Un livre merveilleux qui invite à (re)découvrir le Louvre et ses trésors dans le dialogue des cultures, une fête d'intelligence et de sensibilité.

Un livre magnifique

François Cheng nous propose une promenade parmi les chefs-d’œuvre du Louvre. L’ensemble commence par un très beau texte où il explique ses choix et sa méthode. La réflexion part du constat paradoxal que l’auteur n’a pas toujours "regardé la peinture" : "Avant tout littéraire et mélomane, je ne jurais que par la poésie et la musique. […] Toutefois, une pratique, native celle-là, m’a relié à la magie des formes essentielles et à leurs subtiles combinaisons, à savoir la calligraphie, un art à la fois musical et visuel. C’est probablement cette pratique devenue mienne qui m’a prédisposé, en fin de compte, à tisser des liens intimes avec la peinture, à en suivre les arcanes avec un sentiment de connivence". Suivent quatre sections consacrées respectivement à l’école italienne, l’école française, l’école du Nord, et aux autres écoles. Sur la page de droite est reproduite une œuvre ; sur la page de gauche, on trouve, avec le commentaire de François Cheng, le nom de l’artiste, le titre de l’œuvre, la date de sa composition, ses dimensions et sa localisation dans le musée, ce qui donne, immédiatement après avoir refermé ce très beau livre, l’envie de l’emporter avec soi au Louvre pour marcher dans les pas du "pèlerin de l’Occident" et voir ou revoir des toiles à la lumière de son regard de sage et d’érudit sensible.


"Le pèlerin de l’Occident"

Si le livre commence avec l’école italienne, c’est aussi pour des raisons biographiques. En 1960, dix ans après son arrivée en France, François Cheng fait son premier voyage en Italie, et c’est alors que le vrai déclic a lieu : "puisque le privilège m’était accordé de vivre en Europe, je me devais de connaître plus à fond la formidable aventure picturale de la Renaissance […]. Pour cela, je devais être prêt à y [en Italie] retourner autant de fois qu’il serait nécessaire. […] Cette prise de conscience et cette résolution, dans l’immédiat eurent pour effet de m’arracher à la mélancolie nostalgique dans laquelle je me trouvais depuis que j’affrontais les affres de l’exil ; elles déplacèrent le centre de gravité de ma sensibilité auditive vers la "concrétude" du monde visuel. A partir de là, irrévocablement, le pli était pris. Je n’ai plus eu de cesse de courir musées, églises, châteaux et autres palais de l’Europe et de l’Amérique […]. Rien d’étonnant à ce qu’un jour, lors d’une entrevue, je me sois qualifié spontanément de "pèlerin de l’Occident"."

Fascination de la part d’un homme qui vient de très loin, de l’autre bout du monde pour tout dire. Un irrésistible désir d’appréhender le meilleur de l’autre, de le comprendre en profondeur et, pourquoi pas, de le partager. Plutôt que d’opposer deux cultures, l’auteur les fait dialoguer : "si, de la fin du XIIIe siècle au début du XVIe, eut lieu l’irrépressible éclosion de la Renaissance, en Extrême-Orient, après l’assimilation du bouddhisme venu de l’Inde, s’était déroulé plus tôt, du VIIIe au XIIIe siècle environ, un mouvement artistique, tout aussi fiévreux. […] Au commencement de mon pèlerinage en Occident je n’avais de cet héritage chinois qu’une connaissance superficielle. C’est bien grâce au détour par l’Occident […] que j’en suis devenu peu à peu un "spécialiste". […] Cette connaissance approfondie de ma propre culture m’a aidé à aborder la peinture occidentale, tant il est vrai que la meilleure part de l’une appelle la meilleure part de l’autre."


La notion de "Souffle-Esprit"

Rappelant que les lettrés chinois considéraient la peinture comme le plus haut accomplissement de l’esprit humain, François Cheng trouve une explication à cet idéal dans leur "vision cosmologique : […] à partir de l’idée du Souffle-Esprit, les anciens Chinois ont avancé une conception unitaire et organiciste de l’univers vivant à l’intérieur duquel tout se relie et se tient. […] L’homme ne peut accomplir son destin que s’il entre en constant échange avec l’univers vivant." Remarquant que "toute une part de la réalité humaine" a été ignorée dans la tradition picturale chinoise, François Cheng insiste au contraire sur "ce que la peinture occidentale, en visant à une pleine domination figurative du réel, a justement cherché à explorer : le miracle et la beauté du corps humain, le mystère du regard et du visage, les drames et les souffrances qui assaillent le destin spécifique de l’homme, la lumière de la transcendance qui parfois s’y révèle". Le commentaire le plus long est celui consacré à La Joconde, à partir de "ce fameux regard énigmatique !" Partant du constat que Léonard de Vinci s’est intéressé au corps humain "en sa triple dimension : chair, esprit, âme", qu’il ne veut pas séparer, François Cheng le rattache à la tradition chinoise, "à partir de l’idée du Souffle-Esprit" et du "Tao , la "Voie", où tout se relie et se tient".


Erudition, sensibilité et intelligence pour un parcours singulier et universel

Le lecteur sera frappé par l’érudition et les références les plus reconnues dans ces commentaires, comme les textes de Léonard de Vinci édités par André Chastel et réédités en 2004 à propos de La Joconde, ou quelques lignes de Marc Fumaroli extraites de Chateaubriand. Poésie et Terreur (2003), à propos du Portrait de Mme Récamier de Jacques-Louis David. Le tableau suscite parfois une confidence intime et pudique, en passant, comme le Portrait de Hendrickje Stoffels par Rembrandt : "En regardant de plus près Hendrickje, au regard empli de douceur mélancolique — l’auteur de ces lignes y reconnaît celui de sa propre mère —, on voit que ses yeux sont au bord des larmes." Il n’est pas rare que François Cheng donne la parole à l’un des personnages représentés comme au Pierrot de Watteau : "Auréolé d’un feutre rond, son visage au regard mélancolique semble vouloir nous dire : 'Riez tant que vous voudrez, je préserve en moi cette part d’innocence qui, en fin de compte, fait la valeur d’un homme'. Certains ont cru voir dans ce personnage l’autoportrait du peintre."

Le commentaire s’appuie parfois sur un changement de titre du tableau, comme pour Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, devenu au XIXe siècle Embarquement pour Cythère. On n’en finirait pas de citer tous les éblouissements merveilleux suscités par ce livre. On renverra pour finir au tableau de Jacob Van Ruisdael, Le Coup de soleil : "Un chant emplit tout l’espace, reliant la terre et le ciel, plaçant le vaste panorama dans une perspective circulaire et ouverte. Nous nous souvenons du dire des anciens chinois selon qui le fleuve du temps ne coule pas en sens unique, ni en pure perte, car au fur et à mesure de son écoulement, l’eau du fleuve s’évapore, monte dans le ciel pour devenir nuage et finit par retomber en pluie sur la montagne, sur la plaine, réalimentant le fleuve à sa source. Grâce à cette invisible circulation terre-ciel, la nature sans cesse se renouvelle. Grâce à elle, sans doute, au cœur du sombre, du terne, peut se produire à tout moment le miracle du "coup de soleil"." C’est à ces miracles minuscules que nous invite ce très beau livre, à offrir et à s’offrir pour des moments de fête de l’intelligence et de la sensibilité.


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crédit photo : diogro/flickr.com