Le dernier ouvrage de Jean Delumeau s'attaque à un personnage difficilement classable mais pertinent pour approcher le tournant du XVIe au XVIIe siècle.

Le dernier livre de Jean Delumeau, professeur au Collège de France et spécialiste d’histoire des mentalités religieuses, s’attaque à un personnage difficilement classable qui s’avère être un point de vue tout à fait salvateur pour appréhender la fin du XVIe et le début XVIIe siècle, loin des dichotomies réductrices (novateur / conservateur, catholique / protestant, machiavélien / idéaliste) qui aident le plus souvent, sous couvert de pédagogie, à témoigner d’une époque  en trahissant sa complexité et son esprit.

Le religieux calabrais Tomasso Campanella, né en 1568 à Stilo, baptisé sous le nom de Giovan Domenico Martello, fils d’un cordonnier analphabète,  prophète auto proclamé persécuté par l’Inquisition devient, alors même qu’il passe 27 ans de sa vie en prison, une figure intellectuelle incontournable du premier XVIIe siècle. Fervent défenseur de l’unification, sous l’autorité du pape et du roi d’Espagne, de la chrétienté en train de se dissoudre, il finit à la cour de France, comme astrologue, avant de mourir le 21 mai 1639 au couvent dominicain du faubourg Saint-Honoré.

La première partie du livre, "un personnage de roman" s’attache à la retracer l’itinéraire de Campanella en le replaçant dans son contexte intellectuel et géopolitique, de manière chronologique. La seconde partie, "l’énigme Campanella", approfondit la construction philosophique de l’auteur, en tentant de répondre aux questions qui ont surgies dès que l’historiographie s’est penchée sur l’autodidacte dominicain : son orthodoxie et ses croyances, son machiavélisme, son millénarisme. Ce choix de rependre l’œuvre après avoir exposé la vie, s’il n’exclut quelques redites tant les deux aspects se mêlent sous la plume de Jean Delumeau et dans le projet intellectuel de Campanella, permet une appréhension globale et précise, sans simplifications trompeuses, des aspects en apparence les plus contradictoires de la pensée du philosophe. Le livre est accompagné d’une bibliographie scientifique volontairement restreinte et d’une liste des éditions des œuvres de Campanella, qui constituent les sources principales de cette biographie intellectuelle.


De la prison à la gloire

Le livre s’ouvre sur la Calabre, difficilement soumise à l’autorité du vice-roi d’Espagne, de la fin du XVIe siècle, berceau de la famille Martello. Entré en 1583 comme novice à San Giorgio Morgeto, dans le couvent dominicain, il profite pleinement de l’ouverture intellectuelle et des opportunités (relatives) d’ascensions qu’offraient alors les ordres religieux aux milieux populaires. Jean Delumeau examine la genèse d’une pensée à la limite de l’orthodoxie, qui lui vaut les tracasseries de ses confrères, et des condamnations dès les années 1590. La vie de Campanella bascule en 1599, avec sa participation dans le soulèvement de la Calabre contre l’Espagne. Au cours de son procès, puis dans ses demandes continues de libération, il oscille entre deux stratégies. Il mime et plaide la folie pour échapper à la mort, après avoir subi l’estrapade et une veille forcée de 40 heures, argumente qu’il n’a pas d’autre rôle dans le soulèvement que d’avoir prophétisé les changements à venir, et défend qu’il a toujours été du côté du pape et de l’Espagne, en avançant que son oeuvre majeure, la Monarchie d’Espagne, est écrite avant le soulèvement. Dans cet ouvrage, sans doute le plus lu de son vivant, il défendait une monarchie universelle soumise à Rome, mais sous l’autorité temporelle du Roi d’Espagne. La datation du livre a fait l’objet de controverses, et Jean Delumeau, rendant au personnage toute sa complexité, suit Germana Ernst en reconnaissant la date de 1598. Condamné à la prison perpétuelle par le saint-Office, mais emprisonné par le vice-roi d’Espagne, il est libéré par les espagnols en 1626, et transféré à Rome pour finir sa peine. Il y gagne progressivement sa liberté, grâce au soutien d’Urbain VIII, dont il devient l’astrologue officieux. À ses côtés, il glisse progressivement du côté français, et une fois perdue la grâce pontificale, il se réfugie à Paris, où malgré un accueil mitigé des cercles intellectuels, il termine une carrière de philosophe, de prophète et d’astrologue, construite depuis sa prison napolitaine.

Si ce livre est avant tout un livre d’histoire intellectuelle, c’est parce que, chez un personnage qui passe enfermé près d’un tiers de sa vie, occupé à écrire, la postérité et la diffusion de ses écrits ont été une préoccupation constante. Campanella est un exemple éloquent de la manière dont fonctionne la vie intellectuelle du premier XVIIe siècle, par des réseaux de lettres, des circulations et des copies de manuscrits, qui font que la prison, relativement lâche pour ce qui est des contacts avec l’extérieur, n’empêche pas d’avoir une audience dans les cercles intellectuels du temps. À l’exception de son Philosophia Sensibus Demonstrata, publié en 1591, la majorité de ses œuvres commence à être publiée alors qu’il est incarcéré, en développant ou profitant de ses liens avec certains érudits et éditeurs, notamment protestants. La circulation plus ou moins contrôlée des manuscrits n’est d’ailleurs pas sans risque. Kaspar Shoppe, l’un de ses principaux propagateurs est aussi un de ses grands plagiaires. En 1617, le chapitre XXVII de la Monarchie d’Espagne, publié au Pays-Bas à part du reste, lui vaut la réputation abhorrée de machiavélien. Les manuscrits échappent souvent au contrôle de leur auteur. Même sorti de prison, en 1629, il ne peut empêcher la publication par des imprimeurs lyonnais, du De fato siderali vitando, traité d’astrologie rédigé pour Urbain VIII et destiné à rester secret, ce qui lui vaut la disgrâce du pontife.


