C’est lorsqu’ils se font politiques et s’arrogent une compétence universelle – sur la vérité, la morale et le droit – que les monothéismes se vouent à l’exercice de la violence.

Sur tous les continents, les trois dernières décennies ont vu revenir avec une ampleur inattendue les violences meurtrières commises au nom de la religion. L’intensité du djihad islamique, qui offre désormais un spectacle quotidien sur les terres musulmanes elles-mêmes, n’a pas manqué d’évoquer la « guerre sainte » menée au nom du christianisme, d’abord en raison de la rhétorique de la « croisade » parfois employée pour promouvoir la contre-offensive venue d’Etats de tradition chrétienne. Plus simplement et plus souvent, le passé éclairant le présent pour préparer l’avenir, faire retour sur la religion radicale de l’Europe elle-même semble constituer la meilleure manière de penser la crise actuelle, sans la reléguer dans l’altérité des spécificités culturelles de l’Islam.

C’est ce type de perspective qui se trouve au point de départ de la réflexion de Jan Assmann dans Le monothéisme et le langage de la violence, qui s’ouvre sur un constat qu’impose l’évidence : persécutions, martyre ou guerre sainte semblent entretenir une relation privilégiée avec les religions du Livre, tandis qu’au contraire, si les sociétés étrangères au monothéisme n’ont pas connu moins de violence, la notion de « guerre de religion » n’aurait eu aucun sens dans l’Antiquité égyptienne, mésopotamienne, grecque et romaine – et pas plus dans les autres « sociétés traditionnelles ». Fort de ce constat, l’égyptologue et éminent spécialiste des religions anciennes qu’est Jan Assmann propose une enquête « archéologique » au sens généalogique du terme : une exploration des « débuts bibliques de la religion radicale », destinée à dégager à la fois l’origine et le principe toujours actif de la violence religieuse, quelle qu’en soit la forme.

Pour structurer son analyse, Assmann convoque la théorie du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), concepteur des spécificités du domaine politique et promoteur d’une politique « totale » (et totalitaire) : une théorie qui permet à Jan Assmann de dégager le caractère lui aussi « total », et par conséquent « politique », des religions radicales, tel que le révèlent les situations de crise qui débouchent sur l’exercice de la violence. Plus généralement, l’interprétation s’adosse à une science sociale dite « systémique », largement diffusée dans l’histoire religieuse anglo-saxonne et germanique, qui envisage les différents domaines de la vie sociale (la politique, la religion, le droit, la science, la morale, les arts…) comme autonomes et régis par des logiques et des moyens propres. Une théorie sociale que Schmitt a d’ailleurs contribué à développer, précisément pour dénoncer la fragmentation des domaines de la vie dans la modernité occidentale et pour promouvoir une société alternative, « totalitaire » au sens où le politique régirait de manière hégémonique tous les domaines de la vie sociale.

La révolution monothéiste

Les monothéismes, option religieuse majoritaire dans le monde moderne, sont paradoxalement des formes rares, « fondées sur une révélation, une croyance et un concept exclusif de vérité »   . Cette définition, qui peut sembler aller de soi à un spectateur de notre temps, s’oppose pourtant à celle qui s’applique aux cultes traditionnels : sans doctrine énonçant la vérité de l’homme et du monde, sans croyances qui leur soient indispensables et qui les organisent, les cultes traditionnels ne sont pas révélés mais légués par la tradition. Ils consistent essentiellement en des gestes à accomplir dans les règles (les rites), éventuellement expliqués par des mythes évolutifs auquel nul n’est tenu de « croire ». Leur fonction est essentiellement « cohésive » : les rites donnent à voir les contours des communautés (famille, tribu, cité, civilisation…) et expriment ainsi régulièrement l’unité de ces groupes et la solidarité que cette unité implique. En vertu de quoi, ces cultes n’ont pas plus d’Ecriture sacrée, enregistrant la vérité et les croyances révélées. Au contraire, les religions révélées, monothéistes, n’unifient pas des communautés de naissance par la participation commune à des rites, mais des communautés par volonté ou par élection, qui se placent sous une même loi divine : religions « morales » ou « légales », elles englobent ceux qui se placent sous la juridiction d’un Dieu souverain.

