De très fines analyses des œuvres de deux artistes, Albrecht Dürer et Joseph Beuys, viennent réveiller à la fois notre regard et la manière de concevoir l’histoire de l’art.

Les Éditions de l’Atelier contemporain proposent des ouvrages indispensables aux bibliothèques d’art et d’histoire de l’art. Parmi ses collections, celle qui est intitulée : Studiolo. Ce terme, italien, désigne une sorte de cabinet de curiosités, consacré, certes, aux curiosités de la nature, mais surtout aux études artistiques. Un tel studiolo subsiste encore à Urbino. Cette collection regroupe donc des travaux de critiques et d’historiens d’art, recentrés, pour chaque volume, sur un artiste. Chaque publication est illustrée en noir et blanc.

Alain Borer, dans chacun de ces deux ouvrages, l'un sur Albrecht Dürer (1471-1528) et l'autre sur Joseph Beuys (1921-1986), adopte une ligne d’analyse semblable.  Un trait commun autorise encore cette association : l’un et l’autre de ces artistes s’intéresse à un lièvre. Dürer en dessine un, avec les tonalités et les nuances du cou que l’on connaît, et donne l’impression que l’on pourrait caresser sa fourrure moelleuse. Le désir s’y fait tactile. Beuys, de son côté, dialogue avec un lièvre mort dans ses bras, au cours de son enseignement.

Entre les prés de l’un et la métaphore de l’enseignement de l’autre, Alain Borer, poète, critique d’art, essayiste, rédacteur de ces deux ouvrages, déploie de très riches méditations. Il fait de ces deux œuvres, deux perspectives libératoires, à des titres différents bien sûr. Il y relève aussi des souffrances différentes, sans doute plus artistiques chez Beuys, des blessures rapportées à lui-même, en artiste blessé.

La Renaissance de Dürer

Que reste-t-il à écrire sur la Renaissance et sur Dürer ? Presque tout le monde a déjà vu la gravure Mélancolie, dont on a fait le symbole de ce moment historique et de Dürer, au point de méconnaître l’ensemble de l’œuvre. Sang d’encre, mauvais sang, allégorie du génie créateur ? Et que retenons-nous encore et toujours d’une période, la Renaissance, ramassée en un bloc homogène et insécable ? Or bloc homogène, la Renaissance ne l’est pas, même si on a pris l’habitude de rassembler tout ce monde sous le titre de « la galaxie Gutenberg ». En réalité, la Renaissance est plus contradictoire que beaucoup le croient, prise entre la figure du Grand architecte (Dieu revu et corrigé par le savoir), la foi en la science qui rend confiant, et l’alchimie.

Afin de détailler sa propre perspective sur la Renaissance comme sur le peintre, Alain Borer prend Dürer à témoin, un témoin sérieux, puisque peintre mais aussi écrivain. Grâce à l’immensité de sa production, examinée de très près, on doit bien pouvoir trouver un fil conducteur et la réponse à la question posée. En quel sens Dürer est-il un homme de la Renaissance, pleinement de son temps ? Une partie de la réponse tient en ceci : une volonté de s’emparer de tout, de procéder à l’inventaire analytique du monde, de découvrir le vaste monde par toutes les sensations qu’il peut offrir. Dürer prend part à l’extension des connaissances. Il s’avance à la découverte du monde, de la même façon et en même temps que les explorateurs, mais par le truchement de l’art. Aussi, propose Borer, peut-on appeler Renaissance l’élaboration infinie dans laquelle chacun peut se jeter, en y trouvant une satisfaction totale.

Ainsi en va-t-il de Dürer. Pour Borer, la peinture de Dürer n’est plus un art au « service de l’Église ». Elle contribue aux lumières qui se lèvent sur l’Occident. Même si beaucoup recourent encore à l’occulte, Dürer compris, aussitôt contredit par ses dessins des constellations qui font signe plutôt vers la thématique arts et sciences, et ses postulats euclidiens en peinture.

