Achille Mbembe veut faire prendre conscience de la violence contemporaine à l’œuvre dans le monde pour refonder une communauté des vivants sur d’autres bases que celles de la pensée occidentale.
Il convient de suivre avec une extrême attention les analyses que livre Achille Mbembe, lecteur attentif de Fanon et de Césaire, au gré de ses livres importants, dont le diagnostic sur notre époque ne peut pas ne pas amener à des pronostics. Dans Brutalisme, il fait l’état des lieux de ce qui est arrivé à l’Afrique et montre qu’une universalisation de ce qui y – ou lui – est arrivé est à l’œuvre, orchestré par le capitalisme . Cela l’amène à évoquer des transformations qui ont une soudaineté, une envergure et une violence telle qu’il appelle cette mutation à multiples facettes « brutalisme », ce qui donne son titre au livre, et son objet à l’image du monde qui en découle.
Le brutalisme
En quoi consiste ce « brutalisme » ? Irréductible au mouvement architectural éponyme et au concept de brutalisation (avec lequel il partage toutefois certains aspects), ce terme, « image-pensée » et « scène matricielle », désigne pour Mbembe le « procès par lequel le pouvoir en tant que force géomorphique désormais se constitue, s’exprime, se reconfigure, agit, et se reproduit par la fracturation et la fissuration. J’ai également à l’idée la dimension moléculaire et chimique de ces processus dont la toxicité des déchets auxquels sont exposés la nature et les corps ». Ce processus, dont les formes évoquent l’exploitation des ressources naturelles de l’Afrique par les multinationales occidentales, semble n’être au service de personne et désigne un pouvoir dont la caractéristique principale est sa force titanesque, qui s’exprime par une violence extraordinaire . Or cette force brutale serait au service d’un projet politique visant à recréer la vie – et par conséquence l’homme. C’est comme s’il s’agissait de reconfigurer l’homme au moyen de la technique, d’une technique telle qu’elle peut à présent extraire du vivant, destiné à l’épuisement, tout ce dont elle a besoin pour fabriquer un nouvel être conforme à celui qu’elle voudrait exploiter : « la transformation de l’humanité en matière et énergie est le projet ultime du brutalisme ».
Le brutalisme fonctionnerait sur le mode de la ponction et du prélèvement des corps, à commencer par ceux qui n’ont que leur corps comme ressource, et ses premières victimes seraient les personnes racisées. En effet, si le brutalisme ne « fonctionne pas sans une économie politique des corps », Mbembe le compare à un bûcher dont les corps « racisés et stigmatisés constituent à la fois son bois et son charbon, ses matières premières. » Mais comme le projet de Mbembe s’appuie sur l’exploitation de l’Afrique pour montrer la tendance universalisante du brutalisme, il semble clair que d’autres stigmates et d’autres catégorisations ont vocation à être utilisées pour nourrir d’autres personnes le bûcher du brutalisme. On pourrait croire que le brutalisme est un moment d’ivresse passagère, mais c’est plutôt une mutation durable dans la « manière d’administrer la force ».
Dès lors, ce projet s’accompagne et rend nécessaire de multiples transformations qui touchent à tous les domaines de l’existence, brouillant les distinctions habituelles et effaçant les frontières qui structurent la vision moderne du réel. Ainsi, par exemple, sur le plan politique, la réalisation de ce processus se traduirait par « une intensification de la répression » En la matière, Mbembe reprend à son compte l’idée formulée par Giorgio Agamben selon laquelle « l’état d’exception étant devenu la norme et l’état d’urgence permanent, il s’agit d’utiliser à fond le droit et de démanteler toute forme de résistance ». Pour Mbembe, avec le brutalisme, le meurtre « cesse d’être une exception. La transposition de l’état de guerre au sein d’un état civil aboutit à la normalisation des situations d’extrémité. L’État se met à commettre des crimes de droit commun envers des civils. (…) On reconnaît le brutalisme au rabattement, dans la sphère civile, des techniques propres au champ de bataille. À titre d’exemple, la police encercle la foule et fait usage de Flash-Ball contre des manifestants désarmés. » La répression des mouvements ouvriers par la troupe, au XIXe siècle, ou celle des révoltes paysannes telles que celle des Nu-pieds, au XVIIe siècle, constitueraient d’autres exemples éloquents.
