Souvent fantasmées, les îles offrent une clé de lecture pertinente de la mondialisation et des enjeux géopolitiques du XXIe siècle.

Avec la maritimisation des échanges, les pays maritimes tentent d’étendre leurs domaines maritimes respectifs, entraînant litiges et tensions avec certains voisins. Les mers et océans sont au cœur de la mondialisation pour des raisons commerciales et géopolitiques, ce qui implique la mise en place d’une législation commune. La géographe Marie Redon* revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur les délimitations maritimes et la place de la convention de Montego Bay. Son récent ouvrage livre une analyse fine des îles, loin des clichés présentant ces espaces tour à tour comme des paradis ou des lieux voués à une disparition inéluctable. La géographe en rappelant leur rôle dans les migrations, les échanges et le développement durable montre à quel point les territoires insulaires sont des espaces mondialisés.

 

Nonfiction.fr : Au-delà des eaux intérieures, le droit des mers garantit la liberté de circulation à l’ensemble des navires. Peut-on affirmer que plus on s’éloigne des côtes, plus les libertés sont importantes ?

Marie Redon : On peut en effet voir la succession des limites maritimes comme la manifestation d’une souveraineté territoriale, ou « merritoriale », qui décroit de la terre vers la haute mer. Il s’agit donc davantage de limites successives, qui formeraient comme un glacis, que de frontières linéaires séparant un « dedans » d’un « dehors ».

Les navires peuvent en effet librement croiser au-delà des eaux intérieures, qui sont situées en-deçà de la ligne de base comme les ports, les rades, les baies, etc. Mais, déjà, la notion de ligne de base, au fondement des différentes limites maritimes, est complexe : chaque Etat détermine sa « ligne de base normale » en fonction de la laisse de basse mer qui suit le littoral, telle qu’elle est figurée sur les cartes marines (limite basse de l’estran), mais, au début des années 1950, est apparue la notion de « ligne de base droite » qui résulte d’un arrêt de la cour internationale de justice au sujet des pêcheries anglo-norvégiennes. La Norvège avait en effet décidé, en 1935, de tracer des lignes droites entre les points les plus avancés de sa côte en délimitant des eaux intérieures en son sein (les fameux fjords), et ce afin de mieux protéger ses réserves halieutiques notamment des pêcheurs anglais. Le jugement alors rendu est que ces lignes de base droite ne sont « pas contraires » au droit international, parce que prenant en compte le cas particulier de la topographie norvégienne, mais cette méthode de tracé va finalement être reprise par la majorité des Etats, ce qui n’est pas sans conséquences puisque c’est à partir de là que sont calculées les autres zones de souveraineté. Les ports, qui sont dans les eaux intérieures, sont soumis à un régime particulier : on présuppose que les navires peuvent entrer dans les ports librement, à moins que l’Etat côtier ne manifeste la décision contraire. Les navires de guerre peuvent entrer (immunité souveraine) mais l’Etat côtier peut leur demander de partir car, parfois, des limitations existent (pas plusieurs bateaux dans le port en même temps).

Dans les eaux territoriales (ce qui forme un bel oxymore), dont la largeur ne dépasse pas 12 milles marins mesurés à partir des lignes de base, la pratique remet en cause la pleine souveraineté de l’Etat côtier. En effet, on peut considérer qu’elle est limitée par le droit de « passage inoffensif » des navires qui doit être « continu et rapide », sauf en cas de détresse du navire.

En théorie, eaux intérieures et mers territoriales font donc partie des zones de pleine souveraineté, et l’on retrouve bien l’idée d’un espace défensif des frontières terrestres mais dans les faits, elle est limitée, ce qui est difficilement transposable sur terre.

Au-delà de la mer territoriale, la souveraineté des Etats se décline selon des modalités différentes selon que l’on se situe dans la zone contigüe, la zone économique exclusive (ZEE) ou encore la Zone de Protection écologique et de pêche, mais, globalement, la libre circulation des navires prévaut et on voit bien à quel point l’accès et le contrôle des espaces maritimes est affaire de négociation, d’appréciation, dans un contexte mondial en évolution.

