Revenant sur « trois cents ans de défi et de défiance » entre les élites françaises et le peuple, Éric Anceau brosse le portrait de ceux qui nous dirigent des Lumières jusqu’au confinement de 2020.

Critiquées depuis leur apparition, les élites françaises sont rendues responsables, aujourd’hui plus que jamais, des crises et maux de notre société : crise économique, panne de l’ascenseur social, ou encore mauvaise gestion de la pandémie, le thème est devenu un leitmotiv médiatique. Dans son ouvrage, Éric Anceau, spécialiste d’histoire politique, choisit d’interroger, sur les trois derniers siècles, l’histoire de nos dirigeants et de leurs rapports au peuple. S’appuyant sur une bibliographie essentiellement constituée de références d’histoire politique et sociale, l’auteur propose une synthèse générale, destinée à un grand public, suivant un plan chronologique et requestionnée par l’actualité : le recrutement et la reproduction des élites mais aussi la manière dont les crises permettent un renouvellement de la figure élitaire pour finalement conclure à une inexorable « faillite de nos élites », selon l’expression de Marc Bloch, à qui le livre est dédié.

 

Formation et reproduction des élites : l’échec du système méritocratique à la française

Le constat est d’abord celui de la présence continue d’élite(s), à la fois plurielles et unies au sommet du pouvoir : chaque régime s’est appuyé sur un ou plusieurs groupes élitaires pour gouverner. Dès les Lumières, la question du recrutement des élites est au cœur des débats politiques. Vivant dans une société d’ordres, hiérarchisée et cloisonnée, les philosophes, « élite éclairée », remettent en cause les privilèges et en appellent à une modernisation du champ politique et social. Les lieux de sociabilité d’alors sont autant d’espaces de débats et de remise en cause des privilèges d’une élite de naissance. Pour la première fois, en 1789, on assiste à un « changement de domination élitaire ». Après la victoire des révolutionnaires vient le temps d’une bourgeoisie triomphante, qui domine toutes les sphères du champ social durant le XIXe siècle, favorisée par le suffrage censitaire. Même le retour de la Monarchie entre 1815 et 1848 ne remet pas en cause le « système notabiliaire » et l’écart entre la société et l’élite restreinte, désormais fusionnée entre les anciens et les nouveaux notables, paraît de plus en plus net. La fin de l’Ancien Régime a conduit ainsi à l’effacement relatif de la noblesse au profit de la grande bourgeoisie, mais le recrutement reste cloisonné au sein des dominants économiques et sociaux et l’ouverture, souhaitée par beaucoup de révolutionnaires, reste très limitée dans les faits.

La Troisième République promet, dès son instauration, de remédier à ce que d’aucuns dénoncent comme un « échec du système de promotion à la française », rendu responsable de la défaite. L’enseignement supérieur, la justice, l’armée sont réformés et la notion de méritocratie devient centrale dans les nouvelles orientations : pourtant, force est de constater qu’au début du XXe siècle, les « nouvelles couches » prônées par Gambetta sont peu nombreuses et l’héritage fonctionne encore davantage que la promotion sociale. La bourgeoisie domine le Parlement et les ministères, les réseaux familiaux issus du siècle précédent se maintiennent localement. Ces logiques restent à l’œuvre tout au long du XXe siècle et rares sont les responsables politiques non issus du sérail. Enfin, ces dernières décennies voient l’émergence puis l’affirmation d’élites internationalisées : le rôle prépondérant des élites économiques mondialisées entraîne une « reconfiguration élitaire » autour des experts ultra-dominants dans le paysage politico-médiatique actuel, formés dans les grandes écoles et maîtrisant les nouveaux codes de communication et de management inspirés du modèle anglo-saxon.