Ce modèle, qui rompt nettement avec les cultes traditionnels, est le fruit d’un processus historique ancré dans un contexte précis mais partiellement recouvert par le voile du mythe. D’après Jan Assmann, le premier mouvement, véritablement révolutionnaire, correspond au récit biblique de la fuite de l’Empire égyptien par les Hébreux, de la révélation de Dieu à Moïse dans le Sinaï – où Yahvé donne une Loi d’Alliance à son peuple élu et lui promet une terre – et de l’errance dans le désert jusqu’à l’installation dans la Terre promise. Ce mythe, très imprécisément situé par les Modernes entre le XVIe et le XIIIe siècle avant notre ère, est en fait une reconstruction élaborée des siècles plus tard. Dès lors, on ne peut être que vivement interpelé par l’omniprésence de la violence dans ces récits : massacres, châtiments, expulsions, destructions, séparations forcées… ne sont pas dissimulés et oubliés par les rédacteurs du récit biblique. Au contraire ils sont au cœur des images qui forment la mémoire et l’identité collective de la communauté monothéiste réunie autour de cette légende fondatrice. Cela signifie que la violence religieuse est en premier lieu une affaire de langage, et d’identité.

La violence dans le langage religieux

Le caractère révolutionnaire de cette révélation du Sinaï tient d’abord dans la nature du monothéisme qu’elle institue : au contraire de la tendance observée dans les religions traditionnelles à évoluer vers un « monothéisme inclusif » – où les différents noms de dieux sont compris comme différents aspects et différentes désignations d’un même être divin – le Dieu qui se révèle dans le Sinaï est « exclusif ». Il est lié à ses fidèles par un lien fait aussi bien d’« amour » que de « jalousie » – ces deux affects étant les deux faces d’une même relation filiale, satisfaite ou trahie – et c’est la nature de cette Alliance d’un type nouveau que les épisodes de violence viennent expliquer. Dès la révolution du Sinaï, l’impératif de fidélité s’exprime par un massacre d’infidèles idolâtres, lors de la scène du Veau d’Or   et par l’assassinat d’un couple mixte formé d’un Hébreux et d’une Madianite. Dans ces deux épisodes inauguraux, la foi impose la possibilité d’une violence qui ne prend sens qu’au sein de la communauté originelle : le massacre au nom de l’Alliance légale avec Yahvé vient rompre les liens de famille et d’amitié au nom d’une polarité supérieure qui doit séparer « fidèles » et « infidèles ». Cette violence mythique, toutefois, n’est pas inscrite dans les faits : dans le récit réinventé de la Révélation, à la manière de la tragédie d’Antigone, la violence intracommunautaire enseigne que la communauté de foi prime sur toute autre fidélité, et que sa nature est à l’image des communautés politiques unifiées par la « fidélité » jurée à un souverain humain.

D’autres épisodes de violence, tout aussi invraisemblables historiquement, expriment que la communauté des fidèles ne saurait accepter aucun élément infidèle en son sein : la « guerre sainte », d’abord menée au sein de la communauté ou sur son territoire, est une guerre d’extermination et de purification qui, à la manière des holocaustes, ne doit rien laisser subsister de ses victimes   . Pour comprendre la brutalité de ces mythes, il faut prendre en compte la date de leur rédaction. Elle a lieu au lendemain de la destruction des Royaumes d’Israël par l’Empire assyrien et par l’Empire babylonien (aux VIIIe et VIe s. av. n. è.), qui débouche sur la captivité des élites d’Israël à Babylone. C’est dans ce contexte qu’est véritablement conçu le monothéisme exclusif rapporté à Moïse. Après l’exil, la violence politique exercée par l’Empire assyrien fournira le langage pour penser l’impératif fait aux juifs de se débarrasser de leurs restes de polythéisme : dans l’élaboration des récits du passé, la figure de « l’ennemi intérieur » sera l’image d’une part de soi, qui rechigne au monothéisme   .