Outre les situations identifiables auxquelles Internet et la télévision donnent de la visibilité, Mbembe décrit assez précisément l’arsenal à la disposition des forces de l’ordre et les interventions de policiers sans matricule, dans de nombreux pays, pour briser toute contestation estimée illégitime. Il pense encore observer que « la répugnance à tuer et l’interdit du meurtre font l’objet d’une érosion. Les instincts autrefois censurés sont libérés. Les conduites de guerre sont valorisées en tant que telles et migrent dans le champ civil. La déshumanisation devient une pratique courante (…). Le brutalisme fonctionne aussi sur la base d’une déréalisation aussi bien de ses faits que leurs effets. » En l’absence des arguments et des exemples qui pourraient étayer une telle affirmation, on ne peut cependant que suspendre notre assentiment à cette analyse.
A côté des nouvelles violences d’Etat, le pouvoir de décider qui peut se déplacer, et dans quelles conditions, serait au cœur des nouvelles luttes pour la souveraineté. Si la chute du Mur de Berlin et le développement des transports a accéléré la circulation des personnes, le droit des ressortissants étrangers à franchir les frontières peut de plus en plus souvent être suspendu ou révoqué, sous des prétextes toujours plus nombreux. Mbembé le constate surtout dans les régimes qualifiés de « sécuritaires » : les Etats occidentaux prospères accusés d’ouvrir la voie à des formes de stigmatisations raciales confortées par une nouvelle logique de rétention et d’emprisonnement – logique dans laquelle Mbembe voit aussi un, héritage du colonialisme. Si la remarque mériterait sans doute d’être généralisée à d’autres Etats non moins sécuritaires – la Chine, la Russie ou l’Arabie Saoudite par exemple – elle se justifie sans doute davantage à propos de démocraties occidentales du fait qu’elle y contraste avec la promotion active des droits de l’homme dans la parole publique. Ainsi Mbembe constate que « la mobilité est donc, aujourd’hui, davantage définie en termes géopolitiques, militaires et sécuritaires qu’en termes de droits humains ». D’après ces droits, on devrait pouvoir se déplacer facilement d’un point du globe à un autre ; mais en réalité, les politiques migratoires promeuvent un traitement discriminatoire des déplacements, souvent fondé sur des critères de « couleur de peau » ou de religion, par lequel on prétend que pour garantir la sécurité de certains territoires, certaines populations n’ont pas le droit de circuler.
Un nouvel antihumanisme ?
La critique des Etats dits « sécuritaires » se double d’une critique des démocraties libérales, dans lesquelles, d’après l’auteur, personne n’aurait le courage de s’opposer au libre déferlement des pulsions de chacun, alors même que la capacité à renoncer à la satisfaction immédiate des pulsions conditionne la culture, la coexistence sereine des individus, et devrait être l’objet de l’éducation. Dit autrement, dans ces sociétés jugées décadentes où toutes les pulsions peuvent se manifester, les hommes se verraient décharger du fardeau d’un inconscient refoulé, dans la mesure où la censure n’est plus formée pour faire de l’inconscient le carcan retenant les pulsions non conciliables avec la vie en communauté . Ces démocraties seraient encore menacées par le déclin de l’universalisme abstrait, suspecté par certains penseurs postcoloniaux ou décoloniaux d’avoir rendu possible le racisme et le colonialisme. De surcroît, dans sa démesure, la démocratie libérale resterait obstinément sourde à la cause écologique et à l’idée que d’autres espèces que la nôtre sont à prendre en considération. Aussi Mbembe sonne-t-il le glas de ce régime : « l’humanisme classique au fondement de la démocratie libérale et du républicanisme est trop compromis pour susciter des adhésions durables et inconditionnelles. Il faut l’amender et revenir à une conception intégrale du monde, voire de la terre ».
