A rebours de l’image austère du compositeur, Gilles Cantagrel propose une lecture à la fois historique et plurielle qui met en avant la diversité de sa vie et de son œuvre.
« Fugue : on ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est fort difficile et très ennuyeux ». Tel est le regard du bourgeois flaubertien sur la musique de Bach. Dans un ouvrage nouvellement paru, Sur les traces de Jean-Sébastien Bach, Gilles Cantagrel entre en lice contre ce préjugé coriace, en vertu duquel la vie, l'œuvre et même l’époque du cantor de Leipzig témoigneraient d’une même austérité uniforme. La perspective du présent livre est plus historique que celle de publications antérieures, davantage centrées sur l'œuvre et l’esthétique du compositeur. Il s’agit cette fois de se concentrer sur le personnage lui-même, et pour cela de se pencher sur les conditions socio-historiques de sa production, comme de sa réception. Le livre s’articule en trois sections, ordonnées de façon chronologique : « Au temps de Bach », « Après Bach » et « Bach aujourd’hui ».
Vie et destin posthume du compositeur
La première partie se concentre sur la biographie du compositeur. Les lieux qu’il a connus sont évoqués avec précision : Eisenach, Ohrdruf, Lüneburg, villes d’apprentissage ; Arnstadt, Mühlhausen, Weimar, Köthen : où le jeune Bach tient ses premiers postes d’organiste de cour ; Leipzig, dont l’église saint Thomas reçoit ses services de cantor pendant vingt-sept ans. Les conditions de vie dans cette dernière ville sont évoquées avec pittoresque, ainsi que le cadre dans lequel se joue la vie musicale de l’époque. Vient ensuite un chapitre sur les multiples querelles, brigues et déboires administratifs qui jalonnent la vie du compositeur. Une section met en relief les moments de ralentissement dans la composition, nuançant la vision d’un Bach produisant cantates et fugues à un rythme industriel ininterrompu. Enfin, un court chapitre sur sa myopie permet de mieux comprendre les conditions de sa vie quotidienne.
La deuxième partie, « Après Bach », se présente comme une histoire de la réception de l'œuvre. Gilles Cantagrel s’attaque à un préjugé tenace, selon lequel Bach aurait été méconnu de ses contemporains et oublié de ses successeurs, avant de faire l’objet d’une redécouverte tardive dans la seconde moitié du XIXe. Cette erreur s’enracine dans le fait que, pour cause financière ou en raison de leur destination religieuse, la plupart des œuvres de Bach n’est pas éditée de son vivant, hormis quelques pièces instrumentales réputées difficiles (Variations Goldberg, Offrande musicale, Variations canoniques…) : elles ne sont donc pas diffusées auprès du grand public, mais demeurent en grande estime parmi les connaisseurs. De son vivant, s’il n’a pas la notoriété d’un Haendel ou d’un Telemann, Bach reçoit néanmoins la reconnaissance officielle du roi de Saxe, qui lui permet de faire taire ses détracteurs à Leipzig. Après sa mort, les éloges se poursuivent, depuis l’Europe entière. En Allemagne, ses œuvres sont jouées sans interruption. En 1791, la Sing-Akademie de Berlin, qui voit le jour, place sa musique au cœur de son programme. Mozart découvre le Clavier bien tempéré à Vienne en 1782, ce qui marque le reste de son œuvre (de la Messe en ut à la Flûte enchantée, la fugue demeure une référence sous-jacente). Le jeune Beethoven s’en pénètre également. Chopin s’y exerce avec passion, en particulier comme préparation à ses propres concerts. Mendelssohn, à qui on attribue une redécouverte générale de Bach, redécouvre en fait seulement la Passion selon saint Matthieu : il la retouche, puis la dirige lors d’un concert solennel à Berlin, le 11 mars 1829. Une salle de concert est construite à Leipzig à la suite de cet événement. En France, Bach apparaît pour la première fois dans les salles de concert lors de la Restauration. La publication intégrale de son œuvre par le Bach-Gesellschaft, dans les années 1850, accélère sa diffusion auprès du grand public. Une école d’orgue française se développe ensuite, sous l’impulsion de Gounod, Saint-Saëns, Franck, Duparc…
La dernière partie, « Aujourd’hui », consiste en quatre études thématiques. La première a pour objet le rapport de Bach à la religion : il y est montré qu’une piété exemplaire et une prise de parti pour l’orthodoxie contre le piétisme n’empêchent pas Bach de connaître des périodes de doute; son lyrisme religieux tempère en outre ce que sa fidélité au luthéranisme semble avoir d’austère. La deuxième étude analyse ses qualités de pédagogue, souvent surmené mais obsédé par le souci de transmettre : « Ce que j’ai atteint moi-même, un autre y parviendra aussi », écrit-il. La troisième soulève la question de son rapport à l’opéra, considéré comme archétypique de l’esprit baroque ; elle y répond en soulignant la force expressive de ses opéras sacrés, les Passions, et l’existence de quelques cantates profanes. La dernière consiste enfin en une investigation des documents manuscrits, sources les plus directes, qui nous sont parvenus.
