En 150 pages seulement, André Gagné nous décrit les croyances religieuses qui justifient le soutien inconditionnel d’une part des évangéliques américains à Donald Trump.

En 2016, 81 % des évangéliques blancs votent pour Donald Trump. André Gagné, professeur en études religieuses à l’université québécoise de Concordia, propose ici un livre pédagogique. Simplement, mais avec précision, il explique à l’observateur interpellé les raisons du lien entre une part importante des évangéliques américains et Trump. Plusieurs analyses historiques et sociologiques, indispensables à la compréhension de cette relation, ont été étayées. Celle de Gagné a le mérite de se pencher sur un de ses aspects méconnus : le raisonnement théologique derrière le vote pro-Trump. Une véritable découverte, donc, pour le lecteur.

André Gagné prend tout d’abord soin de distinguer les évangéliques entre eux. Dans son ouvrage, il est uniquement question des évangéliques dits « charismatiques »   . Avec les évangéliques pentecôtistes dont ils se rapprochent, ils représentent en 2020 un quart des chrétiens dans le monde. Leur croissance fulgurante, avec 20 millions de nouveaux fidèles par an depuis 2010, les amènerait à représenter un tiers des chrétiens en 2050   . C’est dans leurs rangs que fleurit une théologie qui défend un programme sociopolitique mondial et dont Donald Trump constitue une des pièces maîtresses.

 

Situer la théologie du pouvoir dans la nébuleuse évangélique

L’appellation « évangélique » recouvre une réalité extrêmement diverse. Selon l’historien David W. Bebbington, seuls quatre points les rassemblent : le biblicisme (la Bible comme fondement de toute vérité religieuse), le crucicentrisme (la mise en exergue de l’évènement de la croix), la nécessité de la conversion personnelle et le zèle, l’activisme des fidèles   . De même, comme le suggère le titre de l’ouvrage, tous les évangéliques ne sont pas derrière Trump. Ainsi Mark Galli, rédacteur en chef de Christianity Today, le journal évangélique américain aux 4,5 millions de lecteurs mensuels, demande en 2019 la destitution de Trump. Selon lui, son comportement immoral discrédite l’ensemble des évangéliques américains.

Parmi les partisans évangéliques de Trump, tous ne lui apportent pas non plus un appui indéfectible. La « droite chrétienne », soutien important des candidats républicains, ne regroupe pas seulement des évangéliques, mais aussi des catholiques et des protestants luthéro-réformés. Ensemble, ils défendent les valeurs judéo-chrétiennes comme fondement du pays. Ils se distinguent par leurs vues conservatrices sur l’avortement, les droits des personnes LGBTQ+, l’euthanasie, etc. Certains d’entre eux sont simplement des « chrétiens conservateurs ». Comme tout un chacun, ils votent d’après leurs valeurs. D’autres encore sont des « chrétiens nationalistes » qui souhaitent restaurer une société chrétienne qu’ils pensent perdue. D’autres, enfin, sont des « chrétiens théocrates ». Selon eux, les Etats-Unis et le reste des nations devraient être érigés sur les commandements bibliques. Ainsi, ils s’ancrent dans cette théologie évangélique du pouvoir.

Cette doctrine résulte de mouvements successifs de l’histoire évangélique. Les Grands Réveils, moments de revitalisation religieuse du protestantisme, touchent particulièrement les communautés évangéliques. Ils y accroissent l’importance des sentiments de piété, des émotions, de la foi vécue et productrice d’actions. Au XIXe siècle, lors d’un groupe de prière d’une école biblique du Kansas, des fidèles disent se mettre à parler en langues étrangères qui leur sont pourtant inconnues. Un tel prodige, connu sous le nom de glossolalie, est également décrit dans la Bible, lors de l’évènement de la Pentecôte   . Ce « don du Saint-Esprit » avait alors pour but de faciliter l’évangélisation des apôtres parmi les nations. De même, le réveil « pentecôtiste » du XIXe siècle prétend que la réapparition de cette capacité signale l’imminence de la fin des temps. Les chrétiens actuels devraient l’employer pour prêcher aux contrées non encore touchées par l’Evangile. Dans les années 1940, le Nouvel Ordre – « The New Order of the latter rain » – étend l’action miraculeuse du Saint-Esprit dans l’expérience chrétienne. L’Esprit enverrait des révélations à des prophètes contemporains qui serviraient de guides dans la vie des croyants. Cette nouvelle doctrine suscite de vives accusations de la part des assemblées évangéliques de l’époque, y compris pentecôtistes. Elles y perçoivent un potentiel éloignement des enseignements de la Bible et de l’Eglise. Pourtant, dès les années 1960, le mouvement atteint toutes les franges du christianisme, jusqu’au catholicisme. Au sein de toutes ces confessions, des croyants disent expérimenter des actions miraculeuses du Saint-Esprit. C’est le « renouveau charismatique ». Parallèlement au charismatisme, le presbytérien Rousas J. Rushdoony théorise en 1970 le « reconstructionnisme chrétien ». Selon lui, tous les domaines de la société devraient reposer sur une loi biblique. Les chrétiens, par un mouvement d’influence partant du bas, sont donc tenus d’œuvrer à un tel dessein.

