui nous aliènent sous couvert de nous libérer.

Après La Zone du dehors (1999), et surtout La Horde du Contrevent (2004, Grand Prix de l’Imaginaire 2006), Alain Damasio a fait patienter son public quinze ans avant de publier Les Furtifs (2019), roman dans lequel il imagine la France de 2041. Il s’agit d’un roman d’anticipation dystopique, d’autant plus effrayant que l’univers qu’il décrit est plausible, très proche du nôtre ou de ce qu’il pourrait devenir. La France a privatisé ses métropoles, abandonnées par l’État, comme l’éducation, et rachetées par des entreprises portées sur la surveillance généralisée. La capitale est devenue « Paris-LVMH », Nestlé a racheté Lyon devenu NestLyon et Orange a pu garder son nom, qui est aussi celui de l’opérateur téléphonique qui la contrôle. C’est dans cette cité que débute l’histoire. Lorca Varèse, dont on apprendra qu’il était sociologue pour communes autogérées, et sa femme Sahar, « proferrante » dans la rue pour les enfants que l’Éducation Nationale, en faillite, a abandonnés, se sont séparés à la suite de la disparition mystérieuse de leur fille unique de quatre ans, Tishka, volatilisée un matin inexplicablement. Sahar prend Lorca pour un grand schizophrène, car il est convaincu que leur fille est partie avec les furtifs, ces êtres de chair et de sons, à la vitalité hors norme, qui métabolisent dans leur trajet aussi bien pierre et déchet qu’animal ou plante pour alimenter leurs métamorphoses incessantes. Ils circulent parmi nous, dans les angles morts de la vision humaine. Les voir, c’est les tuer : ils se transforment alors en céramiques qui ne révèlent rien de leur nature et sont inanalysables par les moyens même les plus puissants de la science ; c’est un ultime moyen d’autodéfense car ils n’attaquent jamais les humains. Le roman commence quand Lorca intègre une unité clandestine de l’armée (le RECIF) chargée de chasser ces animaux extraordinaires.

 

Un roman choral et un manifeste pour la liberté

Grâce à une typographie très élaborée, la voix de chaque personnage est identifiée dans cette polyphonie très fluide qui refuse le totalitarisme du roman omniscient et permet au lecteur de devenir peut-être à son tour un personnage dans ce thriller philosophique et politique, nourri de Deleuze et de Foucault et dont la citation en exergue est empruntée à Valère Novarina : « Allez annoncer partout que l’homme n’a pas encore été capturé. » Dans cette France d’après-demain, on ne paie plus d’impôts, mais on achète un « forfait » (standard, premium ou privilège) qui permet d’accéder à certains lieux et à certains services. MOA (« My Own Assistant ») est un assistant virtuel très personnalisé grâce à la collecte des data, qui semble l’avenir de nos assistants vocaux comme Siri, Alexa ou Cortana. Le roman prône donc la déconnexion et fait l’éloge des « sans-bagues », ces marginaux qui refusent de porter à leur doigt ce qui permet de les contrôler tout en exauçant tous leurs désirs. Le message libertaire de cette fiction fait apparaître des zones de résistance, comme les ZAG (« zones autogouvernées ») et les communautés alternatives qui s’organisent sur les toits des immeubles ou dans les interstices de la ville. Les furtifs deviennent alors un modèle pour fuir le contrôle et échapper aux capteurs et autres drones. La déconnexion des furtifs rejoint ainsi la critique du capitalisme, et la quête intime de Lorca va croiser les communautés opposées à cet univers panoptique de la surveillance. Étudier les furtifs, et financer ce programme de l’armée, « ce n’est pas investir dans une arme de plus. C’est investir dans ce qu’aucune arme ne pourra jamais abattre : l’absolue vivacité du vivant. » Ils sont en effet capables de « fuir la détection la plus fine et la plus exhaustive ». À tel point que Sahar ne les prend au départ que pour une « légende urbaine » : « Je comprends que la fuite, Lorca, la liberté pure, l’invisibilité qui surgirait au cœur du panoptique soient les fantasmes les plus puissants que notre société carcélibérale puisse produite comme antidote pour nos imaginaires. […] Que ce délire ait une fonction sociale précieuse, […] tous les ethnologues le savent ! Que ça réponde si bien à un besoin pulsionnel, j’allais presque dire artistique ou poétique, Lorca, je le comprends encore. Je devine bien aussi ce que l’armée peut techniquement en retirer. Mais qu’est-ce que tout ça peut avoir à faire avec notre fille ? »

 

Une inventivité lexicale et littéraire impressionnante

On peut faire le pari que ce roman saura trouver son public au-delà des lecteurs habituels de science-fiction, notamment par son immense créativité lexicale, qui va jusqu’à l’invention d’une langue des furtifs, expliquée et dépliée avec beaucoup de poésie, et qui consiste à développer le « frisson » qui définit chaque furtif avant tout. Les sonorités jouent donc un rôle primordial, bien avant la vision. « Le swykemg… sous sa graphie la plus synthétique… qui est aussi la plus courante… La base de la “littérature furtive… Avec seulement sept lettres, elles déploient la totalité de l’alphabet. Ça peut sembler un brin modeste, ramené à un simple schéma, n’est-ce pas ? Je dois pourtant vous confesser qu’il nous a fallu huit ans pour graver cette petite plaque… » Cette inventivité fait mouche dans la création de mots-valises comme « vendiant » : « Les vendiants mendiaient leur vente. Ils ne mendiaient même pas pour eux, comme nos anciens clodos : ils mendiaient pour leur marque, leur produit, pour leurs maîtres, pour une plate-forme perchée dans le cloud dont ils ne croiseraient jamais le moindre gérant ni ne verraient, fût-ce sur brightphone, le début d’un directeur commercial. Tout était automatisé et abstrait, lointain et vitreux, postmoderne, digital, intouchable. Leur commission échouait dans leur bague : une poignée de pourcents, à peine la poussière des copeaux d’une miette de cette plus-value immense, immonde, qui floculait sur leur misère divisée, dividuante. » On les appelle aussi des « crochards » car ils cherchent à « établir le contact » pour vendre. L’auteur puise dans sa culture littéraire, philosophique ou artistique et cite, entre autres, l’OULIPO, Beckett, Deleuze, Gide, Dagerman ou Bansky (dont se revendique Toni Tout-fou, le graffeur). Il a un goût très sûr et très efficace pour les acronymes comme « PLUIE – Plan Local d’Urbanisme Intelligent et Écoresponsable (ne riez pas, ça mouille.) » Tout le roman baigne dans une grande poésie, non seulement par l’invention de néologismes, les jeux de mots incessants, mais aussi grâce à des morceaux de bravoure poétiques où les lettres elles-mêmes jouent un rôle dans le paragraphe, par leur graphie, et par le jeu des assonances et des allitérations. Ce beau roman est donc aussi un éloge de la littérature, comme en témoignent ces lignes du chapitre 10 : « À travers la vitre, j’ai repéré Sahar qui lisait un livre en papier – ce truc à interface manuelle qui ne plante pas, ne te parle pas, n’a pas besoin d’énergie pour fonctionner et ne te demande jamais si tu veux le mettre à jour. Elle l’a posé à l’envers sur la table, tel un goéland et elle s’est tournée vers la rue rêveusement. Où elle m’a aperçu. Un sourire spontané lui a alors échappé des lèvres, le premier vrai sourire qu’elle m’adressait, sans calcul et sans recul, depuis la disparition de Tishka. »