Quelles difficultés guettent l’écriture lorsqu’elle prend pour objet les arts plastiques ?

Toute personne qui rédige quelque écrit autour de l’œuvre d’un artiste se heurte à cette question : qu’est-ce qu’écrire à propos de l’art ? Et surtout : qu’espère-t-on par là, au-delà de donner des informations aux lecteurs ?

Ce geste concerne, bien sûr, les critiques. Il concerne aussi ceux qui promeuvent des thématiques générales autour de questions esthétiques, comme le fait admirablement Claude Romano, dans De la couleur   . Mais cela concerne surtout les écrivains qui prétendent donner corps à une œuvre, et même lui donner un autre corps. Le corps figuré par l'écrivain, en effet, procède d’une autre technique, celle de la linéarité de la phrase, dans son rapport à la spatialité de l’œuvre, surtout lorsqu’il est question d’art plastique.

Les ouvrages de Daniel Payot et Frédéric Valabrègue ne s'expriment pas « sur la peinture » (saisir, s’approprier, maîtriser, contrôler ou dompter l’œuvre dont on parle), ils ne parlent pas même « de l'œuvre » mais ils « parlent l'œuvre ».

Parler sur une oeuvre, les médias s’y entendent fort bien, quitte à dissocier tel ou tel pan de celle-ci, et à le rendre spectaculaire à des fins médiocres ; quitte aussi à ne se focaliser que sur les figures reconnaissables dans l’œuvre et non pas sur des processus de son engendrement. Parler de l’oeuvre revient aussi à la stéréotyper, car le rédacteur cherche alors à la faire entrer dans ses propres catégories. Dans ces deux cas, parler sur et parler de, ce n’est pas l’œuvre qui est articulée à une écriture ni l’inverse. Dans les deux cas, il est procédé à une soumission.

Parler l’œuvre, en revanche, c’est la soulever, la questionner et lui conférer un contenu que les contempteurs ne lui accordent pas, ni d’ailleurs les critiques. Ainsi Daniel Payot, philosophe de l’art, précise-t-il que les prépositions sur et de semblent toujours complice d’une volonté, consciemment ou inconsciemment, dominatrice.

Sur, en, avec

Pierre-Damien Huyghe distinguait entre deux façons possibles pour la langue de manifester son compagnonnage avec l’art. Soit on tente de formuler dans des phrases une compréhension conceptuelle de l’œuvre, soit on travaille à déplacer un certain nombre de formules qui concernent l’œuvre et l’écriture. Dans un cas, on transpose la matière des œuvres sur un autre plan, on produit des énoncés qui parlent une autre langue ; dans l’autre cas, on déplace cette matière, on ne s’empare pas des œuvres pour leur faire leur affaire.
 
Ce qui est certain par exemple, c’est que Frédéric Valabrègue, parlant des dessins de Louis Pons, se garde bien de redoubler par des mots ce que le spectateur peut voir, s’il y met toute son attention. Dans cet ouvrage fort bien illustré, il pénètre la matière même de l’œuvre de l’artiste, il joue avec cette œuvre en traits et en points, en ouvrant le plus largement possible la porte de l’infini. Ici, précise-t-il, dessiner consiste à couvrir la page d’un bout à l’autre, en ne la laissant que peu respirer. C’est aussi ce qu’il met en scène dans son propre texte. La fonction exploratoire du trait chez Pons pouvait se muer en fonction exploratoire de la page écrite dans le livre de Valabrègue. Comment sortir de la page et/ou sortir de l’œuvre ? Où trouver l’issue ?

Sur, en, avec, cette trilogie donne surtout à penser que l’on ne saurait écrire à propos d’une œuvre en lui imposant une violence captatrice, ou en tentant de l’abolir au profit de la rédaction du critique. Dans des formules, cette fois positives, on pourrait ajouter ceci : avant d’écrire à propos d’une œuvre, il faut se placer en situation de relation, et de sympathie avec un autre, l’œuvre même, en respectant la distance, qui fait le spectateur depuis la constitution historique de l’art d’exposition.