Au-delà, on trouve la « haute mer » qui, pour l’heure, couvre un peu moins des 2/3 des océans. Elle est définie par les Nations Unies comme « ouverte à tous les États, qu'ils soient côtiers ou enclavés dans les terres » et les grands fonds sont déclarés « biens communs de l’humanité ». En réalité, la navigation comme l’exploitation des ressources sont libres dans ces zones au-delà des juridictions nationales (ZAJN) : certes, chaque État est responsable des activités des navires battant son pavillon dans ces eaux et une Autorité internationale des fonds marins a bien été créée en 1994 pour veiller à la non appropriation des richesses qui s’y trouvent, et que l’on découvre chaque jour plus prometteuses mais, dans les faits, l’absence d’une réglementation internationale contraignante et des contrôles inexistants font de la haute mer un vaste espace hors radar, où règne un vide juridique… abyssal.

 

La convention de Montego Bay, que vous qualifiez de « constitution des océans », a fixé en 1982 des délimitations maritimes durables, permettant un relatif consensus à l’échelle mondiale même si certains refusent de la ratifier comme les États-Unis et la Turquie. Comment expliquer une telle entente ?

Cette expression de « Constitution des océans » ou « Constitution de la mer » est souvent employée pour désigner la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signée en Jamaïque, à Montego Bay, et il est vrai que cette convention, en fixant l’organisation et le fonctionnement pour la quasi-totalité des 193 membres de l’ONU, de ce qui a trait à l’espace marin et ses utilisations, est un instrument juridique majeur du XXe siècle.

Il faut resituer ce texte dans un contexte d’expansionnisme maritime, avec des États qui s’avancent de plus en plus loin dans leur délimitation, et de multiplication du nombre d’Etats dans le monde. En effet, avant les année 1950, les délimitations maritimes étaient rares, sauf dans les cas précis, notamment de détroits, mais avec près de 200 Etats dans le monde au début du XXIe siècle, dont de nouveaux Etats nés après la Seconde Guerre mondiale, la notion de voisinage a évolué, les Etats se sont « rapprochés » au fur et à mesure qu’ils ont voulu (ré)affirmer leur existence en délimitant leur territoire et en étendant leur souveraineté sur les espaces maritimes.

Les chevauchements n’étaient pas fréquents lorsque seule la règle des 3 milles nautiques prévalait. A présent, les conflits se multiplient autour de la délimitation des ZEE et des plateaux continentaux, avec des revendications jusqu’à 370 milles nautique de la ligne de base, soit plus de 680 km vers la haute mer.

Une des raisons à cet appétit maritime est bien sûr le développement des techniques permettant l’exploitation à la fois des ressources halieutiques et des hydrocarbures. Or les investisseurs ne s’engagent que s’ils sont sûrs d’être couverts par l’Etat auquel appartient la zone à exploiter, de la même manière que la sécurisation des routes maritimes revêt une importance majeure dans le trafic mondial. C’est pourquoi le champ d’application de la CNUDM couvre aussi bien la navigation que l’exploitation et la conservation des ressources biologiques, la protection du milieu marin et la recherche scientifique sur ce domaine encore en exploration.

Les échanges économiques, les flux commerciaux se font plus difficilement dans un contexte incertain. On a besoin de stabiliser les règles, au moins un minimum, pour pouvoir utiliser les océans comme support de déplacements et en exploiter les ressources. Nécessité fait donc loi, dans le sens où cette entente, qui est bien sûr à nuancer, est la condition sine qua non à notre globalisation économique puisque plus de 80% des échanges commerciaux se font par voie maritime : si chaque pays avait ses propres règles et normes, ces circulations ne seraient pas aussi aisées.

Cet enjeu d’une entente apparait très tôt. On peut évoquer les Règles ou Rôles d’Oléron, souvent présentées comme ayant donné naissance au droit maritime moderne, qui ont été appliquées sur toutes les côtes d'Europe, de la Méditerranée à la Baltique au XIIe siècle dans un contexte où le commerce de vin était florissant. Les grands traités de partage du XVe et XVIe siècle sont à mettre dans cette perspective : il s’agit de trouver des règles communes pour l’usage des espaces maritimes, quitte à y déroger... ou même à réguler la manière d’y déroger. Le XVIIIe siècle est marqué par un déclin de la flibuste, mais c’est l’ère de la guerre de course à laquelle des règles juridiques strictes s’appliquaient, faisant des corsaires de véritables collaborateurs de la mise en œuvre d’une politique maritime mercantiliste. Pour partir en course, le capitaine devait disposer d’une patente, délivrée au nom du Roi et faisant l’objet d’un enregistrement au bureau des autorités maritimes, ainsi que d’une caution pécuniaire, qui garantissait l’honnêteté de sa campagne. De retour sur terre, les prises devaient être déclarées, ce qui déclenchait une procédure juridictionnelle et l’Etat récupérait une partie des gains des campagnes. La guerre de course fut abolie en 1856 par la Déclaration de Paris.

