Lorsqu’elles produisent des identités singulières et réduisent le savoir à des expériences irréconciliables, les studies peuvent susciter de nouvelles assignations et un nouvel ordre moral.

Dans un ouvrage remarquablement informé, Élisabeth Roudinesco analyse, avec talent et minutie, la nature et les dangers des dérives identitaires, quels que soient les lieux d’où elles se manifestent. Il n’était pas aisé de tisser les fils qui lient les débats sur l’identité, l’islam, la République, le colonialisme, etc. pour dégager le sens des mutations contemporaines du rapport à l’altérité. En historienne, mais avec l’ensemble des ressources des sciences sociales, l’auteure réussit le tour de force de mettre en lumière une cohérence qui reste étrangère à la plupart d’entre nous. Dans le cadre restreint de la recension, nous sommes, avec regret, contraints de faire des choix dont on pourra bien sûr discuter le bienfondé. Aussi, pour l’essentiel, nous attacherons-nous à rendre compte de la façon dont E. Roudinesco analyse la transformation des combats émancipateurs d’autrefois en replis identitaires mortifères.

 

Ne pas disséminer le genre humain

S’il est un point sur lequel É. Roudinesco ne transige pas, c’est bien le refus de l’assignation subie. Et, selon elle, si les études de genre possèdent, à distance de Simone de Beauvoir comme de Freud, une incontestable légitimité, elles n’ont pas toujours su éviter les graves inconvénients de transformer les libertés individuelles en destins contraints. L’auteure en repère les prémices dans le passage, au cours des années 1990, de la définition de l’homosexualité comme orientation sexuelle à son appréhension comme identité. A tel point que l’investigation théorique a dû se soumettre au diktat de la subjectivité : le savoir ne peut désormais se transmettre que par le récit le plus intime de sa propre existence. On valorise ainsi, dans une surenchère identitaire illimitée, le récit victimaire. Ce processus conduit, selon la suggestive expression de l’auteure, à « disséminer le genre humain »   , c’est-à-dire à multiplier les identités à l’infini au mépris de ce qui fait la spécificité humaine, inextricablement déterminée par le biologique (et donc le sexe anatomique), le social et le psychique (et donc le genre). Dès lors, la précieuse distinction entre le genre et le sexe s’est dévoyée dans un mouvement de « régression normalisatrice »   , dont les partisans récitent un nouveau catéchisme qui ne tolère pas l’interrogation sceptique, et auquel nous sommes « invités » à nous soumettre.

Ce passage d’une nécessaire critique des normativités sociales à la reconduction d’un enfermement systématique dans l’essentialisation catégorielle, c’est aussi le risque que court la volonté de déconstruction du concept de race   . É. Roudinesco, qui, comme l’auteur de ces lignes, avait accueilli avec enthousiasme les Déclarations de l’Unesco des années 1950, et, tout particulièrement le texte de Claude Lévi-Strauss, Race et histoire (1952), proclamant l’inanité de la notion de race concernant l’espèce humaine, ne peut que regarder avec suspicion la tentative de certains chercheurs et militants qui semblent considérer que l’on ne peut se passer du concept pour décrire les discriminations dont sont victimes des populations dites « racisées ». Il ne s’agit plus seulement désormais d’analyser la race en tant que catégorie sociale d’exclusion et de meurtre, pour reprendre les termes de Colette Guillaumin   , mais de considérer que la lutte antiraciste, pour être efficacement menée, a besoin de recourir à la race non plus comme une catégorie superficielle, pour employer le vocabulaire de John Stuart Mill, mais comme si elle avait une existence dans la réalité naturelle.

On peut néanmoins se demander si ces partisans de l’antiracisme politique, dans leur incertaine opposition à un antiracisme qui se limiterait à une attitude d’indignation morale, ont nécessairement tort. Au fond, on s’accorde à reconnaître des identités raciales, en tant que produit de l’assignation subie. Comme le remarque Kwame Anthony Appiah, il est crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept, afin de comprendre comment les gens y réagissent sur le plan cognitif et sur celui de l’action : et cela, que l’on croie ou non à la réalité des sorciers »   . Dans cette perspective, l’étiquette raciale produit des effets sociaux et psychologiques qui influencent fortement le destin individuel. Appiah parle ainsi de l’identification pour désigner le processus « par lequel l’individu construit ses projets, conduit sa vie et élabore sa conception du bien en se référant aux étiquettes et identités à sa disposition »   . C’est de cette façon que s’opère ce que Ian Hacking nomme « la fabrication des gens » : « De nombreuses sortes d’êtres et d’actes humains font leur apparition dans le mouvement même où s’inventent les catégories par lesquelles on les désigne »   . Ce processus d’identification façonne les actes intentionnels de ceux qui la portent (même si certains y échappent). De tout cela, É. Roudinesco ne doute évidemment pas, même si elle n’insiste pas vraiment sur cet aspect. Mais elle apporte une précieuse dimension supplémentaire en soulignant l’absolue nécessité des combats communs dont la perspective s’éloigne chaque jour un peu plus, alors que les anticolonialistes auxquels elle rend un émouvant hommage, Césaire, Senghor, Glissant et, bien sûr, Fanon, savaient que la lutte contre le racisme et celle contre l’antisémitisme ne devaient pas être disjointes : aucun d’entre eux, écrit-elle, « ne pensait que le racisme était l’affaire exclusive des Noirs, ni l’antisémitisme celle des Juifs »   . Dans les deux cas, on observe une hantise du métissage, une phobie de l’indistinction qui apparaît en quelque sorte comme une structure élémentaire du racisme.

