Une histoire des plages de Los Angeles au XXe siècle qui met en lumière les enjeux environnementaux, sociaux et culturels qui se jouent sur le sable californien.

Le littoral de Los Angeles fait partie de ces espaces que le cinéma et les séries télévisées ont rendus familiers à un large public qui n’a pourtant jamais foulé le sable de Santa Monica, Venice ou Malibu. Ces vastes plages sont une image iconique et incontournable du paysage américain. Du paysage « naturel » serait-on presque immédiatement tenté d’ajouter. Or, rien n’est plus construit que ces étendues de sable comme le démontre ce livre tiré de la thèse de doctorat d’Elsa Devienne, maîtresse de conférences à l’université de Northumbria à Newcastle, en Grande-Bretagne.

 

Construire les plages

À l’origine, Los Angeles n’est pas une ville littorale. La cité californienne le devient au début du XXe siècle sous l’effet conjugué de sa croissance démographique, mais aussi de l’essor du tourisme, de l’industrie des loisirs et de leurs retombées économiques. L’élément décisif est surtout le choix fait dans les années 1920 par les élites urbaines d’abandonner la configuration radioconcentrique qui prévalait jusque-là pour organiser le développement de la ville au profit de l’étalement urbain. De multiples opérations immobilières transforment alors le littoral en une zone résidentielle dont les promoteurs mettent en valeur le caractère balnéaire pour attirer une clientèle nouvelle. Les plages deviennent un élément structurant de l’aménagement de la ville de Los Angeles et leur fréquentation bondit. Elles subissent rapidement le contrecoup de cette intense urbanisation. À la fin des années 1920, elles sont saturées et polluées. Plus grave encore, sous l’effet de l’érosion provoquée par des constructions hasardeuses, des pans entiers du littoral sont menacés de disparaître. Les plages sont en crise.

Au tournant des années 1930 se forme un « lobby des plages ». Composé des élites locales, d’ingénieurs, de scientifiques, d’hommes d’affaires et d’administrateurs, il entend remédier à ces problèmes en aménageant le littoral. Si le terme n’apparaît que plus tardivement, c’est la naissance du coastal engineering (le « génie littoral »). Les premières réalisations, menées de manière intuitives, donnent des résultats assez mitigés, mais elles permettent néanmoins d’accumuler de l’expérience et d’affiner les connaissances. Les bases sont posées pour « la ruée vers le sable ».

Le second conflit mondial et l’immédiat après-guerre voient la mise en œuvre de grandes opérations d’aménagement du littoral. Il s’agit d’abord d’acquérir les plages pour garantir leur accès au public. Il faut ensuite les élargir en y déposant d’importantes quantités de sable. Rien que pour l’année 1948, la ville de Los Angeles procède à l’extraction et au déplacement de 4 millions de tonnes de sable sur une distance de 10 kilomètres ! Et les résultats sont là : l’opération permet de gagner 180 mètres de plage à Santa Monica. Le littoral est également nettoyé et une nouvelle station d’épuration est mise en service afin de lutter contre la pollution. Enfin, l’aménagement balnéaire est repris. On installe des équipements de loisirs et des terrains de sport, on construit des routes et des parkings… L’influence est ici celle des parcs d’attractions, comme Disneyland, qui sont inaugurés au cours de la même période.

 