Le défi de l’art

Avec les œuvres, c’est comme dans un dialogue, et pas uniquement un dialogue de mots, mais aussi un dialogue de gestes et d’effets, de répliques, d’échos et de contrecoups : il faut être deux, et aucun ne doit dominer l’autre.

Dans les deux ouvrages, il est donc question de parler de l’art comme défi : défi au discours, défi au regard. Valabrègue comme Payot mesurent la spécificité de l’ordre du discours, dans son rapport à des objets, ici, en particulier, des objets artistiques et spatiaux.

Mais pour que ce défi prenne toute sa puissance, encore faut-il en avoir relevé un autre, le défi de la posture du spectateur. Cette fois, c’est tout le problème d’une conjonction entre œuvre et spectateur qui est soulevé, en préalable du discours. Et justement, les deux ouvrages s’entendent à faire fructifier ici toutes les catégories constitutives de l’art d’exposition : le regard et l’affinement du regard, le temps pris pour le regard, le parcours des surfaces peintes, le rapprochement ou l’éloignement, bref tout ce qu’on appelle un peu communément la perception, tout ce qui ne se contente pas d’être une réception passive.

Que ce type de relation de l'œuvre au spectateur soit possible, c’est un autre problème. Qui dit défi dit aussi difficulté, et échec potentiel. Valabrègue le montre en ce qui regarde Pons, dont les travaux requièrent la plus grande attention. Payot reprend ce thème différemment, en ayant plutôt recours à des regards célèbres : Rilke, Michaux, Malraux, Merleau-Ponty, Pleynet, Adorno, Benjamin, Didi-Huberman, Déotte, Bonnefoy, Baxandall, voire à des regards de peintres sur l’œuvre de collègues : Cézanne, Filliou, Kertesz. Ce qui est caractéristique des discours pris en compte, c’est qu’ils s’attachent à ne pas réduire les œuvres aux syntaxes qui président à la construction des textes. Le texte ne peut dresser le procès-verbal de l’œuvre ou consigner des causes, des mouvements. C’est une voie sans issue.

Ce qui est essentiel, c’est de comprendre que les œuvres ne disent rien, mais plutôt pensent, et pensent différemment. Parole et peinture n’ont nul besoin de se recouvrir. On le sait bien depuis que les premiers critiques et esthètes, dont Roger de Piles, ont relevé l’appel de l’œuvre, un appel par provocation, si l’on suit Marsile Ficin : « Le propre de la beauté, c’est donc tout à la fois d’attirer et de ravir. De là vient qu’en grec le beau soit désigné comme provoquant ».

Daniel Payot, en rapport à cet appel/défi, renvoie à Francis Ponge. Ce dernier parlait du défi des choses au langage, défi qu’il souhaitait relever non seulement pour lui-même mais encore pour satisfaire à la pédagogie du public. Ponge ne pensait pas qu’il fallait libérer les œuvres de leur silence par la parole, mais qu’il fallait libérer l’esprit humain et la parole de la répression qu’ils subissent de ne jamais savoir se déborder eux-mêmes.

Voir avant de parler

Certes, le tableau se donne d’emblée dans sa totalité. Mais le regard ne l’appréhende d’emblée que s’il fait l’effort de parcourir la toile ou la gravure à gauche et à droite, en avant et en profondeur. Il n’y a d’ailleurs pas un trajet, mais mille trajets. Henri Michaux le précisait : « Tous peuvent lire un tableau, mais tous n’ont pas la même façon, le lisant, de traiter les écarts, les tiraillements, les discordes qui naissent de modes de présentation différents et antinomiques ».

Faut-il renoncer à son regard habituel pour retrouver en premier lieu un regard enfantin ? Ce sujet de réflexion vient de Daniel Arasse, mais il n’est pas certain que l’on puisse accorder si aisément Ponge, Michaux et Arasse. En tout cas, Daniel Payot le tente.