Dans ces démocraties en particulier, le « brutalisme » se trouverait donc à l’ajointement de la politique et du pulsionnel. Le pouvoir ne s’appuie pas seulement sur la coercition des corps, il fonctionne aussi en relation avec l’économie du désir. Ainsi la sphère publique est devenue le lieu où le sujet s’efforce de faire son autoportrait, c’est-à-dire de donner à voir son image, qui est avant tout celle de son corps. D’une certaine façon, gouverner se réduit à collaborer avec le capital pour produire des formes du désir et de sa satisfaction, et projeter son image sur les choses extérieures. Et la technique, par l’intermédiaire des technologies numériques, a déjà démocratisé la capacité de rêver. La technique est massivement investie comme « le contenant principal des grands récits d’émancipation qui étaient, il n’y a pas si longtemps, investis dans toutes sortes d’utopies révolutionnaires ». Si les hommes rejettent la démocratie libérale compromise par ses exactions passées, ils imaginent un avenir entièrement façonné par la technique : une technique qui puisse satisfaire leur aspiration et leur désir profonds, et non plus une politique libératrice d’une oppression sociopolitique. Ici les analyses de Mbembe ne sont pas sans évoquer certaines analyses de l’École de Francfort sur la technoscience, ou plus loin celles de Martin Heidegger.
De la même façon, le brutalisme « repose sur la profonde conviction selon laquelle il n’existe plus de distinction entre le vivant et les machines ». La matière et la machine sont identifiables l’une à l’autre, il n’y a plus entre elles de différence de nature, mais seulement de degré. Autrement dit, de nos jours, l’ordinateur est le modèle du vivant et le vivant celui de l’ordinateur. Ainsi « les mondes de la matière, de la machine et de la vie ne font plus qu’un », dans un nouveau système plus réticulaire et automatisé.
Technique et animisme
De même s’estompe la différence entre l’homme et les objets artificiels . Mbembe diagnostique un retour de l’animisme, même s’il donne à ce terme un sens autre que celui que lui donnent habituellement les ethnologues. Il s’agit d’un « animisme nouveau qui s’exprime non sur le modèle du culte des ancêtres, mais du culte de soi et de nos multiples doubles que sont les objets. Plus que jamais, ces derniers constituent le signe par excellence des états inconscients de notre vie psychique ». Est animiste ici la croyance qu’il y a des « agents » non-humains, ici dans des robots par exemple, avec lesquels vivent les hommes. C’est en effet, aux yeux de l’auteur, par l’intermédiaire d’objets que l’homme contemporain vit ses expériences les plus intenses et qu’il exprime ce qu’il a de plus propre. Les objets tendent à devenir de plus en proche de ce qu’est l’homme, et l’homme de plus en proche de l’objet technique. « Il y a un devenir-objet de l’humanité qui est le pendant du devenir-humain des objets. Nous sommes le minerai que nos objets sont chargés d’extraire. Ces derniers agissent avec nous, nous font agir et, surtout, nous animent. »
Ces analyses en rejoignent d’autres énoncées par Simondon ou Günther Anders et peuvent évoquer les pensées transhumanistes : l’homme veut tendre vers la perfection de l’artifice technique et se délester du poids de son humanité vivante, en souhaitant avoir plus de capacité, être non plus humain mais transhumain, et, dans le même geste, il dote ses produits techniques de capacités qui les rapprochent toujours davantage de ce dont il est lui-même capable . Comme le dit l’auteur : « la fable cartésienne de l’homme hydraulique fait d’os, de nerfs, d’artères, de tendons, de veines semblables aux tuyaux des machines ne s’est peut-être pas encore matérialisée. Mais l’on n’est pas loin de doter la machine elle-même sinon d’une conscience, du moins d’un système nerveux. À l’homme muscle se sera superposé l’homme cerveau, l’homme-dans-la-machine, la machine-dans-l’homme, gerbe volcanique au point de convergence entre la création organique et la création artificielle. » De cela le téléphone portable est une illustration convaincante, déjà examinée par Agamben dans Qu’est-ce qu’un dispositif : il n’est pas seulement un objet usuel, mais il change le rapport de l’homme à la parole, à l’écriture, à la communication, et même, il transforme la façon dont les gens imaginent qui ils sont et leur rapport à soi, aux autres et au monde en général. C’est aussi façon de se forger un style propre. Cet objet est devenu une extension de l’être qui le modifie.
