L'amitié d'un artiste américain, Gary Hill, et d'un artiste amérindien, Martin Cothren, à travers leurs correspondances et dessins.

Gary Hill (1951) est un artiste américain, connu internationalement pour ses installations où se croisent films, vidéos, sculptures. Il a été exposé au Centre Pompidou, et dans de nombreux autres centres d’art contemporain. Il a reçu le Lion d’Or à la Biennale de Venise en 1995, dans une exposition collective « Identité et altérité, Figure du corps ». Pour le situer un peu mieux dans le cours de l’histoire de l’art moderne et contemporain, il rencontre La Monte Young, Terry Riley et d’autres personnages d'influence déterminante à leur époque. Il créé des environnements mêlant vidéo et musique. La rythmique, la texture et la gestuelle ne cessent de s’y rencontrer.

Martin Cothren (1960-2016) est un américain amérindien de la réserve Yakama (Ouest des États-Unis). Déraciné, il ne parvient pas à trouver un lieu où se sentir à sa place. Il refuse de rester parqué dans une réserve, même celle où habite son fils qui, par ailleurs, refuse de le voir. Il est devenu pêcheur de métier et, à ses heures perdues, il s’est révélé passionné de dessins inspirés de l'iconographie traditionnelle indigène, réalisés à l’encre et au crayon. Après plusieurs séjours en prison (braquage, bataille avec un prostitué, agression d’une femme), pendant que Gary Hill paie ses frais d’avocat, il meurt sans abri dans les rues d’Anchorage, en Alaska, où il devait pointer au bureau de probation.

Tu sais où je suis et je sais où tu es est dédié par Gary Hill à la mémoire de Martin Cothren. D’une manière ou d’une autre, l’ouvrage fait partie désormais de l’œuvre de Gary Hill. Il raconte la rencontre et l’amitié de deux artistes, avec ses difficultés et ses joies, une Odyssée de 20 ans. Il peut être reçu avec émotion par le lecteur, mais il dit aussi beaucoup de choses sur des processus artistiques déclenchés par la rencontre de cultures différentes, qui doivent se méfier de l’exotisme, l'une à l'égard de l’autre, et faire face à un lourd passif assumé par Gary Hill, qui reconnaît faire partie d'une société qui a commis un génocide sur le peuple de l’autre.

Une amitié

La rencontre entre les deux artistes se fit par un regard échangé dans une rue. Martin ne passait pas inaperçu. Il était le portrait du « guerrier ». « Pourtant, écrit Gary Hill, sa complexité a toujours résisté à toute définition de ce qu’est un Amérindien ». Il s’apparentait à l’Indien du film Vol au-dessus d’un nid de coucou. Une amitié se noue entre eux. Et un travail en commun se tisse. Il s’agit de la pièce Facing Face. Celle-ci se concentre à la fois sur la pure énergie d’une présence et sur un dispositif : un échange de regards entre un personnage, son double et le spectateur, produisant ainsi une triangulation dynamique. Gary Hill affirme : « Je n’aurai jamais imaginé me lier d’amitié avec quelqu’un comme Martin ». Pourtant cela a eu lieu : « Est-ce que nous étions, pour ainsi dire, les deux faces d’une même pièce que je n’ai pas encore découverte ? ».

Vieille question, au demeurant, que l’on répète depuis Montaigne. De cette rencontre, Gary Hill tire de nombreuses occasions de réflexions sur l’identité, l’altérité, le corps, la situation des Amérindiens, le rapport à la drogue, à la prison, au travail. Mais il entreprend aussi une sorte de mise en parallèle entre les enfances des deux artistes, la logique de la rencontre, la possibilité de projets qui naissent d’une amitié.
 
Néanmoins, « ma relation avec Martin fluctuait entre deux extrêmes : d’un côté, mon envie de l’aider par tous les moyens possibles, et de l’autre mon désir de couper totalement les ponts ».

Le partage des lettres

Circonstance remarquable, cet échange se produit au cœur du 11 septembre 2001, sans que cet événement fasse irruption dans cette affaire.

Autre curiosité : les lettres, traduites par Valentine Leÿs, conservent leurs fautes d’orthographe, le mot à mot, les espaces entre les phrases, la ponctuation – ou son absence. Ce geste est respectueux de la personnalité de Martin Cothren, de sa formation, et du rapport entre les cultures imposé aux Amérindiens.

Ces lettres, récits de prison (situation, coercition, tabassages, transferts, troubles et révoltes), sont accompagnées de dessins exécutés par Martin, dessins au crayon dont on lui refuse l’affichage en prison. La singularité de ces dessins se manifeste par le déploiement d’énergie, la prolifération du trait et l’agencement des couleurs. Ils sont accompagnés de quelques vues d’usage de perles. Ils le sont aussi de quelques images supplémentaires dues à des artistes inconnus.

Enfin, en insert, une œuvre de Gary Hill est reproduite en images fixes, qui constitue un parallèle avec le personnage de Martin. Il s’agit de Viewer, 1996, une vidéo en couleur, projetée presque grandeur nature, montrant dix-sept travailleurs journaliers filmés de face sur un fond neutre de couleur sombre. Les personnages sont debout, presque immobiles, leurs mouvements se réduisant à de petits gestes involontaires. Il n’y a aucune interaction entre eux. Ils se tiennent debout, seuls et fixent l’espace devant eux, face au spectateur. Cette reproduction donne l’occasion de deux réflexions. L’une sur une analogie entre cette œuvre et des dessins de Martin, dont l’un est reproduit sous une vue de Viewer. L’autre sur l’énergie qui se déploie entre les personnages et les spectateurs de l’œuvre. Avec Gary Hill, il est vrai, le spectateur est au centre de l’œuvre, le dispositif ne fonctionne que par sa présence. Comme l’amitié, qui est jeu de miroirs.  

Prolongements : Viewer chez Carole Douillard

Carole Douillard (née en 1971), performeuse franco-algérienne, sortie de l’École d’art de Clermont-Ferrand, a collaboré avec Barbara Formis, et avec la structure Entre-Deux (Nantes). Elle travaille depuis la fin des années 1990, et réfléchit sur la performance contemporaine, ses problématiques et ses rapports avec le spectateur. Elle utilise sa présence ou celle d’interprètes comme sculpture dans des interventions minimales, dans l’espace du White Cube.

Elle a reçu et retravaillé cette pièce Viewer, ce qui est documenté dans un catalogue déjà ancien (2016, Les Presses du réel). Cette même question du spectateur la mobilise, la relation entre l’objet contemplé (ici une personne) et celui qui le contemple. Dans ce travail, la pièce The viewers (2014, 2 heures) réunit un groupe de dix-huit personnes debout dans l’espace d’exposition, regardant fixement les visiteurs. Question d’énergie et de rencontre, de malaise et de transfert.

Will Sampson et Jack Nicholson dans Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, 1975)