 

Le poison identitaire

Comment alors ne pas s’inquiéter de la tentation présente à se mettre en scène, comme le font les identitaires en valorisant l’appartenance à une « race » ou, euphémiquement, à une « ethnie » ? É. Roudinesco montre ainsi avec rigueur toute la distance entre Césaire ou Glissant (et son concept de « créolisation ») et Raphaël Confiant, lequel réduit, selon les mots de Jacky Dahomay, « tout être humain à une identité substantialisée »   . De la même façon, elle ne confond pas la signification du postcolonialisme, entendu comme un courant de pensée critique, avec le décolonialisme qui représente une tentative de liquidation de l’universalisme des Lumières (quoi que l’on puisse penser des usages qui ont pu en être faits, notamment pour justifier la colonisation). Dans cette perspective, l’analyse de l’identité subalterne éloigne le risque du contresens : rien dans l’argumentaire d’É. Roudinesco n’emprunte à la rhétorique réactionnaire (comme certains lecteurs pressés ne manqueront pas de le lui reprocher). Se référant au travail de l’historien bengali Ranjit Guha, pionnier des subaltern studies, elle montre tout l’intérêt de faire de « l’histoire par le bas » (dans le droit fil des travaux d’E. P. Thompson, le plus connu des historiens anglais dits « radicaux »), c’est-à-dire de « donner la parole aux invisibles, aux sans-grades, aux damnés de la terre qui sont les plus discriminés en raison de leur sexe, de leur race, de leur caste : en un mot aux “sous-autres” »   . Faire l’histoire des marges, des périphéries, dans l’héritage revendiqué de Foucault et de Derrida, ne peut susciter la moindre résistance chez celle qui assume un long compagnonnage intellectuel avec ces derniers.

É. Roudinesco émet en outre de puissantes réserves, qui sont également les nôtres, sur la promotion d’une étrange épistémologie, laquelle refuse de considérer tout autre point de vue que celui des victimes. Il serait certes déraisonnable de ne pas considérer celles-ci comme fondées à décrire l’oppression à partir de leur propre subjectivité. Nous savons bien que de l’ouverture de l’espace discursif à d’autres publics peut surgir la conscience de nos présupposés. Nous savons également que nos intentions, aussi égalitaires soient-elles, ne sont pas immunisées contre les aveuglements liés à notre position sociale. Mais ces aveuglements, les « racisés » y échappent-ils nécessairement ?

La notion d’appropriation culturelle, définie comme tout emprunt culturel s’inscrivant dans un contexte de domination auquel on s’aveugle, est souvent mobilisée pour considérer que l’appropriation est nécessairement expropriation. Cette idée sous-entend que les cultures disposent de propriétaires légitimes, ce que ne désavoueraient pas les partisans du repli sur soi. Car, il faut y insister, toute appropriation devient suspecte dès l’instant où l’on imagine « un propre réputé secret, inaccessible, sage et savant, donné d’un bloc aux agents de l’expérience pure »   . Cette « logique » conduit à exclure « les non-identiques, fussent-ils “allié.e.s”, en fonction de la couleur de peau, la religion, le sexe à la naissance, etc. »   . Raisonner ainsi, c’est réifier la culture, c’est-à-dire la transformer en donnée quasiment biologique, dès lors incommensurable ou, pour reprendre un mot de Lévi-Strauss, imperméable à toute autre. Nous sommes là très éloignés de l’idée, illustrée par certains travaux postcoloniaux, d’une hybridation.

Si nous devions trouver dans ce livre passionnant un léger point de désaccord, il se situerait dans l’interprétation du surgissement d’un nouveau vocabulaire qu’É. Roudinesco critique et dont nous nous accommodons (même si nous partageons l’essentiel de ses jugements sur la transformation de l’approche intersectionnelle en slogan : mais de ceci Martine Storti a dit l’essentiel dans son beau plaidoyer Pour un féminisme universel). Si nous ne nous élevons pas contre l’emploi de certains termes, c’est parce qu’il nous semble nécessaire d’insister sur le fait que les discriminations à fondement racial exercent également leurs effets sur celles et ceux qui en tirent des bénéfices. Dès lors, la « blanchité », plus qu’une allusion à la couleur, désigne la façon dont certaines entités sont construites et placées en position de privilège. Dans cette perspective, le concept de privilège blanc n’est pas sans pertinence, si l’on admet qu’il « sert à nommer le groupe non discriminé à côté de ceux qui le sont. Ceux qui sont “avantagés”, ceux qui connaissent le goût de la chance : cette idée que des choses heureuses ou normales arrivent par hasard »   . Ce qu’écrit Cloé Korman est généralisable : l’introduction de certains termes, comme « racisé » ou « féminicide », ne font que rendre visibles des préjudices déjà existants. Et, « ne pas accepter certains mots peut aussi signifier ne pas vouloir entendre ceux qui les ont choisis. […] Et c’est précisément ce refus d’écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin »   .

Devons-nous redire que de cet ouvrage essentiel, nous n’avons pu donner qu’un vague aperçu ? Mais nous ne pouvons terminer cette recension sans souligner que la critique de l’identitarisme ne se cantonne pas à sa version décoloniale (et, surtout, au sein de celle-ci, indigéniste). Les « théoriciens » du « grand remplacement », notamment à travers l’exemple oublié de Jean Raspail, sont l’objet d’une critique dévastatrice et salutaire. É. Roudinesco défend un universalisme exigeant et sans concession. Nous partageons cette salutaire exigence. Comme elle, et avec P. Ricœur, nous voudrions que « soi-même » se pense comme un autre et non comme un roi.

 

* Illustration : CC Flickr / Gustave Deghilage