Ces éléments historiques sont autant de marqueurs chronologiques de la recherche de consensus, dont le CNUDM est le résultat. Plusieurs années de travail, environ 5 000 participants permanents, les jeux des groupes de pression, l’évolution des techniques, les jurisprudences, tout cela a abouti au texte définitif mis au vote en 1982, monumental (plus de 300 articles). Si quatre Etats qui ont voté contre, dont la Turquie (refus de se voir imposer une limitation internationale de sa ZEE étant donnée la proximité des territoires grec et chypriote) et les Etats-Unis (crainte que le traité empiète sur la souveraineté nationale et la soumette à une bureaucratie internationale contraire aux intérêts américains, mais le président Bill Clinton a signé le traité en 1994, non ratifié par le Sénat depuis), la CNUDM est finalement entrée en vigueur en 1994 et, actuellement près de 170 Etats ont ratifié ou adhéré à la Convention.

Le lien entre la mondialisation telle qu’elle s’affirme depuis les années 1980 et cet instrument juridique me parait important : la convention est un des leviers et une des conditions de l’accélération matérielle des échanges mondiaux.

 

Ces délimitations maritimes n’empêchent pas pour autant les conflits. Ces derniers n’ont jamais été aussi nombreux, notamment en mer de Chine ou comme on a pu le voir entre le Chili et le Pérou. N’a-t-on pas encore tendance à penser le droit de la mer selon le même paradigme que celui des frontières terrestres ?

Oui dans le sens où il est très difficile de décentrer le regard et d’aborder les enjeux depuis la mer, depuis les immenses espaces océaniques qui restent matériellement difficiles à appréhender, à contrôler, où les limites ne se tracent pas.

Mais il me semble que l’évolution est patente et que la dimension maritime, à la fois dans ce que cela représente en terme de surface, de moyen de déplacement, de ressources est de plus en plus prise en compte dans ces enjeux.

Il faut rappeler que l’on part de la règle dite de 3 milles nautiques, ce qui correspondait fictivement à la portée du boulet de canon. Cette règle provient de la pratique des États du XVIIe et du XVIIIe siècle en matière de guerre navale, de neutralité côtière et de prises maritimes : nulle prise de guerre, nulle action belligérante en général ne devait être accomplie dans la mer côtière sur l'étendue couverte par le feu des canons postés sur le rivage. Dans cette vision tout à fait westphalienne de la puissance étatique, l'État côtier neutre disposait donc d'une zone de protection maritime en rapport avec la puissance de ses moyens de défense postés sur ses côtes. La délimitation comptait alors moins pour l’espace à exploiter qu’en tant que limite de souveraineté. A présent, ces deux dimensions sont devenues indissociables.

Dans les deux cas pourtant, il s’agit bien d’une délimitation juridico-politique qui doit être stable et permanente, « objective » du point de vue du droit international. En cela, limites terrestres et maritimes sont comparables. Mais le caractère maritime ajoute depuis un demi-siècle une dimension à des conflits autrefois limités à la sphère terrestre : les ressources des fonds marins aiguisent des appétits que la démarcation de limites tente de réguler. Et puis plus les flux et les échanges sont intenses, plus l’espace maritime a tendance à se fermer, ce qui permet un parallèle avec la logique terrestre d’une mondialisation marquée par « l’obsession des frontières ».

Considérant les diverses modalités d’exercice de la souveraineté dans les zones maritimes, des eaux intérieures au plateau continental, on peut pourtant considérer que la perception de cette souveraineté y est moins aigüe. En effet, les frontières terrestres concernent directement le territoire national et toute atteinte à ce territoire est généralement ressentie très fortement par les habitants alors que les frontières maritimes soulèvent encore rarement tant de passions… sauf quand il s’agit d’îles, parce qu’elles matérialisent des fragments de territoire national en mer.

