L’intégralité des Essais de critique et d’histoire d’Hippolyte Taine paraît aux éditions Classiques Garnier. Une invitation à (re)décrouvrir le travail immense du philosophe.
Le dessein de l’édition est parfois de réparer les injures du temps. Beaucoup d’écrivains en ont souffert ; certains dorment encore dans les limbes de la mémoire littéraire quand d’autres finissent par en sortir par un coup du sort aussi inespéré qu’éclatant. L’édifice de la littérature s’en trouve soudain agrandi, éclairé d’un angle encore inexploré.
La réédition des Essais de critique et d’histoire donne la mesure de cette ambition. Ces études réunies en deux volumes, qui furent publiées entre 1855 et 1890 se liront comme un traitement inédit d’une partie de l’histoire de la pensée philosophique et littéraire. Certes, cette édition de la « Bibliothèque du XIXe siècle » des éditions Classiques Garnier, riche d’un appareil critique abondant, obligera parfois le lecteur à des stases de longueurs variées, le temps d’assimiler les multiples notes, au risque de perdre le fil de sa lecture. Mais ce sera pour en sortir grandi, la tête fourmillant de ce XIXe siècle encore mal connu et pourtant foisonnant.
Lire Taine aujourd’hui
Hippolyte Taine. Qu’évoque encore ce nom pour le lecteur d’aujourd’hui ? Quasi introuvable en librairie, son œuvre n’évoque qu’une vague et surannée réminiscence philosophique, un arrière-plan théorique du naturalisme. Aussi bien cette œuvre, difficile à aborder, encombrante même, ne répond-elle pas à l’exigence de classification de la mémoire humaine. Au carrefour de trois disciplines – philosophie, science et littérature –, elle a trop longtemps été victime de lecteurs hâtifs désireux de la réduire à une page, à un bon mot, quitte à en escamoter l’acuité d’analyse et l’exigence. Taine, comme Michelet ou Sainte-Beuve, en souffre. Un extrait de La Sorcière suffira-t-il à rendre compte de l’auteur des dix-neuf volumes de l’Histoire de France ? Une page de Volupté saura-t-elle jamais éclipser les Causeries du lundi ? La pensée de Taine se résume-t-elle vraiment à cette formule en forme de calembour, dont Zola a fait l’épigraphe de Thérèse Raquin : « La vertu et le vice sont des produits, comme le sucre et le vitriol » (Histoire de la littérature anglaise) ?
Or, on ne peut lire Taine sans une connaissance même sommaire de son parcours ; c’est pourquoi on lira mieux ces Essais de critique et d’histoire après avoir pris connaissance de la magistrale introduction de Paolo Tortonese, Maxime Perret et Nathalie Richard, essai de contextualisation et d’éclairage de la vie d’un homme déterminé par les événements historiques autant que par ses lectures. Le lecteur découvrira d’abord le parcours brillant de l’étudiant en philosophie qui, après un échec à l’agrégation, peine à convaincre avec une thèse aux idées métaphysiques neuves, mêlant psychologie et sensualisme. « Chemin périlleux » selon l’introduction, dont l’ornière la plus malaisée à traverser sera l’ « intolérance » (le mot est de Taine) du monde universitaire, alors au diapason d’une forme de rigorisme intellectuel et religieux dicté par le jeune empire de Napoléon III. Marquant et formateur, l’événement n’est pas sans conséquence pour le jeune homme, mais deux rencontres lui ouvriront les portes de la presse : Guizot, célèbre historien ; et Louis Hachette, dont le nom fait autorité dans l’édition aujourd’hui encore. C’est dans sa Revue de l’Instruction publique que paraît le premier article de Taine sur La Bruyère. L’ascension sera par la suite permanente, jusqu’à la prestigieuse Revue des Deux Mondes et au Journal des débats, qui recevra la majeure partie du travail critique de l’auteur.
Ainsi, lire Taine aujourd’hui, c’est revisiter les œuvres d’autrefois sous un angle différent, mi-psychologique, mi-philosophique, dans un langage simple et accessible, à hauteur d’homme. La littérature, prise au sens large de toute production écrite, qu’elle soit littéraire à proprement parler ou historique, est vivante, actualisable à chaque époque. Car en tant que produit de l’homme, elle s’adresse à lui, éternellement, en faisant tomber le mur du temps.