Mais plus subtilement encore, Borer fait tourner l’œuvre de Dürer autour des catégories suivantes : alcôves, regards visant des hommes, voyages, nature, curiosité, recherches sur le corps humain, statut des paysans, projet de monument commémoratif (1515, à la guerre des paysans). Ce qui emporte l’adhésion du lecteur, autour de ces catégories, c’est aussi le parti pris psychanalytique : avec étude de fantasmes, de statuts symboliques et, mises à part les vierges, le peu de femmes, etc.

Borer préfère ainsi saisir Dürer en « traverseur » de savoirs et en graveur, s’affirmant en tant que tel (y compris dans la lutte professionnelle concrète contre la contrefaçon et les plagiaires). C’est ainsi que Dürer franchit les barrières du dégel gothique. Il invente en art le « c’est moi » de l’homme moderne. S’affirme comme identité, prise de conscience de l’individu. Tels sont les autoportraits. Il en invente même le style, à l'âge de 13 ans. Et bientôt il s’agit d’un autoportrait christique, fier d’avoir créé son monde. La rivalité avec le Christ devient évidente, ce dernier étant jusqu’alors le seul à avoir droit au statut de l’identique. Et si le peintre se donnait comme Christ, afin de mieux se faire soi ?  

Reste évidemment la question de la sexualité. Sur ce plan, Borer privilégie une entrée dans les œuvres par les symboles. Sur deux gravures, il étudie la symbolisation que l’art nous révèle, celle de la sexualité justement. Il nous met sous les yeux ce qui devrait pourtant les crever, mais que personne ne voit. Meilleure manière finalement d’observer de près, non pas des figures artistiques, mais le geste de la curiosité qui faisait le pèlerin de la Renaissance. Une curiosité qui conduit l’auteur, par ses modalités, à rapprocher Dürer de l’empirisme au lieu de le coincer encore dans le néo-platonisme; comme on le fait souvent.

Un sommet, dans cette exploration : l’analyse des gravures de Quatre apôtres (1526). Borer examine les liens éventuels (ou non) avec Masaccio, Vinci, mais pour mieux rabattre ce travail sur la « façon allemande », dont il avoue qu’elle est difficile à définir, mais qu'elle est très marquée. Au risque de faire de Dürer un héros germanique, mais cette fois moins sacralisé que l’histoire courante de l’art ne le fait. Borer dispose d’un certain art de la désacralisation qui pourtant restitue à Dürer sa puissance dans l’histoire culturelle allemande.

Déploration de Beuys

Cet ouvrage-ci est d’approche plus latérale, parce qu’il résulte de premières versions ayant été publiées par le Centre Pompidou en 1994, et la Bibliothèque des arts en 2001. Il n’empêche, on y trouve, accompagnée de son iconographie indispensable, une thèse tout à fait percutante, portant sur les cercles concentriques du système du vitalisme messianique beuysien.

Ces cercles sont au nombre de quatre : le pédagogue, le berger, le thérapeute, le révolutionnaire. À placer en un ordre ascendant. L’œuvre de Beuys serait donc une œuvre qui se déploie par rhizome afin de provoquer des énergies et lever la menace qui pèse sur la santé de l’humanité. Bien sûr, on y retrouve l’Allemagne, autre trait commun de ces deux ouvrages sur Dürer et Beuys. Mais une Allemagne chaotique et fluctuante après la chute du nazisme, au cours de la reconstruction. Et Beuys s’y présentant en architecte d’un nouveau monde.

Borer prend donc au sérieux le discours de Beuys aux Allemands (parution en traduction française en 1997) : Par la présente, je n’appartiens plus à l’art. Ce qui est en jeu ? La notion d’art élargi, la question du passage de l’indéterminé au déterminé, le processus langue-sol-peuple, la reconstitution de la grande forêt teutonique, originelle, malade, décimée… C’est un discours universel que voudrait adresser Beuys par son animation eurasienne (puisée dans sa mythologie personnelle). Édificateur et édifiant, le projet beuysien se présente comme un espoir, mais aussi comme une nostalgie. C’est cela que Borer fait surgir sous nos yeux des œuvres de Beuys. Deux mouvements qui renvoient en dernier lieu au même mythe de la pureté, très allemand.  