Quand on regarde par exemple une carte de la mer de Chine méridionale, apparait une mosaïque d’îles aux appartenances variées (Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunéi…) avec les disputées îles Spartley et Paracel dont les ZEE sont potentiellement très riches en hydrocarbure. En plus des réserves d’hydrocarbures et halieutiques, cette zone est une voie de passage entre l’Asie orientale, l’océan Indien et l’Europe, donc stratégique. La Chine étant en train de s’affirmer comme puissance navale avec le déploiement de navires de guerre, l’achat de porte-avion, l’occupation militaire d’îlots, la stratégie dite du « Collier de perles » le long de la route maritime vers le Moyen-Orient, le conflit sur les îles Spartley et Paracel est donc emblématique des rapports de force à l’œuvre dans cette partie du monde. Et le fait qu’un récent jugement des arbitres internationaux n’ait pas donné raison à la Chine (2016) montre à la fois l’importance des instruments juridiques et le caractère dynamique du droit maritime. Les îlots artificiellement agrandis pour faire île et servir de point d’appui aux revendications chinoises ne donneront en effet pas droit à une aire de ZEE pour autant. En effet, les juges ont conclu que ces « îles » n’en étaient pas vraiment et ne pouvaient donc pas générer d’espace maritime autre qu’une mer territoriale et une zone contiguë. On voit bien toute la complexité et les enjeux de la définition des îles dans notre monde aux échanges maritimisés et dépendant des hydrocarbures.

Parmi les derniers conflits réglés, citons le cas du Pérou et du Chili : en 2014, le président de la Cour Internationale de Justice a prononcé le jugement qui doit permettre au Pérou et au Chili de mettre fin au différend maritime qui empoisonne leurs relations bilatérales depuis la Guerre du Pacifique, ou Guerre du Salpêtre (1879-1884), et qui fit perdre à la Bolivie son accès à la mer et au Pérou des territoires devenus provinces chiliennes. Depuis, le Pérou a toujours considéré que le problème de la frontière maritime entre les deux états n'avait pas été réglé, l'enjeu de ce différend portait sur l'exploitation de 67000 km² d’espace maritime. Au terme de ce jugement, et malgré la déception du Chili, les deux pays se sont engagés à le respecter.

Il y a donc des conflits portant sur les limites maritimes, mais aussi des règlements de ces conflits. Il existe en effet à présent plus de 200 accords de délimitation, certaines mers sont entièrement délimitées comme la Baltique où il n’y a plus de zone de haute mer. En général, les accords sont bilatéraux et on essaie ensuite de faire coïncider le dernier point de la ligne frontière avec celle d’un autre pays pour que le maillage soit complet. Certes, on estime qu’il reste encore environ 250 accords à conclure dans le monde avec beaucoup de difficultés pour y parvenir, parce qu’il faut bien souvent d’abord résoudre les questions de souveraineté territoriale puisque c’est à partir de là que sont déterminées les lignes de base, et donc les zones maritimes.

On voit bien à quel point la « Constitution des océans » est à la fois un point d’arrivée, puisqu’il a fallu des décennies de négociations pour en arriver à ce texte, mais aussi un point d’appui qui rend de nouvelles évolutions juridiques possibles. Et ce d’autant plus que les pratiques évoluent, tant en termes de déplacement que d’exploitation des ressources océaniques alors que le changement climatique donne lieu à de nouveaux enjeux.

 

Vous signez un livre consacré à la Géopolitique des îles aux éditions Le Cavalier Bleu. Vous y insistez notamment sur le contraste entre la réalité et la construction imaginaire projetée par nos sociétés sur les espaces insulaires. Quelles sont pour vous les caractéristiques fondamentales d’une île ?

Je dirais d’abord la discontinuité, le fait que les îles soient séparées par une étendue liquide qui pose, concrètement, un problème d’accès qui est à la fois un obstacle et le délice de l’île. On imagine d’emblée et sans difficulté une terre entourée d’eau, la notion semble confortable, quasi instinctive. Pour appréhender l’île, le facteur essentiel est donc l’idée de limite. Parce qu’elle est limitée, finie dans sa forme, l’île est un espace pouvant être cerné, et donc décrit, étudié et analysé, d’où l’idée d’une forte « géographicité » insulaire, inhérente à sa forme. « L’île s’oppose au continent en ce qu’elle contient, en ce qu’elle réalise, de par sa forme close et clairement perceptible, l’objet géographique par excellence » écrivait Franck Lestringnant en 1980. Et, en effet, l’île se différencierait essentiellement des autres espaces isolés par la netteté de la rupture maritime, manifeste au point d’en faire le symbole du monde clos.