Un personnage inclassable

La ligne intellectuelle la plus claire chez Tomasso Campanella est son anti-aristotélisme, du moins en ce qui concerne la Physique. Très influencé par Telesio (1509-1588), il développe une philosophie de la nature qui se veut une rupture complète avec les "erreurs stupéfiantes" des aristotéliciens, et avec sa formation intellectuelle qu’il a reçue dans les couvents calabrais, dans les années 1583-1586, à l’époque où la philosophie connaît un retour assez net vers le stagirite, sans que celui-ci ait été véritablement abandonné par la génération précédente. Héritier de la première renaissance, notamment Ficin, sa physique débouche sur une pensée magique et sensualiste, qui le met en rupture avec l’orthodoxie romaine. Son "pansensime", selon le mot de Delumeau, l’amène à tenir des propositions dangereuses aux yeux de Rome. Sans partager son opinion, il reste un grand défenseur de Galilée, auquel il envoie courageusement de nombreuses lettres de soutien, dès 1611 et jusqu’en 1632, et pour lequel il rédige en 1616 une apologie qu’il propose de verser au dossier du procès de l’astronome.

Cette pensée en décalage, qui lui vaut beaucoup de tension avec l’Église, diffusée depuis sa prison par des amis protestants allemands, rend extrêmement difficile l’appréciation de la pensée religieuse de Campanella. Jean Delumeau montre bien qu’on aurait tout à fait tort de saisir ce moment complexe de la vie intellectuelle de manière binaire. Campanella attaque Aristote au nom de la lutte contre le paganisme, prétendant notamment que saint Thomas d’Aquin, auquel il revient souvent, en bon dominicain, a tenté de corriger Aristote, "en transformant son venin en contre-poison". Avec le rejet de la doctrine de l’éternité du monde, son anti-aristotélisme se combine avec un millénarisme très prononcé qui en fait l’héritier d’un autre calabrais célèbre, Joachim de Flore (1132-1202). Au prix d’une lecture littérale du chapitre XX de l’Apocalypse, Campanella prophétise à loisir l’arrivée des derniers temps, et ce jusqu’à la fin de sa vie, ce qui en fait à la fois, dans son esprit, un "champion du catholicisme" et un marginal vis-à-vis de Rome. Millénarisme et philosophie de la nature se combinent dans une doctrine astrologique et magique, tout à fait caractéristique de son époque (qu’on songe à John Dee ou à la cour de Rodolphe II), malgré le rejet officiel de l’astrologie par les autorités de l’Église depuis la bulle Coeli et terrae (1586).

Décrit dans sa cohérence intellectuelle, très éloignée de la nôtre, son projet est ensuite saisi dans sa construction chronologique. L’analyse de ses poèmes montre que sa pensée religieuse, telle que Jean Delumeau tente de la rétablir, bascule en prison, autour de 1603. Sa conversion est explicitement liée par Campanella à des apparitions diaboliques et angéliques. On distinguerait alors une jeunesse où, très dépendant de Telesio, il est amené à défendre des propositions hérétiques aux yeux de Rome, parce que très anti-aristotéliciennes, qui lui valent, après la publication de son Philosophia Sensibus demonstrata, une première condamnation. Après 1603, et sans renier les grandes lignes de sa philosophie, il prétend toujours être dans le giron de l’Église. Son orthodoxie n’en reste pas moins suspecte tout au long de sa vie. Les débats sur la grâce, qui font rage avec les débuts de la querelle du molinisme, le mettent une fois de plus un peu en marge. Défenseur convaincu de la liberté du croyant à une époque où l’augustinisme gagne du terrain, ce qui, pour l’historien catholique qu’est jean Delumeau, reste l’un des meilleurs signes de sa modernité, il est comparé à un nouveau Pélage et accusé de nier le péché originel, sans être condamné.


De la pensée à l’action : le projet politique de Campanella

Ce projet trouve son fondement religieux dans les prophéties de son auteur, son but dans l’Atheismus trimphatus, son modèle dans l’utopie à venir de la Cité du Soleil et sa méthode dans les étranges miroirs des princes que constituent les deux Monarchies, d’Espagne et de France. Au-delà des prophéties, Campanella doit donc s’improviser conseiller politique. Dès 1593, il avait proposé ses services au grand-duc de Toscane, et probablement rédigé un Della monarchia dei christiani, premier traité aujourd’hui perdu sur son grand projet. La Monarchie d’Espagne expose dans ses aspects militaires, diplomatiques démographiques, économiques et administratifs la stratégie que le roi catholique doit suivre, notamment face à la France, pour réunifier la chrétienté sous son autorité et sous celle de Rome. Une fois certain que l’Espagne ne le suivra pas, et parce qu’il est accueilli en France, Campanella adapte son projet pour les Bourbons, dans la Monarchie de France, écrite vers 1634. Ce rôle de conseiller politique valut à Campanella la réputation d’être un machiavélien, alors qu’il a toujours souligné son horreur de "l’athée" Machiavel. Il n’en reste pas moins que sa Monarchie, au moins dans l’édition publiée par Shoppe, machiavélien convaincu, prête largement le flanc à la critique de ce point de vue. En définitive, et comme pour Aristote, le point de rupture fondamental avec Machiavel, souligne Delumeau, est à rechercher dans le millénarisme de Campanella, et la philosophie de l’histoire qui la soutient, rigoureusement incompatible avec celle du philosophe florentin. Plus que tout, Campanella aura été un prophète.


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