Les épisodes de déchaînement de violence voulus et permis par le Dieu jaloux, dès la révolution de sa révélation dans le Sinaï et jusque dans la catastrophe de la destruction d’Israël, servent encore une autre nécessité intellectuelle. Conçus au lendemain de la catastrophe (autour du Ve siècle av. n. è.), c’est d’abord d’elle-même qu’ils rendent compte. Récits de châtiments, ils sont aussi le récit d’une faute qui justifie la sanction : une faute qui sauve Dieu, le protecteur d’Israël, de l’indifférence pour son peuple élu – et donc qui sauve Dieu de son propre abandon par ses fidèles. En l’occurrence, la destruction des royaumes d’Israël est un fait historique : dans la narration biblique, cette violence-là n’est donc plus une fiction mythique, mais l’interprétation religieuse d’une violence politique réelle. De la même manière que les nombreux récits de la « mort des prophètes », cette interprétation de la violence des hommes à travers le schéma de la faute et de la sanction justifie que Dieu « reste fidèle à son peuple récalcitrant »   . De ce point de vue aussi, le monothéisme prend la forme d’une pensée politique, conférant le monopole de la violence légitime, privilège de l’Etat, au souverain divin.

L’exercice religieux de la violence

Si la violence en matière religieuse est d’abord un fait de langage, il était peut-être fatal qu’elle se traduise bientôt par un exercice réel de la violence dans les affaires de religion. Jan Assmann qualifie de « zélotisme » cette tendance qui admet l’usage de la force dans la résolution des conflits de foi. Sauf exception, cette violence intervient dans des situations de crise interprétées comme une rupture de l’alliance entre Dieu et la communauté de ses fidèles ; ruptures qui impliquent l’élimination des « infidèles » par les « fidèles », pour renouer l’alliance. Or, lorsque les monothéismes se développent en des religions totales dont le ressort s’étend à l’ensemble de la vie – la vérité, la morale, le droit, les arts… – ce type de crise, et donc de violence zélote, peut survenir dans toutes les situations.

Le « zélotisme », désigné ainsi d’après l’histoire biblique, a lui-aussi une date de naissance identifiée : au lendemain de la destruction d’Israël, dans le même geste qui impute cette catastrophe à une faute, un mouvement puritain attribue ce crime originel aux élites politico-religieuse. Pour protéger les devoirs religieux des compromis du pouvoir, ces puritains affirment alors l’autonomie de la religion vis-à-vis du pouvoir et prétendent à l’hégémonie sur la direction de l’Etat, de l’individu et de la culture. Ainsi l’art doit-il être gouverné par l’interdit des images ; le droit et l’économie par la Loi sacrée ; la science est soumise à la Révélation et la morale est calquée sur elle ; la politique est gouvernée par les Lois du salut   . La violence du Dieu jaloux, interprétée comme un juste châtiment par les partisans de la « religion totale » au sein des différents monothéismes, fixe en somme un programme de gouvernement théocratique. Si aucun monothéisme n’est voué à cette vision totalitaire, aucun n’y échappe.

En matière de programme, pour les partisans de la « religion totale », la violence en parole dans les Ecritures a une valeur normative : précisément celle de la Révélation. Le lien entre cette norme et sa mise en œuvre est attesté par différentes réformes postérieures   . Ainsi émerge la violence religieuse pure : celle qui se fonde sur une lecture littérale des Ecritures et prétend mettre en œuvre leurs obligations sacrées. De sorte que la violence religieuse pure est elle-aussi une affaire de langage – d’Ecritures et de lecture.

Dans les situations de crise religieuse, la violence des zélotes et des fondamentalistes est conçue comme la preuve et le gage le plus manifeste de la « fidélité », de la « foi » (aemunah, pistis, fides) : de ce point de vue, la violence est le meilleur moyen de renouer le lien brisé entre Dieu et la communauté de ses « fidèles ». La guerre des Maccabées (environ 175-140 av. n. è.) est exemplaire à cet égard. En plus d’opposer les juifs à l’Empire séleucide, elle oppose aussi les juifs partisans de l’évolution culturelle en direction de la culture mondiale (en l’occurrence de l’hellénisation) aux juifs partisans de l’exclusivisme communautaire et de la tradition. D’une manière ou d’une autre, les conservateurs ont dès lors identifié, dans l’ouverture au monde, une rupture de la fidélité, qui devait être combattue et réparée. Ce zélotisme inaugural, qui a aussi pu être une réaction à des violences, est donc dans son principe une imitation et une mise en œuvre de la colère du Dieu souverain, empreinte de rationalité politique : une « contre-réforme sanglante »   , dans le cadre d’un conflit essentiellement « intra-religieux »   .

