En nous initiant à la vie sociale d’une petite tribu de Papouasie, cet opuscule offre un éclairage des plus suggestifs sur une question majeure du monde contemporain.

Le CNRS nous gratifie avec ce petit livre d’une très opportune réédition. Le texte de cette conférence prononcée en 2008 par l’anthropologue Maurice Godelier devant le Royal Anthropological Institute (Londres) est, en effet, propre à éveiller un écho dans notre actualité la plus brûlante. Ce qu’y propose l’auteur, c’est une importante leçon de l’anthropologie sur les questions identitaires qui nous agitent tant aujourd’hui.

Godelier, dont les travaux font autorité dans sa discipline, a, rappelons-le, commencé sa carrière sous le double signe du marxisme, qu’il contribua à introduire en anthropologie économique, et du structuralisme de Lévi-Strauss, dont il fut un temps l’assistant. Toutefois, ses séjours durables et répétés auprès des Baruya, petite société de Papouasie Nouvelle-Guinée, ont eu raison, avec le temps, de ces premiers engagements théoriques. Et c’est à une tout autre conception de ce qui est « au fondement des sociétés humaines » qu’ont abouti ses travaux de la maturité.

Il ne s’agit rien de moins, d’abord, que de répondre à cette question essentielle de toute sociologie : comment une société tient-elle ensemble ? Qu’est-ce qui fait son unité de telle sorte qu’elle puisse être identifiée comme celle-ci et non pas une autre ? A quoi tient que l’on puisse attribuer sans ambiguïté tel trait culturel comme lui appartenant ou encore reconnaître sans doute possible que tel individu en est membre ? Quelle est, enfin, la source de la cohérence de l’ensemble de ses éléments composants ? Godelier commence par écarter deux réponses traditionnelles à ces questions : « Chez les Baruya les rapports de parenté et les activités économiques ne peuvent pas créer [des] liens d’interdépendance de chacun vis-à-vis de tous et donc assembler ces groupes humains en une société »   . Il leur oppose une conception qui mêle trois registres : la politique, la religion et l’imaginaire.

 

Ce qui fait tenir ensemble une société

Où donc Godelier pense-t-il trouver alors le principe d’unité sociale des Baruya ? Ce sont les rites d’initiation, soutient-il, qui en fournissent la clef. Ils lient symboliquement les différentes classes d’âge masculines entre elles et, en en excluant les femmes, pour lesquelles ils restent secrets, ils assurent la domination des hommes sur elles. Ce qui fait de ces rites un ciment social ne réside pas, bien entendu, dans les formules et les gestes, considérés extérieurement, en quoi ils consistent, mais dans les significations qu’ils mettent en scène. C’est, par conséquent, les mythes auxquels les Baruya croient, et dont ils réactivent ainsi régulièrement le sens et la valeur, qui les constituent comme société. « Une fois de plus, écrit Godelier, on constate que ce sont des rapports politico-religieux qui ont intégré des groupes humains d’origines diverses en un Tout qui a fait société. »   Religieux, puisqu’il est question de récits mythiques ou légendaires figurant les ancêtres fondateurs de la société. Politique, car ces récits légitiment des relations de pouvoir qui structurent l’autorité des hommes plus âgés sur les plus jeunes et la domination des hommes en général sur les femmes. Politique encore, car ce pouvoir se définit nécessairement par les limites dans lesquelles s’exerce effectivement son autorité : « Là encore, le critère qui fait société, c’est celui de la souveraineté sur un territoire. »  

Reste à préciser, pour compléter le schème théorique, la source ou la nature de cet ordre de fait auxquels appartiennent les mythes. Elle est imaginaire, soutient Godelier indéfectiblement, retrouvant ainsi le cœur de la philosophie sociale de Cornelius Castoriadis   Ainsi souligne-t-il « le rôle immense de l’imaginaire dans la construction des réalités sociales et des subjectivités qui les vivent et les reproduisent. »   Et encore : « Je dirais que c’est parce que cet ordre social se fonde sur des faits imaginaires que racontent les mythes et mettent en scène des rites qui mobilisent toute la société que se créent entre les Baruya des relations ainsi qu’un sentiment de dépendance générale des uns vis- à-vis des autres. »   . La thèse appelle, bien entendu, des développements et une argumentation, que Godelier livre dans ses principaux ouvrages et qui est ici rappelée à grands traits pour le non spécialiste   .