Mbembe lie ce culte prométhéen de la technique à la pensée occidentale qui aurait pensé l’essence de l’homme comme maîtrise universelle et aurait fait de la coïncidence avec cette essence la fin de notre séjour sur terre. La tragédie de l’homme aura été la scission d’avec son essence, c’est-à-dire l’incapacité de fait de l’homme à maîtriser complètement le monde. Et, dans cette perspective, la technique aura été un moyen au service de cet accomplissement : « si l’humanité fabriquait des outils, ce n’était donc pas seulement pour améliorer ses conditions matérielles ou uniquement pour satisfaire ses besoins vitaux. (…) Du point de vie du séjour de l’humanité dans l’univers, la technologie avait une fonction éminemment eschatologique. En supprimant tous les obstacles qui s’interposaient entre elle et son essence, elle devait rendre l’humanité à elle-même ». Mbembe dénonce ici le mythe qui aurait été inhérent à la pensée occidentale : une volonté de maîtrise, qui trouve dans le capitalisme son plus efficace promoteur. Ce dernier vise une conception du monde dans lequel rien n’est inappropriable, et où l’homme se soumet la totalité du réel au moyen de procédés utilisant une rationalité instrumentale et calculante. Cet usage de la raison abolit la partition traditionnelle du réel entre l’humain et le non-humain, et reste sourd à la vulnérabilité de l’homme au motif de lui promettre l’accès à la puissance du non-humain dépourvu de faiblesse. De ce projet, « capitalisme et technoscience devaient être les démiurges. » Aussi Mbembe se livre-t-il à une critique du mythe du progrès et de l’idée des Lumières selon laquelle la raison devrait être l’élément moteur du genre humain, en exhibant, pour preuve, que la technicisation de la vie ne rend pas l’homme plus raisonnable, et qu’au fur et à mesure du recul de l’ignorance, est révélée « l’empire du préjugé, de la crédulité et de la sottise ».
Dans sa critique générale des conceptions de l’Occident, Mbembe en dénonce aussi la philosophie, dont la forme élémentaire serait l’identification, une « conception circulaire de l’identité ». Nous pouvons jouer plusieurs rôles en fonction des différents domaines de l’existence, mais ces rôles ne suffisent pas à définir qui nous sommes. « En réalité, nous demeurons à jamais indéfinissables aussi bien à nous-mêmes qu’aux autres. Et cette propriété qui consiste à ne jamais atteindre un niveau de totale transparence à nous-mêmes et aux autres, c’est peut-être cela, finalement, notre identité. Elle est commune à tous les humains. » Le propre de l’identité des hommes serait une singularité à laquelle la philosophie occidentale serait restée sourde, car cette dernière s’est toujours constituée en classant, en cherchant de l’identique et des différences pour organiser une représentation du réel qui devienne intelligible. A cette conception de l’identité, Mbembe oppose les conceptions de l’identité dans les pensées antiques africaines qui ne sont qu’éclatées et dispersées. L’important y est la façon dont on recompose le soi, toujours en relation avec d’autres entités vivantes, de telle sorte qu’il n’y a d’identité que dans le devenir. La personne humaine ne s’auto-engendrerait pas, et le sujet ne pourrait alors pas être le fondement et le principe de la pensée. Comme le note Mbembe dans une formule n’est pas sans évoquer maints détracteurs de la philosophie de la conscience à la recherche d’une façon autre de penser, « dans ces systèmes de pensée, ce que l’on nomme identité ne rimait guère avec l’enfermement sur soi, l’autarcie, le face-à-face avec soi-même, le refus de rencontre avec le monde ou la méfiance, ou encore un moi qui s’affirme tout seul et qui, ce faisant, sombre dans cette espèce de répétition que produit toujours l’ennui. Par contre, la singularité et l’originalité étaient des attributs individuels socialement valorisées ». Aussi est-il urgent de changer de cadre et de substituer à la question de l’identité celle du vivant, point sur lequel l’Afrique représente un gisement énorme de possibilités.