Par une étude des institutions et des idéologies des dirigeants, mais aussi de leur milieu d’origine, l’auteur montre que les antagonismes élitaires et les divisions politiques ne conduisent pas, lors des alternances, à un renouveau en termes de profils sociaux. Les nouvelles élites successivement promues, diffèrent peu des anciennes : les catégories populaires et les femmes restent en marge. Il existe ainsi, depuis au moins les débuts de la IIIe République, un fossé entre les profils des mandataires et les discours qui en appellent sans discontinuer à une nécessaire réforme de l’État. Mais jamais la formation n’a fonctionné comme système de promotion sociale malgré le renforcement du système scolaire et création de grandes écoles. Ainsi l’ENA, dont l’objectif gaulliste était la création d’une « élite intellectuelle et morale », contre les « politichiens » est devenue le symbole à elle-seule des critiques de dirigeants déconnectés de la réalité du peuple, des « énarques » tout puissants, qui ont fini par oublier l’intérêt national au profit d’intérêts de groupe.

 

Une alternance de crises et de renouveau

Malgré une impression de continuité dans le recrutement élitaire, Éric Anceau montre en fait des moments de forts renouvellements, qui succèdent toujours à des périodes de choc. Les différentes crises que connaît le pays depuis le XVIIIe siècle jouent en effet comme des moments de remises en cause plus ou moins profondes des dirigeants et de leurs capacités à répondre aux difficultés : les guerres, les révolutions ou révoltes populaires, les crises économiques, donnent lieu à un rejet massif de l’élite en place, jugée incapable. Les périodes qui suivent immédiatement ces crises sont alors vues comme des moments de répit : fête de la Fédération, Union Sacrée, Front Populaire, apogée de la Ve République… mais de courte durée, car les « sauveurs de crise » (Napoléon, Poincaré ou De Gaulle) sont à leur tour critiqués dès le retour à la normale effectif.

Plusieurs périodes de renouvellements importants sont ainsi mis en exergue. Dès le début du XIXe siècle, Napoléon Ier s’appuie par exemple sur les « masses de Granit », et favorise l’émergence d’une nouvelle élite administrative. Une étape supplémentaire est permise par l’instauration du suffrage universel en 1848 qui, pour la première fois, « transforme profondément les rapports entre les élites, le pouvoir et le peuple ». Mais ces nouvelles figures peinent à se maintenir et, en quelques mois, les notables traditionnels retrouvent peu à peu leurs positions et leur domination. Et même la défaite de 1870 puis, le changement de régime conduisent à une épuration très limitée.  Au cours du siècle suivant, les guerres mondiales marquent le fonctionnement des institutions françaises et interrogent quant aux incapacités des dirigeants à faire face aux conflits. Finalement, les sorties de guerre suivent le même schéma. Si les hommes nouveaux sont très nombreux dans les années 1920 comme à la Libération, ils s’installent dans les rouages d’un pouvoir qui les amènent à se maintenir. Comme durant la période révolutionnaire, la crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale donnent naissance à des groupes élitaires antagonistes : idéal démocratique contre idéal de compétence dans les années 1920 puis fracture irréconciliable entre les élites vichystes, très « composites » et les élites résistantes sur lesquelles se fondent la renaissance de la République en 1944. La Libération semble en effet – et enfin ! - une « occasion exceptionnelle […] de repenser le système de gouvernement et les élites ». Mais là encore, les espoirs sont rapidement déçus : malgré la réforme des institutions et l’arrivée de beaucoup d’hommes nouveaux, le système favorise en fait davantage les technocrates et les élites politiques « à l’ancienne », impression qui se poursuit malgré la refonte institutionnelle voulue par De Gaulle. La modernisation du pays, la construction européenne puis la mondialisation, et les crises liées (chocs pétroliers, mai 68, crise de 2007, pandémie de la Covid 19), ne transforment pas en profondeur les logiques élitaires à l’œuvre : au contraire, l’éloignement semble de plus en plus net.