Outre les contours de cette théorie anthropologique d’ensemble, Godelier propose quelques très utiles clarifications conceptuelles qui introduisent aux questions d’actualité, qui sont les nôtres aussi bien que celles de l’Océanie où vivent les Baruya ou encore les Tikopia étudiés par l’anthropologue Raymond Firth. En premier lieu, une société ne se définit pas par sa seule culture, puisque plusieurs sociétés sont susceptibles de partager la même. Ainsi en va-t-il précisément de la tribu des Baruya qui, tout en ayant conscience d’appartenir, par l’origine et un ensemble de traits partagés, à un même ensemble ethnique, fait pourtant régulièrement la guerre à ses voisins. C’est l’autonomie politique – le fait de pouvoir décider pour soi-même – qui est, ici, le critère d’existence d’une société. En deuxième lieu, société et communauté ne coïncident pas plus, comme l’atteste la présence d’une pluralité de communautés au sein de nombreuses sociétés contemporaines. Ces communautés « mènent au sein de leur société d’accueil une existence sociale qui leur est particulière »   , mais, en revanche, elles y coexistent sans posséder une quelconque autonomie politique. De ce fait, l’articulation entre ces deux réalités pose des problèmes complexes et Godelier juge à ce propos que ni le modèle communautariste britannique, ni le modèle intégrationniste français n’y ont apporté une solution satisfaisante.

 

D’irréductibles tensions entre tradition et modernité

Ce point introduit au dernier thème abordé dans la conférence, celui des « identités en conflit ». Les données factuelles, que Godelier rapporte du terrain à ce sujet, sont particulièrement suggestives. Le destin des Baruya a, depuis le premier séjour que l’anthropologue fît chez eux, en 1966, basculé à plusieurs reprises en raison de leur englobement dans plusieurs Etats successivement. Société d’origine relativement récente – deux à trois siècles –, elle a dû se confronter à la modernité des sociétés dans lesquelles elle s’est trouvée incluse. Ce que Godelier décrit à ce propos ne correspond guère au métissage harmonieux ou à l’hybridation culturelle heureuse dont nous parlent d’autres anthropologues ou historiens. Les Baruya investissent certes les opportunités économiques que leur offre la société moderne, qui seules leur ouvrent un avenir, mais ils ne s’y intègrent pas pour autant entièrement. Acculturés pour partie à la modernité, tentés même parfois par un rejet méprisant de leur origine culturelle, ils renouent pourtant régulièrement avec certaines de leurs traditions les plus caractéristiques, en particulier avec leurs rites d’initiation. Ainsi constate Godelier, de manière caractéristique : « Les Baruya sont [tous devenus] chrétiens, certes, et des citoyens, mais en même temps toujours en guerre avec leurs ennemis traditionnels… »   .

Telle est donc la leçon que Godelier pense pouvoir tirer, de manière convaincante, du point de vue de la discipline anthropologique. Les sociétés premières et les sociétés traditionnelles ne sont pas destinées à se dissoudre progressivement pour se fondre entièrement dans la société moderne de type occidental, car aucune société ne peut tenir ensemble sur la base des seules relations sociales nouées à l’occasion des activités économiques. Ce qui se laisse observer, c’est bien plutôt un « double mouvement d’intégration des économies et de réaffirmation des identités nationales. »   . Plus précisément, et paradoxalement en apparence, « à mesure que leurs économies s’y intègrent, on assiste de la part de ces sociétés à des revendications de souveraineté plus grande sur leur propre développement politique et économique, que ce soit sous la forme de la réinvention des traditions ou sous la forme du refus de respecter les Droits de l’homme définis par l’Occident »   . Nous voici probablement au cœur du problème et, pour cette raison, Godelier peut légitimement conclure que « l’anthropologie a un bel avenir devant soi »   .

A ce petit texte, très stimulant, dont on recommandera vivement la lecture, on adressera toutefois un reproche. On regrettera, en effet que, au moment de donner sa définition de l’identité, Godelier s’en tienne à l’identité individuelle, qu’il nomme le « Moi social », ce qui le conduit à concéder au discours dominant sur le sujet l’existence, pour l’individu, d’une multiplicité d’identités au plan du « Moi intime »   . Pourtant, celle-ci ne saurait logiquement être plurielle, car, comme le fait valoir le philosophe Vincent Descombes, lorsqu’un individu fait face à plusieurs identités possibles, cela crée, pour lui, un embarras qui prélude, s’il n’effectue pas un choix, à une « crise d’identité » précisément   . Surtout, Godelier ne propose pas la définition en bonne et due forme de l’identité collective que le lecteur attendait ici logiquement.