Un premier roman saisissant qui puise dans le plus intime pour évoquer la tragédie universelle des femmes, dans une langue singulière et syncopée.

Il y a très peu de prénoms dans cette histoire de famille. La mère n’est pas nommée, mais s’incarne dans le pronom « elle » du titre qui scande tout ce très bref roman, écrit au couteau, en paragraphes très courts, sans connecteurs grammaticaux, tels que des conjonctions de subordination qui permettraient de construire une explication, de donner une logique à la vie tragique de cette femme, devant le cercueil de laquelle se tient son fils Gabriel au tout début du livre, au cimetière où reposent déjà son père, Paul, et son frère cadet, mort en pleine adolescence. De sa grand-mère, il ne connaît que le prénom, Juliette, et la mort prématurée, causée par la tuberculose, et qui a entraîné la dispersion de ses enfants. « Elle, la mère » a d’abord été une petite fille, placée chez les sœurs pendant la guerre, manquant de tout et travaillant comme « fille de salle. Fille salie. » Elle est en effet victime d’un bienfaiteur pédophile, dont le fils, qu’elle prend pour le « prince charmant », l’engrossera lorsqu’elle aura dix-huit ans. « Tel père, tel fils » : le proverbe porte en lui tout le poids de l’éternelle soumission des femmes, comme cette phrase énigmatique, qu’il incombe au fils d’expliquer, parmi tant de secrets de famille : « J’ai connu ton grand-père avant ton père. »

 

Le plus intime sans la première personne

La construction du roman en phrases et paragraphes brefs qui font la part belle au passé composé et au présent, aux phrases nominales, à la juxtaposition, à la parataxe et à l’asyndète, produit un effet de prière qui monte vers un ciel vide pour dire l’infinie solitude des êtres. Quand le fils, que le dispositif narratif prive de première personne, comme si la voix était perdue, autant que la voie vers un apaisement, annonce, après bien des hésitations et des craintes, qu’il est homosexuel, il est lui aussi immédiatement condamné au secret, cette prison des grands solitaires : « Secret découvert, aussi vite étouffé. Elle ne lui pose aucune question. Non-dits et silence méprisant. Révélation enterrée vivante. » Comme si le fils devait porter en lui sa propre tombe, avant même de se retrouver, seul, au bord de celle de sa mère. Gageure aussi que de dire, sans « je », le « coup de folie » de la mère alors que le fils a six ans.

 

Une femme sacrifiée

Ces pages très denses, à l’écriture tenue et poétique, fondée sur des répétitions, des jeux sur les sonorités et sur les mots, des phrases presque incantatoires, dessinent des tableaux saisissants de la vie d’une femme, occupée à douze ans à soigner des vieillards, et finissant elle-même sa vie dans un EHPAD, après avoir connu l’asile où sa fille et le frère aîné (les deux enfants nés avant son mariage) ont décidé de la faire interner : « La meute est lancée. Le père est maîtrisé. La mère est traquée. Tous les coups sont permis, même les plus impardonnables. La mère est une petite fille effrayée. Ses enfants lui font peur, ils la traitent de folle. La mère crie ses peurs. Ils la rendent folle. La mère pleure sa vie. Elle va devenir folle. » Sa fille l’empêche d’assister à l’enterrement de son mari, comme le frère aîné n’a pas voulu qu’elle assiste à son mariage.

C’est l’abandon qui caractérise ce destin, inscrit discrètement dans l’Histoire – Paul a fait beaucoup d’affaires pendant les Trente Glorieuses ; la mère avorte clandestinement, dans des conditions beaucoup moins périlleuses grâce à son milieu bourgeois que celles décrites par Annie Ernaux dans L’Événement (2000). « Morte d’amour », comme l’indiquent les derniers mots du roman, la mère a transmis sa solitude à son fils, qui a eu la force d’en faire un livre contre la solitude, comme l’indique la très belle dédicace de ce roman, « Avec Bruno », qui suggère que l’on ne se construit pas seulement contre les autres et que l’amour peut sauver, même s’il est aussi un moyen très sûr de tuer. Ce sont l’écriture et le style qui font de ce roman une réussite, car ils permettent d’élever un destin singulier au rang de sacrifice universel qui s’inscrit dans l’histoire des femmes.