Un roman subtil sur l’amour et l’amitié, le sens des rencontres, l’appel de la route et la liberté, qui a valu à son auteur le prix Fémina 2019.

La quarantaine, écrivain, Sacha quitte Paris pour le calme d’une petite ville du Sud. Il compte sur ce départ pour dépasser ce qu’il n’appelle jamais la crise de la quarantaine, car dans ce roman tout est évoqué de manière subtile, sans aucune ponctuation expressive, comme les points d’exclamation, d’interrogation ou de suspension : « À V. je comptais mener une vie calme. Ramassée. Studieuse. Je rêvais de repos. De lumière. D’une existence plus vraie. Je rêvais d’élan. De fluidité. D’un livre qui viendrait d’un coup, en quelques semaines à peine. D’une fulgurance qui soudain serait là, récompense de mois de patience. J’étais prêt à l’attendre. J’aime l’idée du labeur. J’ai de l’admiration pour cela : l’obstination, l’entêtement, l’endurance. » À peine installé, il retrouve son ami de jeunesse, perdu de vue depuis dix-sept ans. Celui qu’il a toujours appelé l’autostoppeur – et qui n’aura pas d’autre nom ou prénom tout au long du roman – vit désormais dans une maison avec Marie, qui traduit des romans italiens, et leur fils Agustín, prénom qui est peut-être une allusion secrète à Augustin Meaulnes, personnage romanesque fascinant et être de fuite dont l’aura mystérieuse baigne tout ce roman.

 

Courir les routes

L’autostoppeur quitte régulièrement son foyer pour courir les routes, les autoroutes surtout : « Il aimait les autoroutes. La glissade des autoroutes. L’impossibilité de faire marche arrière. Sur l’autoroute on ne se retourne jamais, il disait. Pas de place pour le repentir. On s’arrête le temps de franchir le péage, de refaire le plein. Et on repart. Marche avant, toujours. On avale l’espace. On le vainc. On le mange. […] Ce n’est plus de l’espace. C’est du temps. Une pure quantité de temps qu’on regarde fondre. Il y a ceux qui se tiennent au bord du fleuve, il répétait. Et il y a ceux qui sont le fleuve. Il soutenait que c’était la petite ferme située de l’autre côté de la rambarde qui ratait la France, certainement pas lui. » C’est peut-être bien ce sens de la glissade qui le lie à Marie, nouvelle Pénélope qui doit faire avec ses absences et finira par souffrir de ne plus en souffrir. Son travail de traductrice la rapproche de Sacha : « Marie me parlait de sa traduction, me racontait ses hésitations entre deux tournures, s’amusait qu’aucun mot français ne dise exactement ce que disait l’italien. De toute façon avec les mots, c’est toujours pareil, elle souriait, le sens glisse, dérape par rapport à l’intention qu’on avait, il dérape en italien comme en français, les mots toujours débordent, c’est le jeu, ce qu’il faut simplement c’est choisir entre les glissades, sentir quelle glissade française sera la plus fidèle à la glissade italienne. » Entre ces trois-là s’écrit et s’invente comme une variation autour du roman Jules et Jim, devenu mythique grâce à son adaptation au cinéma par François Truffaut.

 

Un roman plein de poésie et de littérature

En plus des références à Marco Lodoli (que traduit Marie), à Francis Ponge, à Gustave Flaubert (Sacha donne comme titre au livre auquel il travaille « La mélancolie des paquebots », citation bien connue de la fin de L’Éducation sentimentale), à Milan Kundera, à La vie passagère de Luca Sau, double imaginaire du romancier, on trouve un bel hommage au reportage d’Édouard Levé sur le village d’Angoisse, et une encyclopédie poétique des noms de voyages, « gastronomiques » (Paintblanc, Lentilles, Autruche), « anatomiques » (Menton, Courbes, Corps, Ongles), « impératifs » (Viens, Cours, Bulle, Bois), lorsque l’autostoppeur quitte les autoroutes pour les vaisseaux capillaires de la carte de France et envoie des cartes postales. « Il s’éloignait. Multipliait les pirouettes, comme autant d’écrans derrière lesquels mieux disparaître. Continuer à nous écrire sans plus rien raconter ou presque de ce qu’il vivait. » La clé de ce roman énigmatique et délicat se trouve peut-être dans la chanson de Leonard Cohen, Famous Blue Raincoat, avec sa générosité et son ouverture sur le monde. Le finale du roman est une ode à la vie, et à ses rencontres. C’est une façon de ne pas laisser gagner l’ombre qui l’ouvrait : « J’aime et redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. Fini les promesses, fini les spéculations sur ce qu’on osera ou n’osera pas demain. Le terrain qu’on avait en soi la ressource d’explorer, l’envergure de monde qu’on était capable d’embrasser, on les a reconnus désormais. » La question de l’altérité traverse et travaille ce beau roman : l’autre est celui vers lequel on va, en même temps que celui que l’on porte en soi, et il faudrait pouvoir ne pas choisir entre vivre et écrire, la présence et l’absence.