Or, en plus de « tuer pour Dieu », elle consiste aussi à « mourir pour Dieu » : ce second visage de la violence monothéiste, qui apparaît pour la première fois dans le récit de la guerre des Maccabées, est peut-être la forme la plus expressive du témoignage d’un lien restauré entre Dieu et la communauté ; de la foi. Toute la valeur de ce témoignage, le martyre, réside d’ailleurs dans sa publicité. Il prend forme au moment où naît la pensée de la fin du monde, du Jugement dernier qui séparera définitivement les fidèles et les infidèles, par rapport auquel il procède, pour ainsi dire, par anticipation. Avec le martyre qui accélère les voies du Salut et rapproche le présent de la dernière échéance, survient cependant un ultime défi : la tentation, dans la religion radicale et politique, de reconnaître en toute chose une « crise » religieuse justifiant une contre-violence.

Quelles religions pour la modernité ?

Les religions qui se rapportent à un « fondateur » (ou religions « secondaires » d’après Theo Sundermeier) rompent ainsi de manière décisive avec les religions traditionnelles, auxquelles on appartient par la naissance, dans la mesure où ces religions révélées imposent aux fidèles de marquer en permanence leur singularité et leur différence avec les autres cultes. En cela les monothéismes sont foncièrement « différenciés », et c’est cette différenciation structurelle de la religion des autres domaines de la vie qui rend compte des spécificités de la violence religieuse : alors que dans les sociétés traditionnelles, la violence peut opposer des communautés sociales et politiques, dans les sociétés monothéistes fondées par un prophète, la violence religieuse est la conséquence extrême d’un sentiment nouveau d’identités religieuses désormais exclusives. L’enjeu est donc de savoir à quelles conditions la différence entre Soi et l’Autre bascule dans la violence, et par quel moyen la différence peut être tenue en respect plutôt qu’en haine.

En l’espèce, les monothéismes, structurés au gré de l’histoire par les liens féodaux hérités de la sphère politique, réagissent par la violence dans les situations limites où le domaine politique semblent s’ingérer dans leur domaine propre : quand le royaume terrestre pénètre le territoire du royaume céleste. Dans cette bascule, la mise à l’écrit de la Révélation et le statut des Ecritures sacrées semble constituer un point nodal, à la fois par les réflexes de violence qu’elles peuvent sembler prescrire ou justifier dans l’usage politique qui en est fait, et par le rejet essentiel de la violence qu’elles peuvent tout aussi bien fonder dans la réflexion de ceux qui pensent les modalités spécifiques de la vie religieuse.

Leur exégèse peut ainsi forger deux modèles contradictoires. La religion « radicale » oppose vérité dogmatique et science, règles de vie religieuse et morale sociale, Loi révélée et droit d’origine séculière. A ce modèle s’en oppose un autre, celui de la « religio duplex », qui se rend concevable la coexistence de la vie religieuse avec la science, la morale et le droit séculiers : c’est notamment le modèle énoncé par la parole de Jésus « Rendez à César ce qui est à César… » (Mt 22, 21) et développé par Augustin dans la théorie des « deux Cités », terrestre et divine. Mais c’est aussi et surtout un modèle fortement présent dans la Bible hébraïque lorsqu’elle réfléchit à la double affiliation de l’individu au judaïsme et à la cité.

De son côté, la religion « radicale », à l’image du totalitarisme politique de Carl Schmitt, refuse la pluralité des domaines sociaux caractéristique de la modernité. Au contraire, la « religio duplex » embrasse pleinement cette pluralité et y voit même la chance de la religion, ainsi libérée du combat contre les finalités poursuivies par les autres domaines : en l’occurrence la vérité, la paix et la justice. Le pari de Jan Assmann est en somme qu’un nouvel humanisme universel est possible, fondé non pas sur l’origine commune de l’humanité mais sur ces intérêts communs de l’espèce humaine : un humanisme des fins (vérité, paix et justice), qui fait place à la coexistence de fidélités religieuses multiples, et qui désactive l’élan destructeur des religions politiques structurées par l’identification d’ennemis. Dégagées de la raison politique, les religions peuvent alors constituer une force civilisatrice et humanisatrice qui opère par ses propres moyens plutôt que par ceux de la politique : par une forme de vie en accord avec sa foi plutôt que par la violence. C’est ainsi que le pouvoir spécifique de la religion constitue, dirait Agamben, une force destituante.