Ensuite, l’immense variété des îles, d’autant plus nombreuses qu’elles sont petites et la majorité sont inhabitées. Les Maldives sont ainsi composées de près de 1 200 îles, mais seules environ 200 sont habitées. Dans le monde, quelque 460 000 îles sont référencées par une base de données constituée par le programme des Nations unies pour l’environnement et l’Institut de recherche pour le développement. La diversité de leur nature, de leur forme, de leur végétation, de leur histoire, leur mise en valeur, leur localisation, etc. fait qu’au-delà des grandes familles d’îles (les atolls, les îles volcaniques hautes, etc.), de l’association de certaines en archipels, chaque île apparait comme une « monade » de Leibniz, une substance indivisible qui constitue l'élément dernier des choses. Elles semblent manifester l’irréductibilité des lieux les uns aux autres par la discontinuité qui les distinguent et leur caractère unique.

Mais c’est là qu’intervient la troisième caractéristique : la force de cet imaginaire que peu d’objets géographiques portent aussi intensément. Indéniablement, l’île attire, fascine, séduit, interpelle. Bien des chercheurs se sont intéressés à ce pouvoir quasi magique d’attraction des îles, perceptible aussi bien dans la littérature classique que dans le cinéma ou les jeux télévisés. Il y a, dans cette attraction et cette force de l’imaginaire occidental, quelque chose qui transcende les classes sociales, l’éducation reçue, l’âge, le sexe. Même si nous ne sommes pas tous égaux dans l’accès aux îles et bien différents dans la manière de les appréhender, l’île fait à la fois partie de la culture populaire et du domaine réservé. C’est pourquoi l’île est devenue un produit marketing si efficace et le tourisme insulaire, ou à coloration insulaire, transcende les conditions sociales.

Ajoutons plus prosaïquement que la création des ZEE a fait entrer les îles du XXIe siècle dans une nouvelle dimension, celle des revendications et des désaccords entre les Etats. S’il y a toujours eu des îles clés dans les rapports de force géostratégiques, c’est à présent moins en elles-mêmes que pour les étendues qu’elles rapportent que les îles deviennent des points nodaux. Ce serait là une nouvelle caractéristique des îles à l’heure de la mondialisation.

 

Les discours passent aisément de l’île paradisiaque à l’île en proie aux risques environnementaux. Le risque de disparition des îles demeure un thème récurrent, comme nous pouvoir le voir dans certaines campagnes de sensibilisation ou dans l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement. Comment proposez-vous de sortir de cette lecture manichéenne ?

Comme le font les géographes, en essayant de confronter la complexité des faits à la simplicité des discours ! Il est indéniable que le changement climatique doit être pris en considération dans les analyses du monde contemporain, or le risque est parfois d’écraser les perspectives, de simplifier les grilles de lecture et les angles de réflexion. Les problématiques environnementales imprègnent tous les domaines dans un contexte de mise en tension de l’oekoumène (croissance démographique, industrialisation, urbanisation, pression sur les ressources…). Si elles concernent toutes les sociétés et toutes les cultures dans leur métissage et leur rapport à la mondialisation, cet ébranlement général provoque un télescopage des échelles alors que les géographes se confrontent à la rugosité des lieux et des milieux sans considérer que l’addition de milieux particuliers constitue forcément un milieu global véhiculant les mêmes problématiques, et donc les mêmes solutions.

Ainsi, comment penser avec rigueur que la trajectoire des 40 États qui forment désormais le groupe des Petits Etats en développement au sein de l’ONU, allant de Cuba aux Comores en passant par Sainte-Lucie et Singapour, préfigure celui de la planète ? Chacun de ces Etats, chacune de leurs îles, offre des dynamiques qui lui sont propres, relevant de facteurs inédits et d’histoires spécifiques. Gommer ces réalités pour en tirer une seule image, celle de l’ile menacée face à la montée des eaux peut être médiatiquement efficace à court terme mais risque d’occulter le décryptage des processus effectivement à l’œuvre sur le long terme.