Au fil des décennies, trois idées se combinent alors pour constituer la théologie observable chez les partisans évangéliques de Trump : l’imminence de la fin des temps, l’actualité des révélations prophétiques et le reconstructionnisme chrétien. En 2001, le missiologue C. Peter Wagner fonde la Nouvelle Réforme Apostolique (NRA), premier bastion de cette théologie. Présageant la fin des temps, ce mouvement engage un combat spirituel contre le mal. Dirigé par des apôtres et des prophètes contemporains, appuyé par des signes miraculeux, il s’efforce de faire advenir « le Royaume de Dieu sur Terre ». Ce « Royaume » consiste en une hégémonie chrétienne mondiale et en un alignement des lois juridiques et sociales sur la Bible. Contrairement à Rousas J. Rushdoony, Wagner argumente que ce projet ne sera atteint que par une action menée par le haut. Il tient pour preuve les revendications homosexuelles qui, bien que portées par une minorité, se répandent dans nos cultures. Les chrétiens doivent donc occuper des places de pouvoir. De cette façon, la NRA accomplirait le souhait de Jésus, qui priait que la volonté de son Père « soit faite sur la terre comme au ciel ». Ainsi André Gagné le souligne tout au long de l’ouvrage : chaque croyance et chaque pratique du mouvement sont justifiées par un verset, selon une lecture de la Bible « littéraliste » et « décontextualisée ».

 

Le dominionisme en action

La théologie du pouvoir, également appelée « dominionisme » par ses propres adeptes, exige une réorganisation ecclésiale. Le fonctionnement traditionnel des églises ne permet pas la compétitivité attendue par la Nouvelle Réforme Apostolique. Désormais, les églises doivent être dirigées par des apôtres et reliées par des réseaux apostoliques. Guidés par les révélations des prophètes, ces réseaux œuvrent à l’avènement d’un monde chrétien. Par exemple, la « Coalition internationale de dirigeants apostoliques » (the International coalition of Apostolic leaders), qui regroupe 400 membres répartis dans 85 pays, a créé la plateforme Pure Flix. Conçue comme alternative à Netflix, elle produit des films chrétiens au succès international. Le « Mouvement de prière Une seule voix » (the One Voice Prayer Movement) est un réseau de prière américain. Son ampleur est telle qu’il permet de définir les enjeux politiques importants pour nombre d’évangéliques. Ce succès provient de sa fondatrice. Paula White-Cain est « conseillère spirituelle de Trump à la Maison Blanche », auteure, télévangéliste, ancienne pasteure d’une « mega-church » et productrice de deux émissions télévisées. Elle représente donc la figure accomplie de l’apôtre charismatique, qu’André Gagné qualifie volontiers d’«entrepreneur politique et religieux ». Par sa réussite économique et sociale, l’apôtre montre la voie au reste des fidèles. Pour parvenir à la domination, les chrétiens doivent gravir les « Sept montagnes »   qui façonnent les cultures : « les sphères de la religion, de l’éducation, de l’économie, de la politique, des arts, des médias et de la famille. » Chacun est donc encouragé à monter les marches de sa sphère d’activité pour y insuffler le changement.

Donald Trump occupe une place toute particulière dans la concrétisation de ce programme. Lance Wallnau, un entrepreneur charismatique influent, est le premier à voir en lui un « élu de Dieu ». En 2016, il publie « Le candidat divin du chaos : Donald J. Trump et le dénouement de l’Amérique » (« God’s chaos candidate : Donald J. Trump and the American unraveling »). Son raisonnement est simple. A l’aube de sa première élection, Trump se situait déjà en haut de plusieurs « montagnes » de la culture : l’économie, les arts et les spectacles (par son émission télévisée) et les médias (via ses réseaux sociaux). Président des Etats-Unis, il se hisserait au sommet de la politique. Porteur de valeurs chrétiennes conservatrices, il est une pièce maîtresse dans la conquête charismatique. Les évangéliques qui voient en lui un « messie » ne sont pourtant pas dupes quant à sa véritable moralité. Qu’importe : dans le récit biblique (essentiellement dans les livres d'Isaïe et d'Esdras), en 539 av. J-C, Dieu utilise le roi Perse Cyrus le Grand pour délivrer le peuple Juif alors exilé à Babylone. Être païen n’empêche donc pas de jouer un rôle clé dans le dessein de Dieu.

Donald Trump est d’autant plus incontournable pour son influence internationale. Dans le combat spirituel des évangéliques charismatiques, la géopolitique occupe une place importante. Chaque nation serait en réalité dominée par des esprits démoniaques aux prises avec des esprits divins. George Otis Jr., fondateur de l’agence chrétienne de recherche The Sentinel, propose même une « cartographie spirituelle ». On y retrouve des « capitales spirituelles » et des « villes assiégées » par le mal. Equipés de cet outil, les chrétiens charismatiques peuvent lire l’ensemble des évènements géopolitiques à travers le prisme de leurs enjeux. De même, ils appréhendent tout passage biblique à l’aune des actualités. C’est pourquoi ils ont été nombreux à percevoir dans le déplacement de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem, en 2018, un signe de la fin des temps. Persuadés que les Juifs doivent de nouveau former la nation d’Israël avant le retour de Jésus sur Terre, ils ont salué l’action de Trump. Encouragé par sa base électorale, le président confirme par ses choix géopolitiques son élection divine.

L’impact de la Nouvelle Réforme Apostolique ne se limite donc pas aux Etats-Unis, mais affecte la politique internationale. De plus, ses leaders disposent d’une audience considérable et deviennent des figures incontournables. Leur mouvement inter-dénominationnel secoue le monde évangélique. André Gagné préconise donc la connaissance approfondie de leur théologie. Il recommande de ne pas assimiler tous les évangéliques, ni même de railler ou de diaboliser ceux qui adoptent le dominionisme. A quoi bon renchérir sur leur rhétorique de combat, si ce n’est pour aviver leur feu ? André Gagné espère que la compréhension de leurs croyances rendra un dialogue possible.