 

Une défiance toujours plus forte

Partant du constat que l’« élitisme est devenu un gros mot », l’ouvrage questionne la relation entre le peuple et ses élites, dont la critique fait régulièrement les gros titres. Ce contexte de crise – économique, sociale, puis sanitaire, mais aussi de la représentation politique - latent depuis un demi-siècle rend la méfiance plus que jamais d’actualité. Éric Anceau montre en fait, que bien avant Mai 68 et les Gilets Jaunes, la thématique de « jouer le peuple contre les élites » remonte à la campagne présidentielle de Louis Napoléon Bonaparte. Puis, du boulangisme au populisme de notre époque, en passant par le poujadisme (« sortez les sortants ») et par le « un pour tous, tous pourris ! » cher à Coluche, l’idée d’une « trahison des élites » reste très prégnante au sein de l’opinion publique.  L’échec de la méritocratie, la constitution d’une partie de la bourgeoisie en oligarchie et la professionnalisation du personnel politique renforcent la défiance et l’écart, réel ou supposé entre ceux de la « France d’en bas », « les sans-dents », venus de l’ « ancien monde » d’une part et les énarques technocrates qui dirigent d’autre part. La classe moyenne émergente « qui croit en l’ascension par le mérite et le savoir », ne peut accéder aux postes et fonctions de pouvoir : le fossé se creuse entre « pays légal » et « pays réel ».

Les scandales et affaires, de Panama à Benalla, analysés dans le livre, semblent n’épargner aucun régime, renforçant l’impression d’un « tous pourris » généralisé. Ces affaires ont d’autant plus d’écho dans l’opinion publique que les médias s’en emparent. Les élites sont tour à tour jugées incompétentes, centrées sur leurs intérêts propres, coupables d’immobilisme voire d’« aveuglement quasi complet et collectif ». A ce titre, l’arrivée de la gauche en 1981 semble marquer une énième désillusion, en témoigne la dénonciation de « la fracture sociale » dont Jacques Chirac se fait le porte-parole. Si ses successeurs promettent tour à tour : « tout devient possible », « le changement » ou la « Révolution en marche », aucun ne parvient à réconcilier peuple et élites. Au contraire, ces quinze dernières années, « le peuple a plus que jamais le sentiment que les élites constituent un entre-soi où tout est permis, où droite et gauche de gouvernement sont de connivence, qu’elles sont déconnectées de la réalité qu’elles ne pensent qu’à leurs intérêts propres ».

La montée des populismes, non propre à l’hexagone, trouve ainsi ses racines dans trois siècles de questionnements du rôle, de la place et de la fonction des dirigeants. Le « non » au Référendum de 2005, auquel suivent la crise des banlieues et la reculade du CPE, apparaît alors pour l’auteur comme une illustration de la « rébellion du peuple contre les élites ». Mais il aboutit finalement au camouflet de Lisbonne, devenu un symbole du mépris démocratique et traduisant « le décalage entre le peuple et ses élites ». L’opinion publique ne croit plus en ses dirigeants et en la sincérité de leur engagement. Bien au contraire, les enrichissements personnels, les fraudes et malversations, le « pantouflage » (qui existe depuis les débuts de la IIIe République) ne sont aujourd’hui plus tolérés par des populations qui ont le sentiment de payer seules les conséquences des crises face à des élites « déconnectées » des « vrais problèmes des Français ». La fracture entre « ceux de partout » et « ceux de quelque part » semble n’avoir jamais été aussi forte.

 

L’ambitieux travail d’Éric Anceau constitue une intéressante synthèse à la fois du fonctionnement de nos institutions depuis trois siècles mais aussi du système de recrutement de ceux qui nous dirigent. Finalement, entre les philosophes des Lumières et les Gilets Jaunes, la critique des élites a changé de forme, de support mais peu de fond : les pamphlets du XVIIIème siècle, ont laissé place aux caricatures de presse puis aux Guignols de l’Info et aux pièges des réseaux sociaux. Mais l’entre-soi, la décrédibilisation des dirigeants par les affaires, leur incapacité à répondre aux crises économiques, militaires, sociales, et aujourd’hui sanitaire, et finalement le sentiment de mépris et d’humiliation conduisent à un groupe élitaire affaibli qui ne parvient pas à se renouveler.