Contre ce qu’il appelle le « virilisme » constitutif du brutalisme, Mbembe propose un autre rapport à la sexualité. Il considère Phallus et patriarcat comme deux faces d’un même miroir, celui d’un pouvoir « orgastique », dont l’esclavage et la colonisation sont l’expression. Et il caractérise ce rapport colonialiste viriliste à la sexualité comme une domination génitale, entendue comme « désir d’une jouissance absolue dans laquelle le sujet dominé, quel que fut son genre, devait être transformé en objet sexuel ». Il défend la thèse que « sous la plantation comme en colonie (…) les imaginaires et pratiques du sexe dérivés pour l’essentiel d’Occident contribuèrent à forger une domination de nature libidinale dont les corps humains racisés furent la cible privilégiée. Cette forme d’exercice d’un pouvoir sans contrôle apparent passa par un dispositif, le sexe racisé, qu’il fallut à l’occasion réduire à sa plus simple expression, le rapport génital. En son principe comme dans la pratique, le pouvoir orgastique était une technique de gestion hétérosexuelle de corps subalternes. Ceux-ci étaient considérés tantôt comme des objets, tantôt comme pathologiques ». Pour Mbembe, comme pour d’autres auteurs importants des colonial studies, la colonisation ne se réduit donc ni à la sphère politico-économique, ni au domaine socio-juridique, : elle s’inscrit jusque dans la sphère de l’intime et de la sexualité. Cette sexualité « coloniale » peut être étudiée et il en ressort qu’elle vise à faire du corps des colonisés des objets de jouissance pour les colonisateurs. Elle se réduit à sa dimension génitale, qui se veut instauratrice d’une frontière entre la nature et la culture. Au sein de la culture ne serait autorisée qu’une sexualité légitime, les autres formes de sexualités qu’on attribue aux autres étant taxées de naturelles – c’est-à-dire de sauvages ou d’infrahumaines. Dans cette façon de considérer la sexualité, les pulsions sexuelles feraient remonter à la surface ce que le sexe aurait d’abject et de marécageux, d’où la nécessité de réprimer les instincts en les civilisant, d’entourer les usages du sexe de maints interdits et préceptes moraux. A cette conception normative de la sexualité viriliste et colonialiste, Mbembe oppose la conception de la sexualité en Afrique, où la relation au corps et au sexe suscite une extraordinaire richesse symbolique.
L’ouvrage comprend également un chapitre pénétrant dans lequel Mbembe examine la question débattue de la restitution des œuvres d’art des musées européens aux pays anciennement colonisés, en notant d’une part qu’une authentique restitution serait, de fait, impossible, dans la mesure où ce qui se trouve dans les musées occidentaux n’est plus qu’une collection « d’artefacts désormais sans substance ». On ne saurait peut-être plus distinguer les objets ordinaires des objets de culte, car on ne sait plus ce que chacun de ces objets est en lui-même, comment il fut fabriqué et comment il « fonctionnait », de quelle énergie il était le dépositaire. En effet, « tout ce savoir a été perdu ». Or, comme l’art africain relevait d’une esthétique cumulative, au sens où les objets « résulteraient de l’assemblage et de l’accumulation disparate » et où l’objet « beau » serait celui qui assume pleinement toutes ses fonctions rituelles, il aurait fallu que soit conservés l’apprentissage et le savoir qui ont été perdus. De plus, il aurait fallu que ces objets n’aient pas été isolés les uns des autres et de leur contexte et parfois même amputés. Dès lors l’Afrique attendrait moins une restitution d’œuvres, en quelque sorte désormais perdues pour tout le monde, qu’une reconnaissance, venant des Européens, de cette perte.
Cet ouvrage, comme les précédents de Mbembe, est important et superbement écrit, d’une écriture qui sert son projet : la violence des images qu’il emploie met à nu celle qu’on s’efforce de dissimuler ou de légitimer et alerte sur le gigantisme du pouvoir de défiguration et de reconfiguration de l’homme qui est en œuvre. On peut toutefois s’interroger sur la nature de ce discours, qui affirme de nombreuses thèses, dont il déploie les conséquences présentes et à venir, sans toujours justifier pleinement ses constats et ses affirmations. Les nombreuses notes en bas de page, précises et fouillées, et les exemples qui viennent spontanément à l’esprit du lecteur permettent cependant de consentir aux analyses, en dépit de leurs résonances parfois prophétiques.