Une triple perspective sur Bach : sociologique, biographique et musicologique
Après ce bref résumé, nous voudrions évoquer trois axes au sujet desquels l’ouvrage apparaît particulièrement digne d’intérêt.
D’un point de vue sociologique, l’examen attentif des conditions de production d’une œuvre permet de comprendre concrètement comment elle a vu le jour. Gilles Cantagrel esquisse un tableau pittoresque de Leipzig, surnommée « le petit Paris ». La ville est en pleine croissance, elle possède une Université renommée, l’eau courante et l’éclairage public. La tolérance religieuse y est de mise, ce dont témoigne le fait que le culte catholique est autorisé ; dans la vie quotidienne, cela n’empêche pas, néanmoins, la multiplication des querelles de clocher et des altercations administratives, en particulier entre le cantor et l’Université. L’ambiance est à la fête : les occasions religieuses, politiques ou familiales ne manquent pas. Dans ce cadre, la musique joue un rôle de premier ordre. Sa pratique est institutionnalisée : les orchestres de cour, constitués de musiciens professionnels payés par le prince, sont les seules formations musicales permanentes. Par ailleurs, toute municipalité entretient au moins quatre musiciens; et dans les universités, des orchestres d’étudiants naissent spontanément. Ils organisent des « saisons musicales », que Bach dirige huit années durant. Cette pratique publique se double d’une pratique privée, familiale, dont témoigne la tradition des quodlibets.
D’un point de vue biographique, l’ouvrage de Gilles Cantagrel permet de comprendre un peu mieux la personnalité de J.-S. Bach. Travailleur infatigable, le cantor de Leipzig est avant tout un pédagogue exigeant, père de sept enfants et responsable de l’éducation morale de son chœur. La dimension pédagogique est inséparable de toute l'œuvre instrumentale, du Clavier à l’Art de la fugue en passant par les Variations Goldberg. Cette énergie inépuisable, Bach la tirerait de sa foi luthérienne, d’autant plus profonde que laissant parfois voix à des périodes de doute. Le compositeur écrit lui-même, avec une tendance mystique certaine, les livrets de ses Passions. Lui qui côtoie la mort de si près, par la perte de sa première épouse et celle de nombreux enfants en bas-âge, exprime dans ses cantates et passions une singulière attirance pour l’au-delà.
D’un point de vue plus proprement musicologique, l’ouvrage fait une relecture originale de l’histoire de la musique, à-travers la façon dont fut reçue l'œuvre de Bach. L’étude du renouveau qu’elle connaît en France, au début du XXe siècle, est particulièrement précise. En outre, il donne des clés de compréhension interne pour l’analyse des œuvres. La Clavier Übung, par exemple, regorge de symboles trinitaires : à grande échelle, l’œuvre est construite en trois parties ; à plus petite échelle, le prélude en mi bémol majeur, qui ouvre la troisième partie, est armé de trois bémols et compte trois refrains (représentant la diversité des personnes) encadrés par le même couplet, qui revient quatre fois (symbolisant l’unité de nature). Le Confiteor de la Messe en si, une des dernières œuvres chorales de Bach, comprend un passage d’une soudaine gravité, sur les paroles « j’attends la résurrection des morts » : modulation en mineur, ralentissement du tempo, chromatismes descendants…
Comment expliquer cette inquiétude eschatologique, chez l’homme de foi que Bach est supposé incarner ? Gilles Cantagrel s’en explique avec finesse : « Le vieil homme qui ne voit presque plus clair, qui se sait aux portes de la mort et qui sans son acte de foi confie qu’il attend sa propre résurrection, semble tout à coup en proie à un doute terrible. Comme s’il se demandait si tout ce sur quoi il a bâti son existence, sa foi, sa musique, sa pensée, sa vie d’homme, si tout cela devait vraiment le conduire vers un au-delà de félicité éternelle. La réponse ne se fait pas attendre, qui ne fait plus de doute, avec la conclusion qui vient rompre cet épisode par un éclat de certitude lumineuse : Et vitam venturi saeculi, “Et la vie des siècles à venir”. »