Naissance et réinvention d’un modèle balnéaire

Au début du XXe siècle, la culture des plages de Los Angeles est très largement inspirée de celle de la célèbre station new-yorkaise de Coney Island ou de celle de La Riviera méditerranéenne. Néanmoins, un modèle balnéaire californien émerge dès les années 1920. Trois influences sont perceptibles. Celle d’Hollywood tout d’abord, dont les films utilisent les plages comme décors et donnent naissance à un nouveau type d’actrice, la bathing beauty qui prend la pose en maillot de bain. Le sport, qui fait l’objet d’un véritable culte chez les Californiens est la deuxième caractéristique de cette culture balnéaire. En témoignent les acrobates et les sportifs qui s’entraînent tout en se donnant en spectacle à Santa Monica sur la plage de Muscle Beach. Quant à la dernière, elle est liée à la diffusion du surf et de la culture hawaïenne qui l’accompagne. Les surfeurs deviennent alors des figures familières des littoraux californiens, même s’ils forment sur le sable une communauté à part.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les transformations des espaces balnéaires qui s’opèrent sous l’influence du lobby né une décennie auparavant offrent à ses promoteurs l’opportunité de modifier l’ordre social régnant sur les plages. Le processus fait écho à celui qui se déroule au même moment dans les centres anciens des villes américaines. Il consiste à les « moderniser » pour éviter le phénomène de « fuite des Blancs » (white flight) vers les périphéries. Sur le littoral californien, cela se manifeste par la destruction des jetées délabrées, des baraques à hot-dogs et de tous les lieux associés aux loisirs populaires. L’objectif est de mettre l’expérience balnéaire aux standards de la classe moyenne blanche. L’aménagement du littoral selon ses désirs et ses peurs contribue à chasser les populations jugées indésirables : les jeunes, les classes populaires, les homosexuels et les minorités ethniques. Le quartier d’Ocean Park, au sud de Santa Monica, offre un bon exemple du déroulement de ce processus. Au milieu des années 1950, une campagne de harcèlement policier, la fermeture d’établissements emblématiques et le réaménagement de la zone, sous couvert de réhabilitation, entraînent la disparition de ce haut-lieu de la culture gay. Dans la foulée, Muscle Beach est fermée, tandis que la ville utilise son pouvoir d’expropriation pour empêcher l’ouverture de l’Ebony Beach Club sur la plage de l’Inkwell historiquement fréquentée par les Afro-Américains de Los Angeles.

 

Façonner le corps pour la plage

Les plages sont les lieux par excellence sur lesquels les corps sont exhibés et regardés. En Californie, les préoccupations corporelles sont anciennes, comme en témoigne l’intensité des pratiques sportives sur le littoral. Elles prennent néanmoins une tournure nouvelle à partir du milieu des années 1950. Les plages de Los Angeles deviennent le lieu où, à l’échelle nationale sinon internationale, sont définis les canons de la beauté, de la féminité et de la masculinité.

Reflet de la démographie de l’État californien, les corps qui se montrent sur le sable sont des corps jeunes. Les plages sont un espace de socialité pour les adolescents de Los Angeles, car elles offrent des loisirs gratuits. On peut se baigner, bronzer, surfer, discuter, rencontrer des personnes du sexe opposé. C’est le moment où Balboa Island, une île de Newport Beach, s’impose comme la destination phare du spring break, ce rituel qui voit la jeunesse estudiantine déferler sur les plages à l’occasion des vacances de Pâques. Cette jeunesse et ses transgressions réelles ou supposées sont largement mises en scène par l’industrie du cinéma. Au début des années 1960, Hollywood multiplie les tournages de beach movies où se mêlent surfeurs et starlettes en bikini.

Mais le modèle corporel qui se développe sur les plages californiennes n’impose pas que la jeunesse. Les corps doivent également être bronzés, minces et musclés pour pouvoir être donnés en spectacle. Avoir les muscles saillants exige un entraînement quotidien qui n’est pas à la portée de tout le monde, au contraire du bronzage qui est plus accessible. Les habitants de Los Angeles s’y emploient d’ailleurs à longueur d’année en s’enduisant le corps d’huiles pour garantir un bronzage unifié ou les cheveux afin de les éclaircir. Mais ce modèle est inaccessible aux corps qui ne sont pas blancs et ne peuvent donc pas bronzer. Les enjeux corporels font donc écho aux enjeux sociaux qui se jouent, au même moment, sur l’espace de la plage.

 

Cette histoire des plages de Los Angeles au XXe siècle montre combien ces espaces, volontiers perçus comme l’un des paysages symboliques de la « nature », sont au contraire éminemment construits. Au-delà de la perspective environnementale, le livre d’Elsa Devienne mêle de manière très stimulante des perspectives sociales, culturelles et corporelles.

 

Notre entretien avec Elsa Devienne : « Les États-Unis et leur environnement, une relation complexe ».