Il existe un lobby, l’Aosis (Alliance of Small Island States) qui a pour but de mieux faire entendre la voix de ces Petits Etats Insulaires en développement face aux menaces du changement climatique, notamment l'élévation du niveau de la mer, de leur donner du poids dans le débat international où ils ne « pèsent » qu’environ 1 % de la population mondiale. Dans ce contexte, certains Etats usent de stratégies de victimisation et font du réchauffement climatique une sorte de fonds de commerce, comme les Maldives, les Kiribati ou encore Tuvalu, ce qui ferait presque oublier que la montée des eaux et les risques induits menacent aussi, et surtout en nombre d’habitants, les côtes basses des continents. Mais le Bangladesh « parle » moins à l’imaginaire qu’une île tropicale peau de chagrin : ce qui fait peur, c’est l’idée du paradis perdu or, si vous tapez « paradis » sur un moteur de recherche en images, à côté d’escaliers qui montent dans les nuages, ce sont des paysages d’île tropicale qui apparaissent.

On voit là comment s’entremêlent mythe de l’Atlantide, métaphore de la Terre comme une île, imaginaire du paradis exotique tropical et jeu des arènes de la scène internationale pour conférer aux îles un rôle de « sentinelles du climat ». Et il ne s’agit donc pas de minimiser les phénomènes liés au changement climatique, encore moins de les nier, mais d’en démêler l’écheveau, facteur par facteur, échelle par échelle, espace par espace pour éviter de se laisser happer par un grand récit simplificateur.

 

Certaines îles constituent également des paradis fiscaux ou une étape dans le trafic de drogue. Est-ce la preuve des difficultés du droit à penser et encadrer ces territoires ?

Là encore, ce n’est pas nouveau, et la mer des Caraïbes serait sans doute moins attrayante sans ces histoires de pirates qui mettent un peu de piment sur le sable, et de rhum dans les cales.

Tous les paradis fiscaux ne sont pas insulaires, et il existe des plates-formes du trafic de drogue qui sont tout à fait continentales mais on trouve quand-même une forte représentation des îles parmi eux : dans la liste des 12 « juridictions fiscales non coopératives » (liste noire) publiée par l’Union européenne en 2019, 10 sont des territoires insulaires !

Il s’agit surtout de possessions britanniques ou d’anciennes possessions britanniques comme Guernesey, Jersey et l’Île de Man, Anguilla, les Bermudes, les Îles Caïmans, les Îles Vierges britanniques… Mais l’existence de ces paradis fiscaux arrangent aussi les grandes puissances qui peuvent compter sur ces territoires offshore à la souveraineté factice : les États-Unis usent d’un réseau de paradis fiscaux dans les Caraïbes avec les Bahamas, Antigua-et-Barbuda, les Îles Vierges américaines ; l’Australie use des services offshore de Nauru qui se reconvertit comme elle peut, mais aussi des Vanuatu ou des Îles Cook… Même au sein des Emirats et royaumes arabes, faute d’îles naturelles, on crée des zones franches de type insulaire comme Jebel Ali.

La spécificité des îles en matière fiscale est une réalité incontestable, que les pouvoirs publics hésitent à remettre en cause quand ils ne la suscitent pas. D’une part, le caractère insulaire conduit souvent à l’existence de corpus législatifs originaux, faits d’exemption, d’exception, de dérogation ; d’autre part, les gouvernements utilisent parfois l’outil fiscal pour tenter de compenser ce qui est considéré comme le « handicap » de l’insularité. Les territoires ultramarins français en sont exemplaires, avec la Loi Pons, première loi de défiscalisation prise en France spécifiquement relative à l’Outre-Mer en 1986, abrogée en 2000, et notamment célèbre pour les détournements auxquels elle a donné lieu.

On voit bien à quel point il n’y a pas l’île d’un côté et le continent de l’autre mais une circulation permanente de l’une à l’autre. Certes, les îles sont parfois difficiles à encadrer, à bien cerner et contrôler, mais ces espaces de libéralités servent aussi à mettre de l’huile dans les rouages d’une mondialisation financière loin d’être manichéenne.

 

*L’interviewée : Marie Redon est agrégée, maitresse de conférences en géographie habilitée à diriger des recherches à l’Université Sorbonne Paris Nord et membre du laboratoire Pléiade, dont elle codirige l’axe « Marges, inégalités, vulnérabilités ». Elle a, entre autres, travaillé sur les frontières insulaires au Timor, à Saint-Martin, Haïti et République dominicaine, Chypre, sur la gestion des risques et la continuité judiciaire en Guadeloupe et, plus récemment sur les jeux d’argent sur ces terrains et en Afrique de l’Ouest.