Mais lire Taine, c’est surtout découvrir une méthode de lecture et d’analyse des œuvres littéraires.
La méthode Taine
Le nouveau a de quoi rebuter. Dans son élan, il entraîne hors de l’ornière commune. « Un critique qui essaie de philosopher », voilà qui a de quoi surprendre et laisser pantois. Confronté à l’incompréhension de certains critiques, comme Sainte-Beuve et Guizot, Taine cherche à briser l’isolement intellectuel auquel sa réinterprétation des philosophes l’a mené. Il se résigne à accompagner la première édition des Essais de critique et d’histoire (1858) d’une préface qui place l’homme comme le détenteur d’une vérité. Il y affirme notamment que l’homme est l’expression d’une « force unique », trait d’union entre un ensemble de forces inférieures, avant de conclure que « l’homme n’est pas un assemblage de pièces contiguës, mais une machine de rouages ordonnés ; il est un système et non un amas ». Façonné par l’esprit analytique condillacien, dont il reprend la puissance logicienne, tout autant que par l’esprit dialectique de Hegel, Taine bâtit une méthode analytique où se lit « cet amour passionné de la démonstration pure qui fait le philosophe, ce scrupule inquiet sur le sens des mots, ces habitudes algébriques […], ce besoin éternel de vérifications nouvelles » (Les Philosophes classiques). Taine n’a jamais pensé qu’en philosophe, c’est-à-dire en scientifique – le scientifique comprend, quand l’artiste crée et émerveille –, dans une conception antique du terme et de la discipline. Pour lui, la philosophie, comme la science, est un outil de la connaissance de l’homme, quitte à faire plier les auteurs analysés à sa doctrine.
Cet effet qu’est l’homme est à chercher dans trois causes primordiales : la race (comprendre : le groupe d’hommes), le moment et le milieu. Un homme, un artiste qui plus est, ne se lit, ne s’envisage qu’à travers ces trois prismes, auxquels il faut ajouter une faculté exacerbée de sensation, sorte de monomanie (le développement de l’introduction est très fouillé) qui fait de l’artiste un halluciné, un voyant. Taine trouvera dans la littérature classique et contemporaine un vaste champ d’investigation.
Ainsi, Flaubert, pour qui les scènes inventées se transmuent en réalité même (on connaît le célèbre « Madame Bovary, c’est moi »), est qualifié de monomaniaque. Si Stendhal est capable d’une si grande « profondeur d’analyse du cœur humain », c’est grâce à l’ « homme supérieur », ailleurs « âme profonde », que fut Henri Beyle, présupposé que Taine forge eu égard au milieu dans lequel l’auteur du Rouge et Noir a évolué, pétri d’un idéalisme dixhuitiémiste. Cette faculté maîtresse fait de Stendhal un « observateur » au style élégant et à l’ironie fine, qu’il oppose à La Bruyère, simple moraliste. « Chaque talent est donc comme un œil qui ne serait sensible qu’à une couleur » car « chaque écrivain, volontairement ou non, choisit dans la nature et la vie humaine un trait qu’il représente ». Dans le cas de Stendhal, ce sera « la vie de l’âme ». De là un Julien Sorel fouillé, aux multiples nuances, d’une extrême réalité, ce que Taine tient pour « la véritable beauté » d’une œuvre d’art. En somme, Julien est « supérieur » comme son créateur.
On pourra faire à ces Essais la même critique qui fut faite au jeune Taine par Vacherot, son directeur d’École normale : « Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter, car il est d’une parfaite sincérité. » Ce goût de la formule lapidaire lui fait, à titre d’exemple, tenir La Bruyère pour un précurseur de l’esprit du XIXe siècle, lorsqu’il ne lui trouve pas des accents balzaciens ! Mais envisagé comme un document humain, Le Rouge et le Noir, à travers la figure de Julien Sorel, étudie l’homme. C’est sans doute cette faculté d’élargissement du particulier au général que les détracteurs de Taine ont mal accueilli.
Ces Essais se liront également comme un éloge fragmenté de la lecture, tout autant que de la littérature, par lequel Taine aura réussi, malgré lui, à démontrer que la littérature, comme l’histoire, n’est pas un cimetière.