Beuys serait-il un chaman de l’Art et/ou de l’Allemagne ? C’est ainsi qu’on le nomme. Pourquoi ? Parce qu’il y va dans son travail de la volonté de soigner les maux du monde, en faveur de la démocratie directe, de l’environnement et de quelques autres causes sociales. L’artiste invite chacun à contribuer à la guérison de la société. Le tout à partir d’une immense mythologie individuelle, renvoyant à des faits jamais vérifiés (le jeune engagé militaire sous le nazisme, l’avion abattu, en flamme, recueilli par une tribu qui utilise la graisse pour les soins, etc.). Cette mythologie produit des effets de vérité indispensables à connaître si l’on veut saisir l’œuvre de l’artiste. Mais aussi les éléments permettant de révéler à tout le monde une vérité originelle, qui se manifestera plus tard, et plus loin, au terme d’un cheminement. En tout cas, il s’agit bien de transmuer la vie quotidienne, chaotique, instable, chaude, matérielle, actuelle, en spiritualité.

Mais pourquoi une « déploration » de Joseph Beuys ? Sinon parce qu’une déploration consiste en une plainte lamentatoire. Disons, comme l’indique Alain Rey, qu'elle consiste en une manière de manifester des sentiments de douleur et de compassion à l’égard de ceci ou cela. Cette déploration-ci s’ouvre, à juste titre, par l’examen de la « baignoire » présentée par Beuys, en 1960. Elle sert de fil conducteur. Mais aussi les tableaux noirs : comme si Beuys reprenait tout à zéro, en partant de l’enfance et de la peinture, noire, monochrome, avant que le tableau ne devienne l’accessoire traditionnel du maître.

Son travail est conçu par Borer comme une énorme installation didactique. La pédagogie constituerait le noyau même de la conception artistique de Beuys. L’art comme enseignement et non l’enseignement de l’art. Et l’artiste, toujours présent, à l’œuvre. Jamais retiré d’elle. De là, le côté conférence permanente de Beuys, celui d’une pédagogie créatrice. Borer souligne avec pertinence que, chez Beuys, la parole se fait elle-même sculpture. Il précise : « la démarche de Beuys [est] tout entière à l’actualisation, en un acte (public) au présent, et par essence inachevé ».

Beuys n’est pas l’artiste de la table rase, mais celui de la reprise. Il parle à mots feutrés et développe son discours comme le fil de cuivre qu’il utilise (transmetteur). Comme s’il y avait équivalence entre langue et matériau, à l’adresse d’étudiants qu’il fait passer pour ses semblables. Bien sûr, à partir de cet axe, l’auteur détaille le statut de la graisse, le rapport de l’informe et de la forme chez Beuys, l’apprentissage des potentialités de la matière avant le jeu de la forme et son esthétisation. Et surtout, il rencontre la fameuse phrase de l’artiste selon laquelle chaque humain serait un artiste. Phrase controversée, bien sûr, tous artistes, ou chacun artiste dans son propre travail ? Borer a sa solution. Il nous renvoie à des œuvres : le rapport aux abeilles, l’aspect olfactif d’une œuvre par laquelle on est saisi par le nez et par le corps, en présence envahissante. Puis à l’ensemble du bestiaire : le lièvre, évidemment, mais aussi : cerf, chacal, cigogne, cygne, daim, élan, insectes, loup d’Amérique.

En conclusion, Borer nous fait revenir sur la question du soin chez Beuys. Démonstration accomplie par l’artiste en Amérique, avec un coyote (I like America…), laquelle est bien étudiée dans l’ouvrage. Ceci avant de terminer par une analyse précise du travail accompli par l’artiste en architecte du corps social capable de réanimer l’Allemagne.